Le sac de Liège en 1468, huit semaines en enfer
On pille, on dépouille, on viole, on pend, on égorge, on noie. Puis on brûle et on démolit. A l’ombre des seuls clochers épargnés par la fureur bourguignonne, Liège reprend miraculeusement vie.
Elle a toujours refusé de se donner à lui, elle est maintenant à sa merci. 17 novembre 1467, Charles le Téméraire pénètre en conquérant dans Liège. Il vient de vaincre son armée qui a abandonné 3 000 à 4 000 cadavres sur le champ de bataille de Brustem, non loin de Saint-Trond. Si le duc n’a pas encore juré la perte de ces irréductibles Liégeois, il est résolu à les mettre au pas. La sentence du Bourguignon sera terrible : murailles, lois, tribunaux, franchises, institutions communales, tout ce qui fait la fierté, la puissance et la liberté de Liège doit disparaître. Suprême humiliation, ses habitants seront privés de Perron, symbole sacré de leur autonomie communale depuis des lustres : direction Bruges, où le monument sera placé bien en vue devant la Bourse, au carrefour commercial des nations européennes. La lourde punition, loin de soumettre les Liégeois, ne fait que les pousser à bout. A peine le prince a-t-il le dos tourné qu’ils osent à nouveau comploter et même reprendre les armes, entraînés par des meneurs proscrits qui n’ont plus rien à perdre et naïvement charmés par les encouragements du sournois Louis XI.
En apprenant cette énième bravade, le Téméraire pique une colère épouvantable. Le voici de retour sur les lieux en octobre 1468 pour faire donner l’assaut le 31, en début de matinée. Un dimanche, jour du Seigneur : surpris, les habitants sont rapidement submergés par le nombre et incapables d’opposer une résistance digne de ce nom.
Tuerie sans nom
Malheur aux vaincus, le pire est à venir. La rage du Bourguignon ne peut s’apaiser au souvenir de l’affront subi la veille même de l’attaque : dans la nuit du 29 au 30 octobre, c’est de justesse que le duc a échappé, lui et son invité Louis XI, à la capture, voire à la mort, sous les coups d’un commando de Franchimontois classiquement estimé à 600 guerriers et qui était parvenu à pénétrer dans le campement.
Liège expiera donc son péché par les flammes, après quatre jours de pillage et de massacre de sa population. Les richesses sont emportées sans épargner les objets les plus sacrés, les femmes violées, les moniales profanées en dépit des instructions du Téméraire. Partout et jusque dans les églises, on égorge, on pend, on noie dans la Meuse : la fureur bourguignonne est sans bornes, elle aurait fait 4 000 à 5 000 victimes sur 20 000 à 25 000 âmes. Celles et ceux qui parviennent à échapper de cet enfer sont poursuivis, parfois rattrapés et massacrés jusque dans les forêts d’Ardenne.
Ce n’est pas encore assez. La vengeance du duc commande que la cité soit rayée de la carte. Le butin évacué, la destruction proprement dite débute le 3 novembre. Sept semaines durant, incendiaires et démolisseurs accourus du voisinage s’acharnent. L’historien Jean-Louis Kupper (ULiège) donne la mesure du drame qui se joue alors : » C’est plus qu’une ville, c’est toute une civilisation urbaine qui sombrait dans le vacarme de l’incendie « , lequel est visible jusqu’à Aix-la-Chapelle. Les habitants de Maastricht, éternels rivaux des Liégeois, sont invités à achever la sinistre besogne. Les rigueurs de l’hiver finissent par mettre fin au calvaire. Le Téméraire y a assisté jusqu’au 9 novembre.
Liège rebaptisée « Brabant »
Liège est à genoux. Le Bourguignon veut effacer jusqu’à son nom en faisant appeler » Brabant » ce qui reste de la cité. Car dans sa folie meurtrière, il a consenti à épargner les bâtiments ecclésiastiques : abbayes, collégiales, églises et annexes. » Par souci de ne pas s’exposer aux malédictions divines « , avance Jean-Louis Kupper. Cette entorse à son absence de pitié va suffire à faire renaître Liège de ses cendres. » On a cru longtemps, mais à tort, à une destruction totale de la ville. En fait, les églises restaient debout et certains faubourgs ont été davantage épargnés par le feu « , précise le médiéviste Alexis Wilkin (ULB). Seul un tiers du bâti urbain liégeois, qui compte alors 3 000 maisons, tient encore debout. Si le pouvoir bourguignon renonce à faire de Liège un désert, c’est pour y établir un centre de son pouvoir administratif et un camp retranché installé en Vinâve d’Ile.
La corruption de l’occupant aidant, » contre argent sonnant ou en échange de l’envoi de contingents militaires « , note Alexis Wilkin, la ville reprend vie. La mort brutale de son bourreau en 1477 desserre l’étau bourguignon et met fin à l’interdiction de repeuplement qui ne tolérait sur les lieux sinistrés que la présence de religieux. A l’ombre des clochers, autour de ces pôles de reconstruction économique et urbanistique que deviennent les lieux de culte, la cité peut commencer à panser ses plaies. Il faut mobiliser des ouvriers et des artisans pour réparer et entretenir tous ces bâtiments religieux. » Le tissu urbain se reconstruit rapidement. Cinq cents huttes ou cabanes refleurissent sur les gravats, la ville prend des allures de campement « , prolonge Alexis Wilkin. Cinq ans après le sac, l’habitat liégeois a repris ses droits. Et à la mi-juin 1478, dix ans après son enlèvement, le précieux Perron rentre au bercail et retrouve son socle, place du Marché, dans la liesse générale.
« Courtisée » de tous côtés, la principauté de Liège a eu fort à faire pour éconduire les prétendants qui lorgnaient sur son territoire de 5 700 km2 peuplé de 400 000 habitants à la veille de disparaître en 1795.
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Du sac à la « Cité ardente »
Liège a digéré et surmonté la pire catastrophe de son histoire. Son souvenir s’est perdu, non sans laisser quelques traces dans l’inconscient. 550 ans plus tard, c’est encore dans les têtes que ça se passe, estime l’historien Philippe Raxhon (ULiège) : » Le sac de 1468 pose la question du rapport complexe que le Liégeois entretient avec son urbanisme. Liège manque d’harmonie, quelqu’un a dit d’elle qu’elle » est le grenier du brocanteur « . Cette ville se détruit et se reconstruit vaille que vaille. Et ses habitants aiment évoquer les grands moments de destruction de leur cité pour s’autoflageller et se complaire dans un fatalisme historique. »
La ville autrefois martyre n’a pas tout perdu. Quatre bons siècles après sa destruction, elle y gagne l’immortel surnom de » Cité ardente « . » L’expression, issue du titre d’un roman historique paru en 1905, oeuvre du comte et homme politique Henry Carton de Wiart et qui fait référence à Liège livrée aux flammes par le Téméraire, est devenue un label à connotation positive « , commente Philippe Raxhon. » Cette expression signifie beaucoup de choses dans l’imaginaire liégeois : les Liégeois que l’on a cherché à avilir et qui, toujours, se relèvent. » Volontiers frondeurs, toujours ardents à la fête.
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