Le piétonnier à Liège, un dossier aussi ambitieux que prometteur… mais pavé d’obstacles
Alors que les travaux du tram s’apprêtent à chambouler l’espace public, une autre révolution se prépare à Liège, emmenée avec enthousiasme par le bourgmestre : la piétonnisation graduelle du centre-ville. Un dossier aussi ambitieux que prometteur, dont la mise en place fait l’effet d’un chemin pavé… d’obstacles.
C’est un secret de polichinelle, qu’il est d’ailleurs le premier à éventer lorsque la conversation dévie sur le sujet : Willy Demeyer n’a pas le permis de conduire. Si sa fonction s’accompagne d’une voiture pour l’amener d’un rendez-vous à l’autre, le bourgmestre socialiste de Liège confie toutefois se déplacer souvent à pied. » Cela engendre un autre regard sur la ville. Je suis pour un espace public à taille humaine, agréable pour les piétons. J’ai moi-même une vision pédestre de la ville : en voiture, je ne connais jamais les chemins, tandis qu’à pied, oui. »
Une motivation suffisante pour reléguer les voitures aux abords de la ville et rendre l’usage de celle-ci aux piétons ? Oui et non, car ainsi que l’explique Willy Demeyer, le projet va bien au-delà de ses préférences personnelles : » La piétonnisation va permettre d’accentuer la douceur de vivre, d’avoir un vrai centre-ville. C’est une belle opportunité pour les commerces et les terrasses, mais avoir une meilleure mobilité devrait également permettre de ramener des habitants dans le centre. »
Pour décongestionner Liège, il faut redensifier l’habitat dans le centre-ville.
Ces dix dernières années, le piétonnier liégeois a gagné un kilomètre et concerne actuellement soixante rues. Avec l’arrivée du tram, les rues Féronstrée et de la Cité ainsi que la place de la République française et les abords de l’Opéra marcheront également au pas, mais le bourgmestre voit plus loin et met en exergue huit zones qui pourraient agrandir les espaces dédiés aux piétons : les rue de la Madeleine, du Pont, des Mineurs, Potiérue et Hors-Château, les places Cathédrale et Xavier-Neujean ainsi que les abords de l’hôtel de ville. Soit un centre-ville majoritairement piéton, qui évoque immanquablement l’exemple réussi de Maastricht, où nombre de Liégeois vont d’ailleurs flâner. Reste que le chemin est long avant d’en arriver là, ainsi que le souligne la ministre Alda Greoli.
Sécuriser l’espace
La vice-présidente (CDH) du gouvernement wallon a beau être née à Spa, c’est à Liège qu’elle a choisi de s’établir, et si cette amatrice de randonnée confie se déplacer souvent à pied, pour elle, la piétonnisation du centre n’est pas sans défis. Au contraire. » Il faut être nuancé. En été, quand il fait beau, et plutôt entre 9 heures et 18 heures, les centres-villes piétons, c’est vraiment génial. Mais il faut que le sentiment de sécurité existe à Liège après 18 heures pour pouvoir favoriser la piétonnisation, et pour ça, il faut réinvestir le centre et l’étage des commerces. Un afflux d’habitants favoriserait doublement la piétonnisation, puisque le meilleur moyen de diminuer les problèmes de mobilité, c’est d’être proche de l’endroit où on veut aller, qu’il s’agisse du travail ou des loisirs. » Autrement dit, » pour décongestionner Liège, il faut redensifier l’habitat dans le centre-ville et favoriser le télétravail. Actuellement, seul 1 % des déplacements est fait à pied, et si on pouvait passer à 5 % d’ici à une dizaine d’années, ce serait idéal. »
Autre parti, autres chiffres : chez Vert ardent, on table plutôt sur une diminution de la part de la voiture de 30 % d’ici à 2030, ce que la conseillère communale Caroline Saal qualifie de » défi considérable, même si 60 % des Liégeois n’ont pas de voiture. Moins de deux tiers des déplacements se font en voiture à Liège, or c’est elle qui occupe la majorité de l’espace public. » Liège, mauvaise élève de la mobilité ? » Les décideurs politiques qui prennent des choix ambitieux en matière de mobilité sont plutôt rares, donc Liège n’est pas une mauvaise élève, mais pas une bonne non plus parce qu’on a accumulé beaucoup de retard, et on fait parfois les mauvais choix. Si on promet d’en faire plus pour la voiture, les piétons et les cyclistes à la fois, ça ne va pas marcher parce qu’on ne peut pas repousser les murs des maisons, donc il va falloir choisir. » Et se pencher sérieusement sur le dossier des parkings de délestage, dont tous les partis assurent la faisabilité, sans que leur aménagement soit pour autant mis en place.
Révolution en marche
Pour Gilles Foret, échevin MR en charge de la mobilité, le choix est fait : » Il faut revoir la hiérarchisation des moyens de transport, et mettre le piéton en priorité dans la prise de décision, puis la mobilité douce, ensuite les transports en commun et enfin seulement les voitures. » Une déclaration que l’on croirait sortie de la bouche de François Schreuer, militant urbain au sein de la coopérative politique Vega. La piétonnisation, un sujet qui transcende tant l’espace public que les démarcations politiques ? Non sans tiquer, Gilles Foret souligne que » les réseaux sociaux présentent souvent le MR comme un parti « tout à la voiture », mais depuis que je fais de la politique, j’ai toujours plaidé pour une complémentarité des moyens de transport « .
La ville ne fait que s’embellir avec le temps, mais pas sans souffrances.
D’autant qu’il rappelle ceci : » Liège a déjà la chance d’avoir un des plus grands piétonniers de Wallonie, donc il ne s’agit pas de révolutionner les choses mais bien d’aller plus loin « . Notamment, en rassurant les commerçants qui voient dans la piétonnisation une menace pour leurs boutiques, par exemple » en offrant la possibilité à ceux qui viennent faire leurs courses à Liège de se les faire livrer à vélo dans la journée, mais aussi en envisageant de petites navettes électriques pour que les personnes à mobilité réduite puissent se déplacer. Piétonniser le centre, ce n’est pas rendre les commerces moins accessibles, au contraire. »
Une position rassurante à laquelle fait écho Jean-Luc Vasseur, président du Commerce liégeois : » Ceux qui pensent qu’ils auront moins de clients à cause des piétonniers n’ont qu’à aller jeter un oeil à Maastricht. » Ou à la rue Pont-d’Avroy, rappelle Caroline Saal : » On dit que les gens ne feront plus de shopping à Liège s’ils ne peuvent pas se garer devant les magasins, mais c’est faux, il suffit de voir la rue Pont-d’Avroy, où il est impensable de faire à nouveau passer les bus aujourd’hui tant elle est noire de monde. »
A petits pas
Reste que le Liégeois est râleur, c’est là son moindre défaut. Et Willy Demeyer avoue que pour arriver à la piétonnisation, il sera aussi ardu de changer les infrastructures que les mentalités. » Il faut faire les choses en douceur à Liège. Si on prend l’exemple de la rue de la Casquette, on a organisé une consultation de tous, et c’est ce qu’on fait ici aussi. Des mesures transitoires sont également prévues durant les travaux du tram, par exemple une indemnisation pour le manque à gagner des commerçants. »
Car c’est là toute la complexité du projet : la piétonnisation du centre-ville va s’inscrire dans le cadre des travaux du tram, et de tout le lot de désagréments qu’ils vont entraîner pour les riverains et les commerçants. Pour éviter la sortie de route, Gilles Forêt appelle à la prudence : » La piétonnisation va se poursuivre, mais on ne peut pas charger la barque, parce que la priorité pour le moment c’est le chantier du tram, et il va durer quarante mois. Un centre-ville piéton pourrait améliorer la qualité de vie, mais aller trop vite maintenant alors qu’on va devoir digérer des travaux pendant plus de trois ans serait une erreur. » Ou peut-être un mal nécessaire.
Conscient des défis que le projet va présenter pour les commerçants, Jean-Luc Vasseur est philosophe : » Bien sûr que nous allons beaucoup souffrir avec les travaux du tram, mais par la suite, cela va entraîner un effet très positif sur l’économie de Liège. La ville ne fait que s’embellir avec le temps, mais pas sans souffrances. C’est un peu comme de la chirurgie esthétique : avant d’être beau, on doit supporter les cicatrices et les hématomes. » Une transition parfois un peu douloureuse, qui risque toutefois de transfigurer la ville : d’ici à 2022, Willy Demeyer annonce un piétonnier doublé, qui pourrait s’étendre in fine jusqu’à 15 kilomètres. Le changement est en marche.
Par Kathleen Wuyard et Clément Jadot.
Autre ville, autres combats. On se souvient de la mise en place en place du piétonnier bruxellois, à l’initiative d’Yvan Mayeur, alors bourgmestre de Bruxelles, et de la levée de boucliers qu’il a provoquée. Mais quelles leçons en tirer ? Pour Régis Dandoy, chercheur en science politique à l’université de Gand, qui a suivi la polémique de près, il s’agit avant tout d’un acte manqué. » On a perdu beaucoup d’énergie et de temps. Une bonne partie des acteurs était en faveur du piétonnier, mais on est passé à côté de cet enthousiasme. Même si le piétonnier devient un succès un jour, tout le monde se souviendra des problèmes que ça a créé sur le plan de la sécurité publique ou des faillites. »
Selon lui, c’est surtout le manque de concertation entourant le projet qui a posé problème. Comme l’explique le politologue, l’enjeu a, dès le départ, engendré une forte polarisation, avec des soutiens marqués dans les deux camps ; mais ce qui a envenimé le débat, c’est le manque de communication d’Yvan Mayeur : » Le piétonnier bruxellois était une décision du bourgmestre qui s’est faite sans concertation, ni avec l’opposition, ni avec les commerçants, ni avec les habitants. On ne fait pas de changement avec des initiatives individuelles. »
Il n’en demeure pas moins que bon gré mal gré, le piétonnier est symptomatique d’un changement de cap, même si la route reste longue. » On a par le passé été trop loin dans le développement de la voiture. Bruxelles doit devenir une ville du xxie siècle et ça implique un meilleur équilibre. Celle-ci doit prendre moins de place. »
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