Le Jardin botanique de Meise, inespérément apaisé
Meise, son Jardin botanique flamandisé dans la douleur où continue de s’activer sans heurts une minorité francophone de chercheurs. Le Vif/L’Express a poussé la grille de ce discret et étonnant modèle de cohabitation pacifique nord-sud.
S’il lui arrive encore de faire parler de lui, c’est pour la floraison aussi rare qu’éphémère – 72 heures – de son arum titan. Le végétal géant venu de Sumatra en 2008 assure quasi chaque année le spectacle et, des quatre coins du pays, on se rend au Jardin botanique pour flairer l’odeur nauséabonde de viande avariée que la plante dégage pour l’occasion. Flamands ou francophones, tous les nez en sont incommodés.
A Meise, Dame nature a repris ses droits. Evaporé, le parfum de guerre communautaire qui a empesté le quotidien du jardin jusqu’à le plonger dans un état proche de la décomposition. Douze ans d’impasse institutionnelle et des palabres à n’en plus finir et puis ce qui devait arriver arriva, à la faveur de la sixième réforme de l’Etat: début 2014, les couleurs nationales étaient baissées et le seul pavillon flamand hissé sur ce haut lieu de la botanique belge et mondiale qui s’étale sur 92 hectares de terre flamande en bordure de la frontière linguistique, à trois kilomètres à peine de l’Atomium.
Les francophones auront bataillé ferme pour que la logique du droit du sol ait ses limites. Ils finirent par décrocher le maintien d’un petit coin de Fédération Wallonie-Bruxelles (FBW), sous la forme d’une présence humaine au sein d’une institution intégralement transférée à la Région flamande. Vraie singularité institutionnelle et joli pari sur l’avenir. Au moins se réjouit-on d’avoir évité le pire: un « Walen buiten » bis qui aurait signifié le dépeçage d’un patrimoine scientifique inestimable, riche de quatre millions de pièces rassemblées et entretenues avec amour depuis plus de deux siècles. La lutte fut souvent homérique, les questions existentielles poussées jusqu’à l’absurde: de quel passeport serait donc pourvue la petite graine issue d’une plante jusqu’alors fédérale mais désormais arrosée à l’eau flamande par un jardinier flamand? Le passé est le passé. Ne subsiste que le souvenir d’avoir partagé avec la scission de BHV le record de longévité d’un bras de fer communautaire.
Un coin de Fédération Wallonie-Bruxelles dans un Jardin flamandisé, c’est possible.
Tout ça ne nous rendra pas le Jardin
2021, an VIII de l’ère du « plantentuin waar Vlamingen thuis zijn ». Et pour 31 francophones – 13 chercheurs et 18 non-scientifiques – si la sensation de se sentir encore vraiment chez soi s’est perdue, ce n’est pas non plus l’exil en milieu hostile. Sacré soulagement, agréable surprise. « Nos conditions de travail se sont révélées bien moins dramatiques que ce que nous pouvions craindre avant le transfert du jardin à la Flandre », assure Jérôme Degreef, pas mécontent d’avoir été démenti. Car en pleine tourmente communautaire, ce mycologue avait confié au Vif (le 4 janvier 2008, voir article lié ci-dessous) ses craintes du lendemain. Celui qui est aujourd’hui directeur scientifique et à ce titre l’unique voix francophone au sein du comité de direction du Jardin, se plaît à souligner l’entente cordiale et la coexistence toute pacifique entre communautés. Pas de propos désobligeants à signaler, ni manifestations d’animosité ou volonté sournoise de mettre des bâtons dans les roues à déplorer. Au sein de la petite colonie de la FBW implantée au milieu de 150 néerlandophones, on confirme le constat du chef, même si perle ici et là une larme de regret: tout ça ne nous rendra pas le Jardin botanique, « nous, on ne fait plus partie du personnel du Jardin, on ne fait qu’y travailler ». Il a fallu s’accommoder de certains détails qui marquent la différence: deux règlements de travail, un surcroît de paperasserie administrative, l’une ou l’autre procédure contrariante.
Lire aussi: Un Jardin en pleine jungle belge
Mais c’est la découverte d’une Flandre accueillante et pas tracassière qui l’emporte. Une Flandre qui sait même se montrer généreuse lorsqu’elle prend en charge les frais de fonctionnement et de matériel des francophones. Qui ne craint pas de confier à des mains francophones la gestion du parc informatique du site, signe que la confiance règne. Qui sait aussi apprécier à sa juste valeur ce que les chercheurs de la Fédération Wallonie-Bruxelles apportent au rayonnement scientifique du plantentuin. La charge salariale flamande s’en trouve notablement soulagée: « Nous ne sommes pas un poids pour l’institution. Nous lui rapportons même plus que ce que nous lui coûtons« , confie un scientifique made in FWB.
Miracle à Meise. Un havre de courtoisie linguistique y à pris racine, entre scientifiques connus pour être des gens de bonne composition et rompus à l’usage intensif de l’anglais dans leur travail, vertu fort utile quand il s’agit de contourner le délicat écueil de l’emploi des langues nationales. « C’est la science qui a vaincu », résume un chercheur.
Mention spéciale au big boss des lieux, évidemment néerlandophone. Steven Dessein, 44 ans, lui-même chercheur au long cours qui a fait ses classes à Meise, est salué pour son sens de l’écoute, complimenté pour son respect de la minorité protégée et sa maîtrise de la mécanique institutionnelle. Car si la FWB n’a plus trop son mot à dire à bord de la fusée, à part payer les salaires de son personnel et veiller sur la valorisation de sa recherche sous le label francophone, elle garde une voix au sein du conseil d’administration – deux représentants sur neuf membres – et d’un comité scientifique où font jeu égal les universités francophones et néerlandophones. Sans parler du rouage fédéral qui met encore son grain de sel en dépêchant une fois l’an des émissaires pour s’assurer que le patrimoine du défunt Jardin national botanique de Belgique, comme son herbier géant et sa bibliothèque de 200 000 ouvrages, dont des publications datant du xve siècle, ne courent aucun danger. Jusque dans les hautes sphères, on ne mentionne nul besoin de hausser le ton ou de taper du poing sur la table pour défendre son pré carré. Steven Dessein, dans son rôle de jeteur de ponts, a le triomphe modeste. « Je suis un optimiste de nature, j’ai toujours pensé que le processus se passerait bien. Le fait que les deux Communautés aient été rendues responsables a accru leur intérêt pour le Jardin. »
Chacun à sa place, bien sûr. Et à Meise, celle de la Flandre est d’être installée aux commandes. Logique pour un propriétaire des lieux. Elle n’a d’ailleurs pas tardé à marquer son territoire, pressée de rompre avec les années de léthargie endurées sous cloche fédérale. Le Jardin botanique fait peau neuve, file droit vers un « Plantentuin 2.0 ». Nouveaux bâtiments d’accueil pour visiteurs avec magasin de souvenirs ; complexe de serres flambant neuf baptisé de Groene Ark – l’Arche verte – soit plus de sept mille mètres carrés d’espace multifonctionnel ; nouveaux jardins, y compris un espace dédié aux plantes culinaires qui sera adjoint à un restaurant ; un labo du bois, unique en son genre. Au total, 103 millions d’euros flamands ont été programmés pour convertir, d’ici à 2026, l’ancien monument fédéral en péril en une attraction touristique de premier plan aux portes de Bruxelles. Car si la recherche savante c’est bien, et pas question d’ailleurs de renoncer à être une référence scientifique de niveau mondial, drainer la grande foule peut rapporter (très) gros.
Plus de 183 000 visiteurs en 2019, deux fois plus qu’en 2011.
Pacification à ne pas trop ébruiter…
Le Jardin botanique à l’heure flamande est déjà une affaire qui marche. Qui aligne les records d’affluence avec plus de 183 000 visiteurs enregistrés en 2019, deux fois plus qu’en 2011 lorsque l’horloge tournait encore à la cadence fédérale. Objectif pour 2024: le cap des 250 000 fréquentations. La Flandre aménage à grands frais une nouvelle vitrine de sa réussite sous les yeux de ses résidents francophones, avec une Fédération Wallonie-Bruxelles au balcon, étrangère à ces investissements. Et un rien bluffée par la métamorphose en cours? « On pourra toujours regretter le transfert du jardin à la Flandre mais on ne peut que constater qu’il y a plus d’argent qu’auparavant, que l’infrastructure est valorisée, la gestion excellente, l’accès des universités francophones aux collections garanti et que les craintes de voir la recherche scientifique délaissée ne se sont pas vérifiées », assure Véronique Halloin, secrétaire générale du Fonds de la recherche scientifique-FNRS et jusqu’il y a peu membre du conseil d’administration du Jardin. On se surprend à se demander si la Communauté française chroniquement désargentée aurait trouvé les moyens à consacrer à une telle renaissance…
Bilan? Un bel exercice de décrispation communautaire, accompli de surcroît sous la tutelle de ministres N-VA, Ben Weyts hier, Zuhal Demir aujourd’hui. Mais le devoir de vigilance reste de mise. Le mandat d’un directeur n’est jamais éternel, celui de Steve Dessein court jusque 2026. Des agendas politiques sont aussi faits pour être cachés. « La N-VA nous tolère mais elle sait rentrer ses griffes quand il le faut. Il y a encore le musée de Tervuren (NDLR: Musée royal de l’Afrique centrale, établissement fédéral situé en Brabant flamand) à récupérer », nous fait-on remarquer. Et quand auront disparu les postes de niveau C et D de la FWB – électriciens, jardiniers – voués à extinction, « il n’y aura plus qu’une quinzaine de scientifiques francophones perdus dans la masse. Vous trouvez ça une réussite? », interpelle un chercheur moins enchanté par le conte de fées.
Pour l’heure, le site n’est troublé que par les pelleteuses en action. Jamais de vociférations aux portes du domaine ni de calicots rageurs accrochés aux grilles, aucune envolée furibarde dans un hémicycle parlementaire. Ce rare modèle de cohabitation harmonieuse entre francophones et flamands passe sous les radars des flamingants les plus endurcis et les plus exaltés. Mieux vaudrait, nous invite d’ailleurs un scientifique, ne pas trop ébruiter cette incitation à ne pas désespérer de ce pays: « Et vous voulez rappeler aux sympathisants du Vlaams Belang notre existence en plein territoire flamand? » Pour continuer à vivre heureux, certains recommandent de vivre cachés. Et de noyer son chagrin en silence.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici