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« Le gouvernement De Croo est celui du quitte ou double pour la Belgique »

Olivier Mouton Journaliste

Caroline Sägesser, chargée de recherche au Crisp, publie un dossier tirant les leçons de la formation du gouvernement fédéral. La crise était plus profonde qu’elle ne l’était en 2010-2011, mais un dynamisme semble voir le jour. A confirmer: l’enjeu est de taille face au nationalisme flamand.

Vous écrivez dans la conclusion de votre dossier du Centre de recherche et d’information socio-politiques (Crisp) que le gouvernement De Croo a en réalité mis fin à la plus longue crise politique de l’histoire du pays: 662 jours!

Oui, ce n’est pas le point de référence que l’on prend le plus souvent, mais pour ma part, il me saute aux yeux. Depuis la chute du gouvernement Michel, consécutif au départ de la N-VA en décembre 2018, le pays n’a plus eu de gouvernement qui soit simultanément de plein exercice et majoritaire. Un autre point important que l’on ne cite pas assez, c’est le fait d’avoir eu un fonctionnement sous le régime des douzièmes provisoires durant deux années budgétaires. Le gouvernement Michel est tombé avant d’avoir pu conclure le budget 2019 et il n’y a pas eu de budget 2020.

La perception de cela a été tronquée par l’épidémie de coronavirus et par la mise en place d’un gouvernement Wilmès II pour la gérer, mais celui-ci était minoritaire. Il a disposé de pouvoirs spéciaux, c’est vrai, mais ceux-ci étaient très limités à la gestion de la crise sanitaire. J’ajoute, même si c’est une parenthèse, que les mesures les plus spectaculaires qui ont été prises, à savoir les arrêtés de confinement, l’ont été en dehors des pouvoirs spéciaux. Cela laisse quand même songeur par rapport aux pouvoirs d’un ministre de l’Intérieur, même s’il était sans doute difficile pour le Conseil d’Etat de frapper une telle décision de nullité.

Vous précisez aussi que cette crise de 2019-2020 fut plus structurelle encore que celle de 2010-2011, au cours de laquelle on avait pourtant évoqué la disparition du pays…

Cette crise-ci était plus sournoise et plus dangereuse, en effet. Lors de la crise précédente, on pensait que l’existence du pays était en jeu, alors que ce n’était en réalité que le périmètre de la réforme de l’Etat. On pensait que suite à cela, il serait possible de remettre le pays sur les rails, sans prendre la mesure de la difficulté désormais structurelle à mettre en place un gouvernement fédéral. Rien ne dit d’ailleurs que ce sera plus facile en 2024, tant les problèmes structurels sont importants: émiettement des sièges à la Chambre, montée de l’extrême droite et de la gauche radicale, défi important posé par le nationalisme flamand, qu’il soit démocratique ou pas…

Nous sommes arrivés à un moment de maturité, dans le sens négatif du terme, d’un système où il n’y a plus de parti politique à l’échelle nationale: c’est un cas unique, qui témoigne d’un manque de confiance dans l’avenir de ce pays. Les deux premiers partis de Flandre n’ont pas d’alter ego du côté francophone et se retrouvent aujourd’hui dans l’opposition fédérale, c’est un problème majeur. Sans la nécessité de gérer la crise sanitaire du coronavirus et ses conséquences, aurait-on pu mettre en place un gouvernement fédéral? Je n’en suis pas convaincue. La crainte d’élections anticipées a également joué un rôle, avec la perspective pour plusieurs partis d’essuyer des pertes importantes.

Un autre constat que vous posez est celui de la marginalisation du roi, durant cette crise.

C’est effectivement une évolution significative. De manière générale, d’ailleurs, le rôle de l’institution monarchique a diminué ces dernières années de façon très subreptice. Il n’y a pas eu de réduction formelle des pouvoirs du roi comme ce fut le cas pour le Grand-duc au Luxembourg, par exemple. On avait évoqué la suppression de la signature royale des lois après la crise de l’IVG, en 1990, mais rien n’a été décidé en ce sens et nous conservons une Constitution où les pouvoirs du roi sont larges. Or, ici, dans ce processus de formation gouvernementale, cette diminution fut flagrante.

Ce qui m’a particulièrement frappé, c’est le fait que l’on connaissait pratiquement toutes les décisions royales avant qu’elles ne soient communiquées par le palais. Il fut frappant aussi de voir les présidents du PS et du SP.A, Paul Magnette et Conne Rousseau, reprendre les négociations en mai dernier sans que le palais ne soit impliqué. Globalement, si personne ne soutient que le Roi a eu une influence négative sur le processus de formation du gouvernement, il n’apparaît pas non plus qu’il en ait facilité l’aboutissement. Si à l’avenir les négociations fédérales se déroulaient directement entre présidents de parti, à l’instar de ce qui se pratique déjà – avec succès – dans les entités fédérées, rien n’indique qu’elles en seraient compliquées ou (encore) plus lentes. Cela dit, si le roi n’a pas joué un rôle majeur en apparence, on ne sait pas fondamentalement ce qui s’est joué lors des colloques singuliers: les négociations restent marquées par un grand manque de transparence.

Tout le processus, d’ailleurs, était marqué par ce manque de transparence et m’a semblé singulièrement dénué de contenu. On a beaucoup lu d’analyse sur l’arithmétique électorale ou sur la personnalité des négociateurs, moins sur le contenu même de l’accord qui donne l’impression de contenir pas mal de zones d’ombres comme en témoignent d’ailleurs les débats actuels sur la fiscalité ou sur la sortie du nucléaire.

Ce qui est étonnant, c’est que si la crise fut longue, la formation en tant que telle de la Vivaldi a eu lieu en un temps record, non ?

Quel contraste, en effet, entre la lenteur des pré-négociations et la rapidité avec laquelle elle se sont conclues autour de cette date butoir des six mois du gouvernement Wilmès II. Rien n’imposait d’ailleurs ce rythme infernal sur le plan constitutionnel, rien n’empêchait de fixer un horizon un peu plus souple. Cette pression a permis d’aboutir, peut-être explique-t-elle aussi le flou sur certains points de l’accord dont je parlais, en plus du fait que la nécessité de mettre d’accord sept partis, ce qui est un record dans notre pays, impliquait sans doute que chacun s’y retrouve. Cette feuille de route un peu trop large pourrait d’ailleurs générer des tensions en cours de législature.

Vous écrivez pourtant: « Le caractère novateur du gouvernement De Croo a contribué à générer une dynamique de changement, qui s’est incarnée également dans le contenu et le ton de la déclaration gouvernementale. »

C’est l’impression que cela me donne, j’ai en effet été heureusement surprise de voir un souffle nouveau dans cette déclaration en dépit de toutes les difficultés dont nous avons parlé. Ce qui me frappe, par exemple, c’est la volonté de consulter au-delà des cercles politiques et d’écouter la société civile pour envisager une réforme de l’Etat. Cela restera peut-être un voeu pieux, mais les ministres en charge des réformes institutionnelles semblent travailler dans ce sens. Ce nouveau souffle pourrait aussi se concrétiser dans le fait qu’on ne parlerait plus seulement de transferts de compétences, qui seraient possibles dans un sens ou dans un autre, mais bien d’une volonté de rendre l’Etat plus efficace.

Le gouvernement De Croo est un peu celui du quitte ou double pour l’avenir de la Belgique. Il a déjà le mérite d’exister et cela pourrait constituer un ciment entre les sept partis qui le composent, conscients de la nécessité de vendre la crédibilité de ce projet belge auprès des électeurs flamands. Un élément de fragilisation pourrait d’ailleurs être la nécessité pour le CD&V et l’Open VLD de s’exprimer plus directement à l’attention de l’opinion publique de droite en Flandre. La capacité des présidents de partis à ne pas jouer les belles-mères sera un autre élément clé pour la réussite de ce gouvernement, et l’on voit que ce n’est pas toujours évident pour eux de ne pas le faire.

Ce gouvernement est un quitte ou double, dites-vous, il fixe d’ailleurs bon nombre de ces politiques à l’horizon 2026 ou 2030, symbolique car on devrait fêter le bicentenaire du pays.

Oui, c’est très symbolique, raison supplémentaire donnant à penser que c’est un peu le gouvernement du stop ou encore. Il dispose d’un spectre politique très large et la principale pierre d’achoppement entre la gauche et la droite, la question budgétaire, est neutralisée dans l’immédiat en raison de l’épidémie de coronavirus et de la décision européenne de relâcher les contraintes dans ce domaine. Bien sûr, d’ici 2024, cela risque de changer, la crise sanitaire devrait être gérée et l’on devrait reparler de la nécessité de revenir à l’équilibre budgétaire. Mais cela offre des possibilités d’agir.

Caroline Sägesser, La formation du gouvernement De Croo (mai 2019 – octobre 2020), CRISP, Courrier hebdomadaire, n° 2471-2472, 84 p. Renseignements et commandes : www.crisp.beinfo@crisp.be

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