Le curieux « prêt » de 200 000 euros de Land Invest à Alain Mathot
En 2016, par le biais de prêts en cascade suivant l’axe Liège-Anvers-Seraing, 200 000 euros issus du fonds de pension Ogeo Fund se sont retrouvés sur un compte bancaire contrôlé par Alain Mathot, député fédéral PS et ex-bourgmestre sérésien. Pourquoi le risque ultime lié à ce prêt privé – qui vient juste d’être remboursé – incombait-il aux pensionnés liégeois dépendant d’Ogeo Fund?
Liège-Anvers-Seraing. Non, il ne s’agit pas d’une nouvelle course cycliste de printemps. C’est l’étrange trajet suivi par 200 000 euros issus du fonds de pension Ogeo Fund, qui se sont in fine retrouvés dans l’escarcelle du député fédéral socialiste Alain Mathot.
Officieusement, il s’agit d’un prêt accordé par un ami, par sociétés interposées, en vue de réaliser un investissement immobilier. Mais l’origine des fonds, le chemin que cet argent a emprunté, l’identité de la personne qui signe l’emprunt et le non-paiement des intérêts la première année sont autant d’éléments qui suggèrent que l’on est en présence d’un prêt très étrange.
Et quand Alain Mathot nie par écrit l’existence même de ce prêt, alors que nous disposons du contrat, on se dit qu’il y a quelque chose de vraiment anormal qui s’est une fois de plus joué, en 2016, avec l’argent des pensionnés liégeois d’Ogeo Fund.
Signé par sa maman
La page de garde volante du contrat de prêt que Le Vif/L’Express et le site flamand d’informations Apache publient ne laisse planer aucun doute sur l’identité de celui qui renvoie, au prêteur, le contrat signé en bonne et due forme : « De la part et avec les compliments de Alain Mathot (sic). » Pourtant, ce n’est pas le député fédéral socialiste, à l’époque aussi bourgmestre de Seraing, qui signe ce contrat daté du 11 mai 2016 et rédigé en néerlandais : c’est sa maman, Ghislaine Maurissen.
Elle signe au nom de leur société immobilière Almaure (contraction d' »Alain » et « Maurissen ») qui détient l’immeuble rue Ferrer à Seraing que le fils et la mère occupent. Ghislaine Maurissen est elle-même administratrice d’Almaure depuis 2003 et présidente du conseil d’administration. Alain Mathot, lui, est l’administrateur-délégué de la société à la gestion journalière.
L’autre partie signataire du contrat est Marc Schaling pour la société Elba Advies. Pour rappel, Elba Advies et Ogeo Fund étaient, jusqu’en mai 2018, actionnaires à hauteur de 50 % chacun de Land Invest Group (LIG), la société de promotion immobilière anversoise au coeur du Land Invest Gate. Marc Schaling était alors administrateur et actionnaire d’Elba (60 %) aux côtés d’Erik Van der Paal (40 %). Ce dernier est très proche de Bart De Wever, le patron de la N-VA, et il considère Alain Mathot comme son « meilleur ami wallon ».
5 % d’intérêts par an
Le contrat est très clair: « Le prêteur (Elba Advies) prête à l’emprunteur (Almaure) un montant de 200 000,00 EUR (deux cent mille euros). Ce montant de 200 000,00 EUR sera mis à la disposition de l’emprunteur au plus tard le 12 mai 2016 au moyen d’un virement sur son compte Nagelmackers (…). » Il s’agit d’un prêt d’une durée de trois ans : « La date d’expiration du prêt est le 12 mai 2019. » Quant au taux d’intérêts, il est fixé à 5 % par an: « Les intérêts sont payés annuellement à terme échu, le premier paiement étant effectué le 12 mai 2017. L’intérêt annuel sera de 10 000 EUR. »
Le contrat précise encore qu’une avance sur ce prêt a déjà été consentie. « L’emprunteur reconnaît avoir déjà reçu un paiement initial de 60 000 euros (soixante mille euros) en novembre 2015. Le solde de 140 000 EUR (cent quarante mille euros) sera mis à la disposition de l’emprunteur sur le compte Nagelmackers susmentionné au plus tard le 12 mai. »
Selon Erik Van der Paal, ces 60 000 euros versés fin 2015 à la société d’Alain Mathot l’ont été non pas par Elba Advies, mais par une autre société du lobbyiste anversois : Jena Holding. Toujours selon Van der Paal, cette dernière a ensuite transféré à Elba cette créance de 60 000 euros qu’elle détenait sur Almaure. Ça a l’air d’un détail, mais si le lobbyiste anversois dit vrai, cela montre que ce premier prêt de 60 000 euros est un prêt purement privé entre Erik Van der Paal et son ami personnel Alain Mathot, via deux sociétés privées. Les choses vont changer ensuite.
Le risque refilé aux pensionnés
En effet, des documents comptables de LIG indiquent qu’Elba Advies a elle-même emprunté 200 000 euros à LIG pour les prêter ensuite à Almaure. C’est d’autant plus curieux qu’au moment du prêt, en mai 2016, Elba Advies vient de toucher 528 000 euros de « dividendes préférentiels » de la part de LIG. Le versement de ces dividendes a été approuvé par l’assemblée générale du 29 avril 2016, peut-on lire dans les comptes annuels de LIG. Elba avait donc des liquidités. Pourquoi dès lors avoir emprunté 200.000 euros à LIG au taux de 5 %? « Pour des raisons purement comptables », répond Erik Van der Paal, sans convaincre.
Dans les faits, ce prêt privé d’Elba à Almaure repose désormais sur les épaules de LIG dont Ogeo Fund, qui gère les pensions de plusieurs intercommunales publiques, est à la fois l’actionnaire (à 50 %) et le « banquier » (plus de 60 millions d’euros prêtés à LIG entre 2011 et 2016). Pourquoi le risque ultime lié à ce prêt privé, en cas de non-remboursement ou de faillite d’Almaure ou d’Elba, incombe-t-il désormais aux pensionnés liégeois dépendant d’Ogeo Fund? Qu’est-ce qui justifiait que LIG prête cette somme à Elba pour Almaure? Et qui a pris cette décision plus que discutable sur le plan de l’éthique?
Almaure mauvais payeur
Car dans les faits, les choses ont plutôt mal commencé. On l’a vu, la première tranche d’intérêts de 10 000 euros devait être payée par Almaure à Elba pour le 12 mai 2017. Problème : Almaure n’a pas payé. Du coup, par ricochet, Elba n’a pas non plus payé LIG. Neuf mois plus tard, fin janvier 2018, cette créance apparaissait toujours dans la comptabilité de LIG. Mensualisée, elle se chiffrait à 18 187,40 euros comme le montrent les extraits comptables que nous publions. Ce montant comprend les 10 000 euros d’intérêts non payés au 12 mai 2017, plus les intérêts dus du 13 mai 2017 au 31 janvier 2018, soit 8 187,40 euros.
Richard Schaap, qui était le responsable financier de Land Invest Group, commente ces extraits : « Ce que vous voyez est une créance sur le bilan de LIG. C’est logique : LIG a prêté 200 000 euros à Elba et Elba a transféré ce prêt à Almaure. Elba doit recevoir des intérêts d’Almaure sur son prêt et LIG doit donc recevoir le même montant d’intérêts de la part d’Elba. Elba n’a rien gagné dans cette opération. Elba était juste un intermédiaire. Comme nous l’avons mentionné, Almaure n’a jamais payé les intérêts et par conséquent, une créance de LIG sur Elba était toujours au bilan. Donc, à la fin, c’est Elba qui a été désavantagée. Elba n’a jamais perçu d’intérêts d’Almaure mais devait quand même payer des intérêts à LIG. »
C’était vrai jusqu’à ce que Jeff Cavens, du groupe immobilier Triple Living, vienne tout chambouler en rachetant Elba Advies à Marc Schaling et à Erik Van der Paal, au cours du premier trimestre 2018. C’est donc à lui que la société d’Alain Mathot devait rembourser pour ce 12 mai 2019, date d’échéance du prêt, les 200 000 euros de capital et les trois fois 10 000 euros d’intérêts annuels. « Le prêt et ses intérêts ont bien été remboursés, nous a-t-il confirmé. Pour le reste, je n’ai pas de commentaire à faire par rapport à ce sujet du passé. »
Déclarations divergentes
En 2016, quand le prêt de LIG à Elba est octroyé au bénéfice d’Almaure, Ogeo Fund disposait de trois administrateurs chez LIG: Emmanuel Lejeune (membre du comité de direction d’Ogeo), Valérie Dardenne (architecte pour Ogeo) et Michel Stultiens (ex-directeur général de la commune de Seraing et proche d’Alain Mathot). Valérie Dardenne était en outre membre du comité de direction de LIG aux côtés d’Erik Van der Paal et de Marc Schaling. Sur le prêt de 200 000 euros de LIG à Elba, les déclarations de ces différents protagonistes divergent complètement.
L’actuel numéro un d’Ogeo Fund, Emmanuel Lejeune, affirme qu’il n’avait jusqu’ici « pas connaissance » de l’existence de ces prêts en cascade. Même son de cloche du côté de Valérie Dardenne : « Je n’étais absolument pas au courant de ce prêt [de LIG à Elba] », nous dit-elle. « Je ne sais pas de quoi il s’agit », réagit pour sa part Stéphane Moreau, ami proche d’Alain Mathot et président du comité de direction du fonds de pension en 2016 quand le prêt a été accordé. Michel Stultiens n’a pas pu être joint.
« Mais bien sûr qu’Ogeo Fund était au courant du prêt de LIG à Elba !, s’insurge Erik Van der Paal. Ce prêt a été validé par le comité exécutif de LIG dont Valérie Dardenne était membre. Et même si elle n’était pas présente, comme souvent, elle a dû signer la feuille reprenant les décisions prises. La décision pour accorder un prêt d’un tel montant a bien entendu été motivée. J’ajouterais que jamais les représentants d’Ogeo au CA de LIG n’ont posé la moindre question concernant ce prêt qu’ils connaissaient tous. » Marc Schaling, qui a signé pour Elba le contrat de prêt à Almaure, abonde : « Emmanuel Lejeune et Valérie Dardenne étaient parfaitement conscients de l’existence de ces prêts . »
Un PEP inculpé pour corruption
Et le principal intéressé, Alain Mathot ? Interrogé à plusieurs reprises, il nie l’existence même du prêt de 200 000 euros accordé par Elba à sa société Almaure. Un contrat pourtant signé par sa propre maman, dont nous avons authentifié la signature et le numéro de compte bancaire d’Almaure. Un contrat qu’il a personnellement transmis avec ses « compliments » à Marc Schaling. Un contrat que confirme son ami Erik Van der Paal. Un contrat qui apparaît noir sur blanc dans la comptabilité de LIG en 2017 et 2018.
Malgré ces preuves matérielles, Alain Mathot nous a répété systématiquement que nos informations et/ou les documents en notre possession (qu’il n’a pas vus) contiendraient « des erreurs », lesquelles ne lui seraient « pas imputables ». « Je vous re-re-répète qu’Almaure n’a PAS eu de relation contractuelle avec Elba Advies. Et je vous répète enfin qu’Almaure a TOUJOURS respecté ses obligations contractuelles et que c’est évidemment encore le cas ici, à tous points de vue », assène-t-il dans son dernier message.
Pourquoi Alain Mathot a-t-il sollicité auprès de son ami Erik Van der Paal un prêt de 200 000 euros à un taux de 5 %, alors que les banques offraient des taux bien plus attractifs au même moment ? « Peut-être parce que les banques hésitent à prêter à Alain Mathot », nous souffle un proche de l’ex-bourgmestre de Seraing. Une chose est sûre : Alain Mathot est ce que les banques appellent un « PEP », c’est-à-dire une personne exposée politiquement. Un client sensible, potentiellement « à risque » pour la banque. Etant donné son inculpation pour corruption passive en novembre 2011 dans le cadre de l’affaire du marché public truqué pour la construction d’un incinérateur à Herstal, il est effectivement probable que le nom de Mathot fasse clignoter des voyants rouges dans les institutions bancaires.
Land Invest, une « affaire » d’amitié
Cela expliquerait donc pourquoi le député fédéral qui ne se présente pas aux élections du 26 mai a sollicité un prêt à son « meilleur ami flamand ». Les deux hommes sont à l’origine de la création de Land Invest, qui a rapporté pas mal d’argent à Erik Van der Paal. Lobbyiste dans l’immobilier à Anvers, il est très proche de la N-VA. Il est le fils de feu Rudi Van der Paal, cofondateur de la Volksunie et grand mécène des partis et mouvements nationalistes flamands de droite et d’extrême-droite. Bart De Wever a même juré sur le lit de mort de Rudi Van der Paal, en 2010, qu’il prendra soin de son fils Erik une fois Rudi disparu.
Erik Van der Paal était proche de Guy Mathot, qu’il considérait comme son « deuxième père ». C’est ainsi qu’au milieu des années 1990 Erik a fait la connaissance d’Alain, qui a le même âge que lui, et qui est devenu son « meilleur ami wallon ». En 2009, Alain Mathot présente Erik à son ami Stéphane Moreau, à la tête du groupe Tecteo qui deviendra Publifin/Nethys. À l’époque, Moreau est aussi le numéro un du fonds de pension Ogeo Fund.
C’est ainsi qu’est née l’idée d’investir des fonds d’Ogeo dans l’immobilier à Anvers. Le business model est simple: Ogeo Fund joue le rôle de banquier, tandis que le lobbyiste Van der Paal s’occupe d’obtenir les permis de bâtir. Le 2 décembre 2010, la Société d’Investissement Foncière (SIF) est créé par Elba Advies chez un notaire anversois. Pile un an plus tard, le 2 décembre 2011, Ogeo Fund entre à hauteur de 50% au capital de la société, qui est rebaptisée Land Invest Group. Sept mois plus tôt, le 3 mai 2011, le top d’Ogeo Fund avait une réunion de travail « lobbying » avec Bart De Wever.
Enquête réalisée avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles
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