Le covid creuse-t-il le fossé entre les citoyens et la politique ? (analyse)
Depuis le premier confinement, en mars dernier, le pays et la société semblent avoir changé. Quelles seront les conséquences politiques de la plus grave crise depuis la Seconde Guerre mondiale ? Quels hommes politiques passeront le crash-test du covid et quels partis en subiront le joug ? Et combien seront-ils à présenter la note à travers les urnes lors du prochain scrutin ?
Une époque sans précédent fournit des images inhabituelles. Le week-end dernier, une séquence de la VRT a même atteint l’international. On y voit Bart De Wever surpris en slip lors d’une interview. Un président de la N-VA qui se met de façon bien involontaire dans l’embarras, voilà qui est une belle métaphore pour les contrecoups qu’a subis son parti ces dernières années. Le déclin du parti date pourtant de bien avant la crise du covid. Celui-ci débute en 2018, année où les élections communales vont se montrer pour le moins décevantes. Mais la véritable claque va venir en 2019, avec les élections parlementaires. Et en 2020, dans les sondages, la N-VA a bel et bien perdu sa position de leader au profit du Vlaams Belang. À deux reprises – en mars et en septembre – le président De Wever rate le coche et ne parvient pas à former une « grande coalition » avec le président du PS Paul Magnette. Avec pour résultat que les libéraux plantent la N-VA et qu’Alexander De Croo (Open VLD) devient le nouveau premier ministre.
Aujourd’hui, De Wever n’est même plus le chef de l’opposition, un rôle pourtant taillé sur mesure et qu’il a assumé avec brio pendant le règne de la Suédoise en tant que président du plus grand parti au pouvoir. Mais, à la limite, peu importe, car c’est de toute façon une très mauvaise période pour rejoindre l’opposition. Et cela l’est encore plus pour un parti qui vit sur des questions identitaires. La crise du covid est un problème international: dans les pays voisins aussi, les chiffres font des yoyo et, là aussi, on alterne entre fermetures et assouplissements. En France, en Allemagne et aux Pays-Bas, la vie n’est pas plus agréable qu’en Belgique, et cela l’est encore moins aux États-Unis ou au Royaume-Uni. De plus, la pandémie mondiale a conduit à une nouvelle appréciation de la collectivité: l’État-providence a fait un retour en grâce remarqué en 2020. Et cela non plus n’est pas un cadeau pour la N-VA. Un parti qui, ces dernières années, avait un discours socio-économique imbibé de l’école néolibérale de Chicago et des admirateurs de Margaret Thatcher. En cette année où la société dans son ensemble se serre les coudes, on ne goute guère les insinuations thatchériennes telles que « la société n’existe pas ».
Dans de très petits souliers
L’ancien conseiller en communication Noël Slangen l’annonçait au début de la crise dans sa chronique dans Het Laatste Nieuws et c’est aujourd’hui devenu clair pour tout le monde: la pandémie sert de loupe et amplifie tout ce qui n’allait déjà pas. Des structures étatiques ubuesques comme le fait d’avoir huit ministres de la santé ne sont plus acceptés. D’autant plus que cette fragmentation communautaire empêche une approche efficace de la plus grande crise sanitaire depuis la grippe espagnole. Des entreprises qui étaient déjà bancales, mais qui avaient réussi à sauver les apparences, ont eu de sérieux problèmes ou ont déposé leur bilan. Cela va de sociétés bien connues telles que Blokker/Mega World, Hema et FNG (Miss Etam, Brantano, Steps, Claudia Sträter) jusqu’à des PME comme l’hôtel historique Métropole à Bruxelles. Ceux qui ne peuvent compter que sur la reconnaissance de leur marque ne survivront pas à cette crise. Il en va de même pour la politique. Avec la crise du covid, on ne fera pas de cadeaux aux partis en petite forme. D’autant plus si, comme la N-VA, on n’est plus aussi incontournable qu’en 2014.
Le covid a déjà fait des victimes parmi les politiques. Ainsi, la confiance en Sophie Wilmès (MR) en tant que Premier ministre s’est étiolée au fur et à mesure que s’éternisait la crise. Mais pouvait-on en attendre davantage d’un politique qui était jusqu’en 2015 qu’un échevin de la modeste commune de Rhode-Saint-Genèse ? Elle n’avait pas les épaules pour une telle crise. Mais cette dernière a aussi piégé des politiciens de haut vol comme Jan Jambon (N-VA). Il a assisté à toutes les conférences de presse du Conseil national de sécurité comme un pantomime. Le ministre-président flamand n’a pas eu d’autre choix que de s’asseoir à côté du Premier ministre fédéral. Il est là, il écoute, mais ne dit rien. Et ce aussi mauvaise ou absurde que soit l’explication de Wilmès. Il n’a pas eu d’autre choix que de soutenir publiquement les accords qu’il avait approuvés en interne.
Cette image du gouvernement flamand apathique, comme une succursale des décideurs politiques fédéraux, ne va jamais vraiment disparaître. Au contraire, elle va même été renforcé depuis que De Croo est devenu Premier ministre d’un gouvernement fédéral. Deux des trois partis du gouvernement flamand, CD&V et Open VLD, font également partie du cabinet De Croo, ce qui empêche Jambon d’entrer ouvertement dans l’opposition. En réalité, en Flandre, les deux seuls qui sortent un peu du marasme causé par le covid sont Zuhal Demir et Ben Weyts (N-VA).
Les mesures contre le coronavirus sont tellement drastiques et de grande envergure, elle touche jusqu’à la vie personnelle et familiale, qu’on ne les accepte que si elles viennent de politiciens qui osent braver les vents violents et les revers. Ces derniers peuvent même se permettre un lapsus ou une décision malheureuse, sans que cela n’affaiblisse leur position, au contraire. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder le ministre de la Santé Frank Vandenbroucke (SP.A), il va admettre, une fois, qu’il avait communiqué de façon peu heureuse. Cela va suffire à renvoyer l’opposition à la niche. Vandenbroucke est la figure de proue de la politique contre le covid. Rarement l’arrivée d’un seul homme politique aura autant changé la donne à la rue de la loi. Vandenbroucke n’est pas seulement le visage de la nouvelle détermination du gouvernement fédéral, il a aussi les faits de son côté : les chiffres parlent en sa faveur. Avant la pandémie, le ministre avait déjà la réputation d’être un travailleur acharné, hyperintelligent et honnête. Et très têtu, oui. Avant le covid, on va souvent le lui reprocher. Maintenant, aujourd’hui cela semble être une qualité supplémentaire.
Avec Alexander De Croo (Open VLD), ils forment, pour l’instant, une équipe solide. Leur collaboration rappelle celle entre le Premier ministre Jean-Luc Dehaene (CVP) et Louis Tobback (SP) dans les années 90. À l’époque, chacun d’entre eux attachait une grande importance à la réussite du projet commun. À l’époque, la Belgique était un pays pilote dans la zone euro et, pour ce faire, il fallait d’abord mettre de l’ordre dans les finances publiques. Le covid a, toujours pour l’instant, la priorité, au détriment du budget. Vandenbroucke est suffisamment expérimenté pour comprendre que chaque homme politique est jugé sur sa dernière réalisation. Si la campagne de vaccination devait bafouiller, même lui aurait un problème. En partie grâce à ce tandem avec Vandenbroucke, l’autorité du Premier ministre De Croo ne risque pas d’être remise en question pour le moment. En tant que vice-premier ministre dans le gouvernement Michel, De Croo avait déjà subi une métamorphose. Sa malheureuse prestation en tant que jeune président de parti, particulièrement inexpérimenté, appartient au passé. Le fils à papa n’est plus et aujourd’hui Herman De Croo est principalement connu comme étant le père d’Alexander. Le gouvernement fédéral est donc relativement fort, malgré le nombre de victimes du covid.
On aurait cependant tort d’oublier le PS dans cette équation. Ce n’est pas parce que Paul Magnette a laissé la première place à De Croo que son parti n’est pas aux commandes. La ministre des pensions Karine Lalieux a déjà presque obtenu son arrêté royal sur l’augmentation de la pension minimum : une augmentation réelle du pouvoir d’achat de 16 pour cent, répartie sur quatre ans, pour les plus de huit cent mille retraités les plus pauvres. Ou comment les ministres socialistes ne perdent jamais de vue leur clientèle des maisons du peuple.
C’est là aussi que se situe l’un des plus grands défis du gouvernement De Croo. On le constate un peu plus chaque jour, un fossé de plus en plus large se creuse entre la rue de la loi (mais aussi la plupart des médias) et une partie de la population. La rue de la Loi donne la priorité à la lutte contre le coronavirus. S’il arrive à la presse de critiquer le gouvernement, c’est surtout parce que l’approche est trop laxiste, trop opaque ou trop lente. On ne peut nier que des mesures de grande envergure telles que le couvre-feu suscitent un certain mécontentement et que les conséquences économiques de ces fermetures ne laissent personne indifférent. Mais cela n’empêche pas de faire front derrière la ligne générale qui est de persévérer, vaille que vaille, pour endiguer le virus. Même aux extrêmes, on n’ose pas trop ruer dans les brancards.
Pourtant, lorsque les cafés étaient encore ouverts, on se plaignait déjà de la prétendue aliénation de l’élite politique et culturelle. La seule différence c’est que depuis la crise du Covid, ils ont été rejoints par les virologues. Eux aussi sont rejetés comme des théoriciens qui ne comprennent pas que leurs mesures poussent le pays vers l’abîme. Il s’agit d’un sentiment réel au sein d’une partie de la population. La gestion de la crise du covid donc pourrait bien être jugée de façon beaucoup plus large que la plupart des politiciens ne le pensent – et pas seulement en Belgique.
Un doigt d’honneur ostentatoire envers l’autorité
Partout dans le monde, les gens n’en ont pas cru leurs yeux lorsqu’ils ont vu les images des raves illégales en Catalogne et en Bretagne. Des milliers de jeunes qui, ensemble, ont enfreint les règles du covid, ont jeté des pierres à la police et ont mis le feu à leur véhicule : c’était un doigt d’honneur ostentatoire envers l’autorité. D’autres réactions sont venues de groupes sociaux auxquels on ne s’attendait pas vraiment. En réalité, il semble que les premières formes de mouvements clandestins commencent à s’organiser dans tout le pays. Les Néerlandais ont même un nouveau mot : « laughing gas party ».
Cette alternative je-m’en-foutiste est-elle essentiellement différente de la variante bourgeoise que l’on a pu voir ces derniers jours dans les aéroports de Zaventem et de Charleroi ? Après tout, les politiciens et les virologistes ont fortement déconseillé de voyager à l’étranger – du moins pour le plaisir ou pour les sports d’hiver. Au final, les aéroports vu le retour de plus de 30 000 compatriotes. Au total, pas moins de 160.000 Belges sont rentrés de l’étranger. La plupart d’entre eux sont des compatriotes bien rémunérés, des citoyens plan-plan avec des enfants, pas vraiment du genre à se lancer dans des émeutes. Dans les Alpes ou ailleurs, ils étaient à la recherche d’un voyage pour se faire du bien et, à leurs yeux, bien mérité. Pour eux, le gouvernement n’a pas à se mêler de leurs loisirs.
Ravers, amateurs d’escapades, simples vacanciers : pour l’instant seule une minorité se soustrait visiblement aux règles et tourne le dos au gouvernement. Mais le groupe de personnes insatisfaites est peut-être beaucoup plus important. Comment les dizaines de milliers de travailleurs indépendants qui ont dû fermer leur café, leur sandwicherie, leur salon de coiffure ou leur salle de sport vont-ils réagir à l’avenir ? Qu’en est-il des chômeurs et des gens qui travaillent dans le secteur culturel et qui sont de plus en plus désespérés ? Qu’en est-il de la masse de compatriotes qui se sont retrouvés dans un chômage « temporaire » qui dure depuis près d’un an ? Qu’en est-il des étudiants et des jeunes qui ne peuvent pas aller sur le campus, qui ne sont pas autorisés à faire la fête, à faire du sport et à voyager et qui se voient refuser pratiquement toute forme de convivialité juvénile ? Le gouvernement se réjouit de voir que la plupart de ses compatriotes suivent les mesures de manière relativement ponctuelle. Sauf que dans cette majorité encore silencieuse, il est fort possible que beaucoup en ait vraiment marre. Le groupe de personnes insatisfaites est d’ailleurs hétérogène et très diversifié : il y a des jeunes et des vieux, des pauvres et des riches, des natifs et nouveaux compatriotes, des gens de gauche et droite, des personnes très instruites ou des ouvriers.
Même si le gouvernement De Croo enchaîne les mesures d’aide coûteuses pour alléger beaucoup de ces souffrances, la question reste de savoir si cela sera apprécié à l’avenir. En 2024, les électeurs auront-ils encore en mémoire une crise qui aura eu lieu trois ans plus tôt ? C’est difficile à prévoir. Ces derniers mois, de nombreux « bons citoyens » ont également reçu des appels téléphoniques du centre de soins résidentiels disant que leur père ou leur mère était mort, seul, dans l’isolement d’une quarantaine imposée. Pas d’adieu, pas de véritable enterrement. Qui sait si ces blessures seront cicatrisées à l’heure de déposer leur bulletin de vote ?
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