La Wallonie vacille : « La situation économique est plus dangereuse que celle de la Grèce à l’époque »
La situation financière de la Région wallonne s’annonce désastreuse. Sans coupes structurelles, la dette risque de devenir ingérable, met en garde la fine fleur des économistes francophones. La Wallonie paie le prix de « l’extraordinaire laxisme qui caractérise la politique budgétaire wallonne depuis des années ».
Le remplacement du ministre wallon du Budget et des Finances, Jean-Luc Crucke (MR), ne pouvait pas tomber plus mal, estiment les critiques. Après des affrontements répétés avec le président du parti, Georges-Louis Bouchez, Crucke a démissionné il y a quinze jours. En échange de son retrait, ce pilier politique chevronné, qui était de toute façon en fin de carrière, a été nommé juge à la Cour constitutionnelle pour les années précédant sa retraite. Le siège vacant au gouvernement wallon va au jeune et inconnu président du CPAS Adrien Dolimont. Sans doute un homme politique prometteur, mais sans expérience, qui doit encore construire son autorité politique.
« C’est vraiment dommage que Bouchez n’ait pas choisi un candidat plus ferré », déclare Didier Paquot, économiste en chef du centre de recherche de l’Institut Destrée. « Après tout, il s’agit du portefeuille ministériel wallon le plus important pour les années à venir. »
La situation financière de la Région wallonne n’est peut-être pas désespérée, mais selon les économistes wallons, elle est très grave. « Dans le budget 2022, le déficit attendu est de plus de 4 milliards d’euros, soit 27% des recettes. 15 milliards de recettes et 19 milliards de dépenses : est-ce soutenable, ce niveau de déficit, qui nécessite de nouvelles dettes ? », se demande Paquot.
Les dépenses publiques et la dette publique de la Wallonie ont fortement augmenté à la suite des mesures sanitaires et des inondations de juillet dernier. « Même pour 2022, on parle encore d’un milliard d’euros de dépenses supplémentaires. Le plan de relance économique coûtera 1,7 milliard d’euros cette année. C’est bien, nous devons investir dans l’avenir de la Wallonie. Mais il reste un déficit important de 1,2 milliard. En dehors des dépenses exceptionnelles et malgré une dette qui augmente rapidement, la Wallonie dépense 8 % de plus pour ses dépenses courantes que ce que ses recettes lui permettent« . Et, selon Paquot, c’est « très inquiétant ».
La dette directe de la Région wallonne, à savoir les emprunts contractés par le Gouvernement wallon pour financer ses déficits, s’élève à 17 milliards d’euros en 2020. Ajoutez à cela 10 milliards de dette indirecte, pour les prêts des agences publiques qui relèvent de la région, et vous arrivez à environ 27 milliards de dette consolidée, le chiffre pris en compte par la Commission européenne. Pour 2021, il n’y a pas encore de chiffres officiels, dit Paquot, mais la dette consolidée tournera autour de 30 milliards. Mais plus intéressante est l’évolution depuis 2015. « La dette directe wallonne, qui s’était quelque peu stabilisée les années précédentes, est passée de 8 milliards en 2015 à près de 13 milliards en 2019, soit une augmentation de 60 % en quatre ans. Le problème ne réside donc pas tant dans les dettes contractées à la suite de la pandémie et des inondations de 2020 et 2021 – on ne pouvait pas faire autrement à l’époque – mais dans l’augmentation massive de la dette au cours des années économiques, notez-le, favorables, entre 2015 et 2019. »
Paquot attribue cette situation au « laxisme extraordinaire qui caractérise la politique budgétaire de la Wallonie depuis des années ». « Entre 2015 et 2019, les dépenses publiques ont augmenté de 12,7 %, mais les recettes de seulement 8 %. La Wallonie vit au-dessus de ses moyens depuis des années. Cela ne peut pas continuer ».
Pire que la Grèce
En tant que ministre wallon du Budget, Jean-Luc Crucke avait mis en place une commission indépendante d’experts économiques wallons, universitaires de diverses universités, dirigée par Jean Hilgers, directeur à la Banque nationale. Cette « Commission externe de la dette et des finances publiques » a présenté son rapport sur « la soutenabilité de la dette wallonne » au Parlement et au Gouvernement wallon début novembre, avec un message clair comme de l’eau de roche : la montagne de dettes que la Wallonie accumule et qui, à politique inchangée, atteindra 50 milliards en 2030, risque de devenir ingérable.
Pour l’instant, il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Les intérêts que la Wallonie doit payer sur sa dette représentent 2 à 3 % du budget, soit environ 345 millions d’euros. C’est parfaitement gérable. Mais la situation devient potentiellement dangereuse, selon les auteurs du rapport, lorsque les emprunts contractés aujourd’hui doivent être renouvelés et les nouveaux déficits financés à des taux d’intérêt – compte tenu de la hausse de l’inflation – peut-être plus élevés. Ajoutez à cela que l’agence de notation américaine Moody’s a déjà dégradé la note de crédit de la Wallonie en 2017 (de A1 à A2, ce qui est encore bon) et que les perspectives sont négatives (comme pour la Flandre, mais la Flandre part d’une note plus élevée). Cela signifie qu’emprunter de l’argent coûtera de toute façon plus cher à l’avenir.
A la question de savoir pourquoi on tire la sonnette d’alarme maintenant, le célèbre économiste francophone Etienne de Callataÿ, l’un des experts de la commission de la dette wallonne, voit trois raisons : « Les inondations, qui coûtent 2 à 3 milliards à la Région wallonne, les conséquences budgétaires à long terme des mesures de soutien covid et la forte dépendance de la Région wallonne à l’égard du crédit de Belfius. C’est la plus grande banque de la Région, mais il y a probablement une limite au montant que la Région wallonne peut emprunter à Belfius ».
De Callataÿ considère qu’il est peu probable que la Région wallonne ne soit pas en mesure de rembourser sa dette à l’avenir et fasse faillite. « Par contre, si on n’intervient pas, la Région wallonne risque de devoir se contenter de dépenses publiques toujours plus faibles et d’impôts toujours plus élevés. Le grand problème d’une telle politique, c’est que les Wallons riches peuvent très facilement déménager à Bruxelles ou en Flandre. En ce sens, la situation de la Wallonie est potentiellement plus dangereuse que la crise financière ne l’a été pour la Grèce. Un habitant d’Athènes n’est pas si prompt à déménager à Istanbul, Rome ou Londres ».
Pas de solidarité
Le rapport des experts indique que la Wallonie a une dette qui s’élève aujourd’hui à environ 200% de ses revenus. En 2030, ce chiffre atteindra près de 280 %. Des niveaux d’endettement qui deviennent ingérables, dit-on, de sorte que la région « n’a plus son destin en main ». L’assainissement des finances publiques wallonnes est donc un impératif absolu dès à présent. De plus, la situation économique et sociale de la Wallonie n’est pas très reluisante. C’est pourquoi, après la présentation du rapport, les commentateurs wallons ont titré « l’heure de vérité » ou « la Wallonie vacille ».
Si les déficits futurs doivent être financés par des taux d’intérêt plus élevés, les coûts pourraient s’emballer dangereusement vite, avertissent les experts économiques wallons. Bien que la loi de financement spéciale, qui régit la gestion financière des régions et des communautés, contienne de nombreux mécanismes de solidarité, elle ne protège absolument pas les régions des chocs financiers. « Il n’y a absolument aucune solidarité là-dedans. Si, pour quelque raison que ce soit, il devient soudain beaucoup plus cher d’emprunter, la Wallonie se retrouvera seule. »
Sa dette élevée rend donc la Wallonie vulnérable dans les cinq à dix prochaines années. Le danger, selon les experts, est qu’à un moment donné, la Wallonie ne soit plus capable financièrement de mener ses politiques, de réaliser les investissements nécessaires ou de faire face à une éventuelle catastrophe naturelle. « Si la Wallonie devait être frappée par un gros tremblement de terre demain, je ne sais pas ce que nous ferions« , a déclaré Crucke.
Ainsi, cette année, la Région wallonne entame une diète budgétaire sur dix ans, prescrite par les experts. Elle implique une économie annuelle cumulée de 150 millions d’euros, soit 1 % des dépenses : 150 millions d’euros en 2022, 300 millions en 2023 et ainsi de suite.
Les montants augmentent rapidement, même si l’ancien ministre wallon du budget André Antoine (cdH) aimerait les voir aller un peu plus vite. Les experts auraient pu être plus stricts, même si avec cette opération, vous allez déjà réduire structurellement 450 millions d’euros pour l’année électorale 2024. Je n’ai pas encore vu cela se produire », déclare l’homme politique de l’opposition, qui dénonce depuis deux ans la « politique du Père Noël » du ministre-président Elio Di Rupo (PS).
Il reste en effet à voir si et comment le gouvernement wallon réussira cet assainissement de ses propres comptes, étalé sur une décennie. « La méthode de la râpe à fromage, qui consiste à enlever quelques pour cent à chaque département, ne suffira pas », déclare Antoine.
Par le biais d’un nouveau cheval de bataille budgétaire, toujours introduit par Crucke, appelé Budget Base Zéro (BBZ), des experts indépendants passeront au crible toutes les dépenses wallonnes d’ici avril. Il va sans dire que la prochaine recommandation sera de réduire l’encombrante administration publique wallonne, les programmes de subventions, les plans sociaux et économiques, le soutien aux autorités locales, etc.
Alarmiste
Les comparaisons entre la Flandre et la Région wallonne sont difficiles car en Flandre, la région et la communauté ont fusionné et leurs finances sont donc dans un seul pot. Vous pouvez lire qu’en 2020, la Wallonie, avec 27 milliards d’euros, avait une dette s’élevant à 200% de ses revenus, et la Flandre, avec 36,6 milliards, une dette s’élevant à « seulement » 70% de ses revenus, mais si la Communauté française était ajoutée à la Wallonie, la différence serait moins spectaculaire.
« Il est vrai, bien sûr, que le tableau en Wallonie n’est pas beau à voir« , déclare Willem Sas, professeur d’économie publique (Université de Stirling en Écosse et KU Leuven), « mais c’est également vrai pour la Flandre et la Belgique, et c’est tout simplement dû à la pandémie de coronavirus. Nous avons décidé de sauver les emplois et les entreprises et de maintenir l’économie à flot. C’est reflété dans les chiffres du budget, mais dans une large mesure, cela sera également réglé automatiquement. Les véritables défis se situent à moyen terme, dans les cinq à dix prochaines années, et les dettes que nous devrons contracter pour faire face aux coûts croissants du vieillissement de la population et des soins. C’est pourquoi je trouve les rapports actuels sur les finances publiques wallonnes un peu alarmistes« .
A partir de 2024, les transferts financiers de la Flandre vers la Wallonie vont progressivement diminuer, mais même cela ne devrait pas poser de problèmes insurmontables à la Wallonie, poursuit Sas. Il s’agit de la suppression progressive d’un mécanisme transitoire inclus dans la nouvelle loi de financement, de sorte que pendant dix ans, 60 millions d’euros de moins iront à la Wallonie chaque année. Mais le véritable choc financier pour les régions et les communautés dans la nouvelle loi de financement concerne leur contribution aux coûts du vieillissement de la population, qui étaient jusqu’alors supportés presque exclusivement par le niveau fédéral. En conséquence, la Wallonie reçoit depuis 2016 un demi-milliard d’euros de moins par an que ce qu’elle aurait reçu sans cette économie. Bien sûr, cela s’applique également à la Flandre, mais une telle économie est plus dure pour les régions économiquement plus faibles, et la Wallonie est notre Rust Belt. Réduire le problème à une simple question de politique wallonne est donc unilatéral. « Toutes les anciennes régions industrielles d’Occident sont confrontées aux problèmes de Charleroi et de Liège. Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas avoir une politique intelligente, et il y a quelques entreprises wallonnes qui réussissent. Mais malheureusement, il n’existe pas de bouton magique de relance sur lequel les politiciens régionaux n’auraient qu’à appuyer. »
Pas de victime
La semaine dernière, le professeur d’économie du travail Stijn Baert (UGent et UAntwerp) s’est agacé la semaine dernière sur Twitter de l’impression que les politiciens et les observateurs wallons semblent parfois attribuer leur situation financière désastreuse exclusivement à la pandémie et aux inondations ou à la loi de financement – « que les Wallons ont d’ailleurs contribué à négocier et qu’ils connaissent depuis des années ».
« Pour moi, la Wallonie est un acteur et non une victime dans cette affaire », explique Baert. Dans l’accord de coalition wallon de 2019, une augmentation du taux d’emploi wallon de 5 points de pourcentage, passant de 68 à 73 %, était envisagée. Cela constituerait un gigantesque bond en avant et devrait au moins permettre d’équilibrer les budgets. Mais à l’époque, le gouvernement wallon n’y a associé aucune mesure sérieuse. Il s’est donc avéré être un véritable château de sable. Et alors on dit: ‘Au secours, notre budget déraille' ».
En 2020, le taux d’emploi des 25-64 ans en Flandre était de 77,7 %, contre 68,4 % en Wallonie. « Et malgré la pression de loi de financement, la différence entre les taux d’emploi flamand et wallon a même légèrement augmenté depuis 2011 : de 9,1 points de pourcentage à 9,3 points de pourcentage. Et à mon avis, aucune tentative sérieuse n’a été faite pour réduire cet écart », affirme Baert.
Ce dont la Wallonie a besoin, estime également l’économiste Etienne de Callataÿ, c’est d’une politique qui « vise réellement à plus de croissance économique ».
En Flandre, certains voient dans le manque d’argent des Wallons l’occasion de contraindre les francophones à une grande percée communautaire et confédérale en 2024. À ce propos, le président de la N-VA, Bart De Wever, parlait dans un passé pas si lointain de « fumiger » les francophones.
Cependant, tout le monde ne voit pas en quoi le besoin financier des Wallons est un levier souhaitable pour des réformes institutionnelles efficaces.
« Ce qu’on lit sur le grand accord qui se préparait entre la N-VA et le PS à l’été 2019 et qu’on réchaufferait en 2024, dit Baert, ressemblait à un accord de plus de pouvoirs pour les États fédéraux en échange de moeurs financières plus lâches et de moins de responsabilité. C’est un prix que, si j’étais un politicien nationaliste flamand, je ne voudrais jamais payer », déclare Stijn Baert. « A quoi cela sert-il de donner plus de pouvoirs à la Flandre mais de permettre aux bénéfices de financer une politique wallonne plus autonome ? Que gagnez-vous à donner plus de pouvoirs aux Régions si ce qu’ils en font n’a aucune importance ?«
En outre, il reste à voir, bien sûr, si la détresse financière des francophones après les prochaines élections sera vraiment si grande qu’ils abandonneront leur opposition à une grande réforme de l’État.
Compte tenu de la faiblesse des taux d’intérêt, 2024 me semble un peu tôt », déclare Didier Paquot, de l’Institut Destrée, qui n’est pas opposé à un nouveau cycle communautaire. « En même temps, on voit du côté wallon, le président du MR Georges-Louis Bouchez mis à part, que de nombreux politiciens se rendent compte que la Belgique actuelle ne fonctionne bien pour personne, y compris pour la Wallonie. »
C’est également l’avis d’Etienne de Callataÿ. Les politiciens francophones sont conscients que la Wallonie doit se préparer à moins de solidarité de la part de la Flandre. Bien que je puisse imaginer la Flandre dire en 2024 : « Wallonie, tu reçois un chèque supplémentaire et un peu de répit financier, mais en échange, on scinde les allocations de chômage et les soins de santé. A moyen terme, c’est de toute façon la Wallonie qui paiera la facture. Mais il y a aussi un groupe croissant de personnes en Wallonie qui sont en faveur de plus d’autonomie, même si cela signifie moins de ressources de la Flandre. »
Pour l’ancien ministre du Budget Antoine, s’adresser à la Flandre pour obtenir de l’argent est la toute dernière chose que la Wallonie doit faire. « Cela ne ferait qu’affaiblir encore plus la Wallonie dans les négociations sur l’avenir de la Belgique. C’est pourquoi je dis à tous les régionalistes wallons : ne demandez rien à la Flandre dans les années à venir, d’autant plus que nous ne sommes plus face à Jean-Luc Dehaene ou Guy Verhofstadt mais à Bart De Wever. La seule chose que la Wallonie doit faire, c’est pédaler aussi fort qu’elle le peut. Sinon, le vélo va vraiment se renverser. »
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