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« La multiplication et la potentielle pérennisation des mesures nous inquiètent » (entretien)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Comment maintenir le bon équilibre entre lutte contre le coronavirus et respect des droits fondamentaux ? Patrick Charlier, directeur d’Unia, et Marisa Fella, responsable Institution nationale des droits de l’homme à Unia, s’interrogent sur la proportionnalité et le contrôle démocratique de certaines dispositions anti-Covid.

Vous évoquez dans une mise en garde publiée le 12 août sur le site d’Unia, des « exceptions aux droits fondamentaux » et « la confusion des normes accumulées ou changées à tous les niveaux ». Pouvez-vous préciser votre propos ?

Patrick Charlier :Si elles sont limitées dans le temps et dans l’espace, ces exceptions aux droits fondamentaux peuvent probablement être justifiées, sous réserve d’une analyse mesure par mesure et leurs justifications respectives. Ce qui nous préoccupe ce sont leur multiplication, leur généralisation et leur pérennisation potentielle. Il ne faut pas non plus sous-estimer les effets d’annonce qui ne se traduisent pas nécessairement en mesures règlementaires.

Marisa Fella :Il y a eu en somme deux périodes jusqu’à présent, celle des pouvoirs spéciaux et celle qui a suivi. Les mesures décidées dans le cadre des pouvoirs spéciaux n’ont, de par la nature-même des pouvoirs spéciaux, pas été soumises au contrôle parlementaire. Mais il existe entre autres une exception notable, qui est encore en vigueur aujourd’hui, celle de l’arrêté ministériel portant des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus Covid-19. Celui-ci, par définition, a échappé tant à la limitation dans le temps imposée par le cadre des pouvoirs spéciaux qu’au contrôle parlementaire. Or, c’est lui qui fixe les modalités des interdictions de rassemblement ou de limitations des déplacements. Et il y a aussi des conditions de légalité à respecter. Un tel texte, flou et peu accessible, engendre de la confusion tant chez le citoyen que chez la personne qui est chargée d’en contrôler le respect. Et la multiplication des lieux de décision à laquelle s’ajoute depuis plusieurs semaines leur dispersion, n’aide personne à comprendre ce qui est permis, où, quand et comment.

Sommes-nous tous et toutes d’accord sur ce qui relève de l’intérêt général ?

Avez-vous reçu beaucoup de plaintes dues aux mesures de lutte contre le coronavirus et de quelle nature ?

P. C. :Nous sommes en train de préparer un rapport sur Covid et droits humains. Celui-ci comprendra un bilan chiffré et une analyse des saisines dont Unia a fait l’objet. Dans l’attente, nous avons décidé de ne communiquer aucun chiffre. Mais nous pouvons confirmer que nous avons été saisis de tout un contentieux en lien avec les mesures qui ont été prises.

M. F. :Un quart de nos saisines du mois de mai et la moitié de celles du mois de juin étaient liées au Covid. Le secteur de la grande distribution a fait l’objet de nombreux signalements par des personnes en situation de handicap auxquelles on refusait l’accès à un magasin parce qu’elles étaient accompagnées ou incapables de saisir un chariot de courses. Le sort des gens du voyage, parfois confinés à l’étroit sur certains terrains non équipés, nous a inquiétés. Tout comme l’application différenciée par commune des sanctions administratives qui parfois semblaient servir aussi d’autres objectifs. Idem pour les expulsions de soignants de leur logement, le refus à un certain moment de l’octroi d’une allocation de chômage temporaire aux pensionnés de plus de 65 ans alors qu’ils exerçaient une activité professionnelle complémentaire avant l’épidémie… Ces saisines vont dans tous les sens. Les individus convoquent facilement les droits fondamentaux les assimilant à la liberté pure. Or, il y a aussi une balance entre droits fondamentaux, entre le droit de se déplacer et le droit à la santé par exemple. Cette question illustre la tension intrinsèque des droits humains, qui sont à la fois liberté et à la fois protection. Plus on est libre, moins on est protégé. Et plus on est protégé, moins on est libre. Les droits humains ne vivent que de la dynamique entre ces deux pôles, ils ne peuvent se réduire à l’un ou à l’autre. Les droits humains sont comme un vélo, ils n’avancent que si on appuie alternativement sur la pédale des libertés et la pédales des protections. La liberté absolue mène à la loi de la jungle, à la loi du plus fort, la protection absolue mène à la dictature.

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Par rapport à l’action d’autres pays, l’implication de nombreux niveaux de pouvoir dans la gestion de la crise sanitaire en Belgique a-t-elle favorisé des atteintes inutiles aux libertés ?

P. C. : Je ne sais pas si c’est l’implication de plusieurs niveaux de pouvoirs directement, parce que dans de nombreux pays, plusieurs niveaux sont également intervenus. La singularité de la Belgique, c’est qu’il n’y a pas de hiérarchie entre certains niveaux de pouvoir (fédéral, Communautés et Régions) et qu’ils partagent une forme de « tutelle » sur des pouvoirs provinciaux et communaux. La coopération doit donc se baser sur la bonne volonté et la loyauté respective. Cela ouvre la porte à des effets d’annonce, des pressions, des concurrences qui nuisent à la communication et à la compréhension. Et en faire plus, ça veut parfois dire plus de restrictions aux libertés, comme l’ont montré les déclarations des bourgmestres après les incidents de Blankenberge.

Vous insistez sur le devoir des autorités de concertation avec la société civile et de pédagogie à l’égard de la population. Les manques ont-ils été criants dans ces deux domaines ?

M. F. : Dans la discussion autour des obligations ou des limitations à la liberté, les gouvernants en appellent à l’intérêt général et créent ainsi plusieurs biais. Premièrement, il y a toute la discussion autour de l’appel aux experts, avec leurs points de vue contradictoires et discutés. Sont-ils pour nous tous et toutes à même de défendre l’intérêt général ? Ensuite, il y a les intérêts partisans ou régionaux qui interviennent. Enfin, il y a la proportionnalité. En somme, faut-il tout interdire pour protéger tout le monde ? Et pour combien de temps ? C’est le cas des interdictions de manifester, de l’accès à l’école maternelle, des droits de visites en prison, etc. Et c’est là qu’invoquer l’intérêt général est d’office biaisé. Sommes-nous tous et toutes d’accord sur ce qui relève de l’intérêt général ? Est-ce si évident que cela que les jeunes qui sont restés confinés dans les villes densifiées doivent y rester pour protéger les propriétaires d’appartements à la mer ?

La population sait qu’en période d’épidémie, elle est appelée à se mobiliser. Alors pourquoi ne pas engager le dialogue ? Citons par exemple Willy Demeyer, le bourgmestre de Liège, qui, de toute bonne foi au début de l’épidémie, adresse un lettre de recommandations aux Liégeois d’origine sub-saharienne concernant les modes de contamination. Cela m’a fait penser aux premiers débats autour de la prévention ciblée au plus fort de l’épidémie du sida lorsqu’on s’inquiétait de la prévalence de la transmission du virus au sein de certaines communautés. Pourquoi ne pas impliquer les communautés dès le début pour instaurer la confiance et assurer la pertinence et l’efficacité des mesures prises ? Comme par exemple quand on veut limiter le volontariat des plus de 65 ans pour les protéger, ou imposer des restrictions à l’accès aux commerces qui touchent plus gravement les familles monoparentales qui ne savent pas faire garder leur enfant ou les personnes souffrant d’un handicap (les premières communications gouvernementales n’étaient pas traduites en langue des signes)…

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