Carte blanche
La commune de Molenbeek renoncerait-elle au principe constitutionnel de la neutralité?
Depuis l’arrêt de la Cour constitutionnelle rendu dans l’affaire de la Haute École Francisco Ferrer le 4 juin dernier, les partisans du voile islamique à l’école s’agitent, ici et là, et se montrent particulièrement actifs pour forcer la main aux décideurs.
Ecole, parlement, administration communale, aucun espace n’échappe à ce goût marqué pour l’affichage religieux. L’idée de faire sauter tous les verrous de l’interdiction des signes convictionnels a germé depuis longtemps. Un pas vient, cependant, d’être franchi avec le nouveau positionnement de la commune de Molenbeek-Saint-Jean dirigée par une coalition PS-MR. En effet, des pourparlers sont en cours pour modifier le règlement de travail au sein de l’administration communale de façon à y accueillir, dès septembre prochain, des femmes voilées. Si un tel scénario venait à se produire, d’autres communes pourraient lui emboiter le pas. On aurait, alors, dans la grande région de Bruxelles-Capitale une administration à « neutralité variable ».
Nous, membres du Collectif Laïcité Yallah, considérons cette nouvelle orientation politique comme une grave atteinte au principe constitutionnel de neutralité. Certes, Molenbeek et ses habitants font face à de nombreux défis en matière d’emploi, de logement, d’enseignement, de santé, de sécurité et de loisirs. Leurs préoccupations méritent la plus grande attention. En quoi une couche de religieux sur des problèmes économiques et sociaux résorberait-elle les inégalités ? L’émancipation sociale s’opposerait-elle à l’émancipation citoyenne ? La lutte contre le chômage et les discriminations ne peut servir de prétexte à défaire la neutralité des pouvoirs publics créant, ainsi, un grave précédent.
Soyons clairs, une administration communale doit veiller à ce que ses représentants incarnent le principe de neutralité. Une neutralité réelle et d’apparence de façon à ce que tous les usagers puissent recevoir le même traitement. Cette neutralité veille à garantir l’impartialité des services publics. Le renoncement à la neutralité est d’autant plus regrettable que cette situation renforce les inégalités entre les femmes et les hommes. Il n’échappe à personne que l’injonction du voile islamique est imposée exclusivement aux femmes pour couvrir leur corps prétendument impur. Quant aux hommes, ils sont considérés comme des êtres incapables de maitriser leur libido. Cette conception, qui infantilise autant les femmes que les hommes, heurte profondément l’esprit de notre démocratie et laisse le champ libre au communautarismeethnique et religieux. Nous ne cesserons de le répéter: le voile est le symbole visible d’une idéologie phallocrate et misogyne et ce à plusieurs égards.
Une croisade contre la laïcité
Si la question du voile alimente toujours (encore) le débat public, elle a, néanmoins, subi une transformation en profondeur avec une nouvelle génération de militantes et militants qui prétend agir au nom des droits humains et de la lutte contre le racisme. Leur interprétation de l’ouverture et leur lecture de la diversité et de l’inclusion les amènent à légitimer une injonction religieuse qui découle d’une culture islamique rigoriste et d’une contextualisation de la religion au-delà de la sphère spirituelle.
Ces militantes et militants pro-voiles qui prétendent afficher, par ailleurs, une grande ouverture sur le monde, ne portent aucune considération à la lutte des femmes en Iran ou au sort des libres-penseurs et des homosexuels dans le monde musulman. Ont-ils un jour entendu parler de Raif Badawi ou de Nasrine Sotoudeh qui croupissent dans les pires geôles, l’une saoudienne et l’autre iranienne ? La seule question, qui trouve grâce à leurs yeux, est celle du voile vue sous l’angle de la liberté individuelle. Cet activisme politique crée de la confusion et des malentendus. Ajoutons à cela une croisade contre la laïcité … qui ne dit pas son nom.
Comme vient de le confirmer l’arrêt de la Cour constitutionnelle rendu dans l’affaire de la Haute École Francisco Ferrer, la liberté d’affichage des signes convictionnels n’est pas absolue. Elle est modulée par plusieurs impératifs. En effet, porter un voile dans un marché ou derrière un guichet de la ville ne relève pas des mêmes exigences. Si l’expression des particularismes est permise dans la rue où le régime des libertés est large, il ne saurait en être de même dans un espace qui relève strictement de l’administration publique. Dans une société libre, démocratique et plurielle, il y a toujours un souci d’équilibre entre les droits individuels et les droits collectifs tout comme il existe des espaces voués à l’expression des particularismes et d’autres donnant préséance à l’intérêt général. D’où la fameuse expression : « La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres. »
Sortir de l’assignation identitaire
La laïcité, principe humaniste, fédère croyants et non croyants et établit des distinctions entre les espaces qui relèvent du privé et ceux destinés au public. Si ces distinctions fondamentales vont de soi dans un régime qui veille à séparer le politique du religieux, elles sont impossibles à établir dans un régime absolutiste. C’est typiquement le cas avec l’intégrisme religieux qui confond les espaces, fusionne la sphère privée et la sphère publique. Son procédé courant est l’appel à l’assignation : tu fais partie d’une communauté, alors tu dois te conformer à elle à tous les instants de ta vie, partout. Le contrôle des femmes passe par le contrôle de leurs corps et de leur sexualité. Les femmes n’existent pas comme sujets à part entière. Ce qui compte c’est l’ensemble. Le tout. La communauté.
Dans certains quartiers, la force du groupe s’exerce comme une pression sociale. Sortir la tête nue, porter une jupe, revendiquer sa féminité, faire du sport, choisir son compagnon, ne pas se conformer au ramadan, sont des actes héroïques. En assurant la neutralité des services publics, l’Etat suspend la pression du groupe. La laïcité, en ce sens, permet aux femmes exposées aux pressions communautaristes d’y échapper. En préservant des espaces de neutralité, l’Etat offre des points de résistance aux individus pour sortir de l’assignation identitaire.
La laïcité reconnait (et encourage) l’émergence du citoyen libre dégagé de toute autorité. Elle permet à chacun d’aspirer à devenir ce qu’il entend être y compris en s’émancipant de sa communauté d’origine. Tel est le principe de l’émancipation qui doit guider nos responsables politiques qu’ils soient à Molenbeek ou ailleurs. Les citoyens libres sont d’une vitalité redoutable pour notre démocratie et pour notre humanité.
Notre humanité n’est pas qu’une espèce, mais un bien collectif à défendre.
Par Collectif Laïcité Yallah[1]
Les signataires :
- Malika Akhdim, militante féministe et laïque;
- Radouane El Baroudi, cameraman ;
- Djemila Benhabib, politologue et écrivaine ;
- Hamid Benichou, militant associatif ;
- Soade Cherifi, enseignante et coach ;
- Yeter Celili, militante féministe et laïque ;
- Bahareh Dibadj, psychologue ;
- Kaoukab Omani, éducatrice ;
- Abdel Serghini, réviseur d’entreprises ;
- Sam Touzani, artiste-citoyen.
[1] Créé le 12 novembre 2019 à l’initiative du Centre d’Action Laïque (CAL), le Collectif Laïcité Yallah est constitué de croyants et de non croyants ayant un héritage musulman. Préoccupés par la montée du fondamentalisme musulman, du racisme, de la xénophobie et de l’antisémitisme, ses membres militent en faveur de la laïcité et combattent le communautarisme ethnique et religieux.
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