La Belgique a-t-elle les moyens d’électrifier son parc de voitures de société? (débat)
Entre l’objectif gouvernemental et sa mise en oeuvre, il reste beaucoup d’obstacles à surmonter.
>>> Lire à ce sujet l’édito d’Anne-Sophie Bailly: Verdir le parc des voitures de société: éviter le crash test (édito)
Stéphane Bocqué (Febeg): « La consommation des voitures électriques sera importante, pas cataclysmique »
La Belgique pourra-t-elle procurer assez de bornes et d’électricité (verte) pour recharger 1,5 million de véhicules d’ici à 2030? Pour Stéphane Bocqué, responsable communication à la Fédération belge des entreprises électriques et gazières (Febeg), l’objectif est réaliste. Mais il est crucial d’accélérer le déploiement de solutions de recharges publiques.
L’objectif du gouvernement fédéral d’électrifier, à partir de 2026, l’ensemble des 900 000 voitures de société du pays vous paraît-il réaliste?
Je crois que oui. D’ici à 2026, le marché et tous les acteurs peuvent se préparer. Mais l’enjeu dépasse les seules voitures de société puisque les prédictions, à l’échelle de la Belgique, font état d’1,5 million de voitures électriques sur nos routes à l’horizon 2030. En tenant compte de cela, il est certain que c’est un challenge, mais il n’est pas impossible pour autant. Le rechargement de tous ces véhicules demanderait la fourniture d’environ 5 térawattheures (TWh) d’électricité, un calcul basé sur une consommation moyenne de 18 kilowattheures par 100 kilomètres et sur une distance moyenne parcourue de 18 000 kilomètres par an. Ces 5 TWh, ça représente environ 6% de la consommation finale d’électricité en Belgique en 2019. Certes, c’est substantiel, mais ce n’est pas cataclysmique. Les producteurs et les fournisseurs incluent évidemment cet horizon dans leurs perspectives et l’anticipent dès aujourd’hui.
Nous pourrions avoir besoin de 150 000 points de recharge publics en 2030. Quand on cumule les projets sur la table, on n’y est pas du tout.
Il n’est pas possible d’obliger le consommateur à choisir un moment spécifique pour la recharge de son véhicule. Les futurs pics de consommation seront-ils compatibles avec l’intermittence des énergies renouvelables et l’absence d’une capacité nucléaire de base?
Rappelons que la Belgique n’est pas une île énergétique. Nous sommes un Petit Poucet au milieu d’un immense marché électrique de plus en plus intégré. Il est évident qu’il faut garder suffisamment de capacité de production sur le sol belge pour garantir la sécurité d’approvisionnement. Le mécanisme de rémunération des capacités (NDLR: le CRM, visant à compenser la future fermeture des centrales nucléaires par de nouveaux sites de production) est là pour donner une capacité pilotable, disponible au moment voulu. Les producteurs seront rémunérés en ce sens ou, au contraire, pénalisés si cette capacité n’est pas atteinte. Avec l’augmentation attendue de la consommation d’électricité, il est impératif que le CRM soit fonctionnel et suffisamment attractif. Toutefois, en ce qui concerne le nucléaire, le gouvernement a encore toutes les cartes en main.
Même dans ce marché électrique intégré, la concomitance de pics de consommation pourrait entraîner une forte hausse du coût de l’électricité à ces moments-là. Comment « lisser » les périodes de recharge des véhicules électriques?
Les gestionnaires de réseau de distribution (GRD) et nous-mêmes avons une vision alignée sur cette question. La gestion intelligente du rechargement sera impérative. Nous pensons que la majorité des recharges seront de type lent. Il faudra bien sûr des infrastructures rapides, surtout le long des grands axes ou dans les noeuds urbains. Mais le client sera aussi dirigé par les signaux de prix. Une période d’apprentissage sera nécessaire.
Cette notion de recharge intelligente se limite-t-elle à l’adaptation du coût de l’électricité consommée en fonction de la demande?
Les tarifs dynamiques, pour la part « énergie » de la facture, auront en effet un rôle à jouer, dans l’esprit de l’ancien tarif jour-nuit, mais avec beaucoup plus de plages horaires pendant la journée. De son côté, la Flandre a annoncé la création, en 2022, d’un tarif capacitaire pour la partie « réseau de distribution » de la facture. Celui-ci tiendra compte des pics de consommation, pour éviter aux GRD de devoir gonfler partout les infrastructures si tout le monde consomme une grande quantité d’électricité au même moment. Mais la recharge intelligente est aussi une notion de répartition de la capacité maximale disponible sur un point de livraison. Un parking d’entreprise, par exemple, pourra prioriser la recharge de certains véhicules par rapport à d’autres.
Ces futurs tarifs ne risquent-ils pas de devenir difficilement lisibles pour les consommateurs?
Une courbe d’apprentissage sera nécessaire, mais je suis convaincu qu’elle sera rapide. Cela paraît complexe, mais dans ce marché-là, les fournisseurs gagnants seront ceux qui proposeront une solution simple, transparente et adaptée à chaque client: celui-ci doit pouvoir indiquer ses préférences, ses limites et rester maître du jeu quand il a impérativement besoin d’une recharge.
Quelle garantie avons-nous qu’une partie substantielle de l’électricité utilisée pour les recharges proviendra de sources renouvelables ou produisant peu de CO2?
En Europe, les émissions de CO2 par kilowattheure d’électricité sont en chute libre depuis des années, et la tendance se poursuit. Les émissions des centrales au gaz sont elles aussi en diminution. Comme elles sont couvertes par le système d’échange de quotas d’émissions de l’Union européenne (NDLR: également connu sous l’acronyme ETS, pour Emissions Trading System), les unités plus modernes poussent peu à peu les plus polluantes en dehors du marché. Il faut aussi considérer que le gaz changera aussi: dans les années à venir, on y injectera du biogaz, puis une partie d’hydrogène renouvelable, que l’on pourra notamment produire quand il y aura trop d’énergie verte à certains moments. Et puis, les futurs projets de parcs éoliens onshore et offshore permettront de répondre à une partie de la demande.
Y a-t-il encore des obstacles à lever, pour les producteurs et fournisseurs, en vue d’accroître l’électrification de la mobilité?
Les compteurs digitaux seront nécessaires. Ils permettront, par exemple, d’avoir deux fournisseurs sur un même point de fourniture. Vous pourriez ainsi avoir un contrat d’énergie grise pour votre habitation et un contrat d’énergie verte pour la recharge à domicile de votre véhicule électrique. Le projet de loi du gouvernement fédéral prévoit d’ailleurs que l’électricité fournie aux voitures de société devra être verte. Je ne suis pas inquiet pour le déploiement de solutions de recharge à domicile ou au travail. Par contre, une des préoccupations porte sur les infrastructures publiques disponibles d’ici à 2030. En Europe, on dit souvent qu’il faut un point de recharge public pour dix véhicules électriques. S’il y a 1,5 million de véhicules électriques en 2030, nous aurons donc besoin de 150 000 points de recharge publics. Quand on cumule les projets sur la table à l’heure actuelle, on n’y est pas du tout. Enfin, il est crucial d’opter pour un cadre légal et fiscal stable, sans changement rétroactif.
Peter Buyckx et Magali Van Coppenolle (Blue Corner) »Les bornes semi-publiques joueront un rôle majeur »
Depuis janvier, l’entreprise Blue Corner installe près de quatre fois plus de bornes de recharge qu’à la même période l’année dernière. Si l’ambition du gouvernement lui semble réaliste, plusieurs obstacles freinent leur déploiement. Notamment le coût du raccordement et de l’utilisation du réseau électrique.
Vous plaidez pour l’installation de plus d’un million de bornes de recharge en Belgique. Est-ce réaliste d’ici à 2026?
Magali Van Coppenolle, sales manager: Précisons d’abord qu’il ne s’agit pas d’un million de bornes sur les lieux publics. Les études existantes démontrent que 90% des recharges en Belgique se font soit à domicile soit au travail. L’objectif nous semble envisageable en tenant compte de cette réalité. Les bornes semi-publiques joueront un rôle majeur: les parcs d’activité économique, les centres commerciaux, les stations-service… La plupart de ces acteurs sont déjà sur des axes fort fréquentés et sur des lieux où une extension de la capacité électrique est faisable.
Peter Buyckx, managing director: A l’heure actuelle, on estime qu’il existe entre 11 000 et 12 000 points de recharge publics ou semi-publics en Belgique. En comparaison, les Pays-Bas en comptent environ 80 000. Les bornes devront suivre les déplacements des gens.
La crise sanitaire a modifié certaines pratiques, dont le recours accru au télétravail, qui persistera partiellement. Peut-elle remettre en cause la répartition des bornes à déployer?
M.V.C.:Depuis plusieurs années, beaucoup de promoteurs introduisent des bornes de recharge dans les projets d’appartements. Bien sûr, en particulier en ville, tout le monde ne dispose pas de son propre garage. Mais des initiatives permettent déjà à chaque citoyen de faire une demande auprès de sa commune pour qu’une borne soit installée à proximité de son domicile. En Wallonie, nous avions créé à cette fin, il y a quelques années, le site wallonieelectrique.be. A Anvers, on a pu développer cette approche de façon très positive. Partout en Belgique, il faut suivre la même logique. A l’heure actuelle, cette possibilité n’est pas assez connue du grand public.
Le coût de l’électricité et d’utilisation du réseau est beaucoup plus élevé en Belgique qu’aux Pays-Bas.
Ces villes doivent-elles payer une partie ou la totalité des bornes installées?
M.V.C.: C’est à l’opérateur d’investir dans la borne et dans son coût de raccordement, tant que l’on sait à l’avance qu’il existe une demande pour la recharge de véhicules à cet endroit. Mais cela nécessite une décision efficace et rapide des pouvoirs publics pour approuver les installations de bornes. Ce n’est pas encore suffisamment le cas.
Que manque-t-il pour faciliter le déploiement de bornes?
P.B.: Deux choses pourraient aider le secteur. La première est liée à la durée des concessions que nous recevons. On ne peut pas avoir un business model rentable sur une période de trois ou cinq ans. Nous avons besoin de dix ans et plus. La deuxième porte sur le coût de l’électricité et de l’utilisation du réseau. Par kilowattheure, celui-ci est beaucoup plus élevé en Belgique qu’au Pays-Bas. Là-bas, une règle nous permet de combiner les connexions de différentes bornes que l’on gère comme une seule entité, les rendant ainsi comparables au prix plus attractif d’une connexion haute tension. On parle alors d’un prix d’environ dix cents par kWh. En Belgique, comme elles sont reprises individuellement, c’est au moins deux fois plus cher.
M.V.C.: A cela s’ajoutent des différences de coût de raccordement au réseau selon les Régions. Il est par exemple jusqu’à quatre fois plus cher d’avoir les mêmes 63 ampères en Wallonie qu’en Flandre. Réduire ces coûts en Wallonie pourrait aussi y accélérer le déploiement de bornes.
L’habitat est particulièrement dispersé en Belgique. Quand ce n’est pas possible à domicile, proposer des solutions de recharge à proximité pour tous les conducteurs sera-t-il envisageable?
M.V.C.: Dès 2011, l’approche en Flandre était de faire en sorte que chaque citoyen ait une borne de recharge à moins de dix kilomètres de son domicile. C’est une philosophie qu’il faut aussi développer en Wallonie.
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