L'arrivée des masques Alibaba à Bierset, mi-mars. © Belga

L’hallucinante saga des masques ou deux mois d’errements coupables

Olivier Mouton Journaliste

Les principaux moments de la pénurie de matériel de protection, réunis ici, témoignent de la gestion chaotique des autorités belges et d’un marché devenu fou. Edifiant.

Cela fait plus d’un mois que l’épidémie de coronavirus est devenue une réalité sinistre et palpable en Belgique. Plus d’un mois, aussi, que l’incroyable saga de la pénurie des masques défraie la chronique. Jeudi, après avoir mené l’enquête en France, le média d’investigation Médiapart parlait d’un « mensonge d’Etat ». En Belgique, lorsque l’on examine les informations révélées, la gestion chaotique des autorités est révélée de façon crue. Ainsi, il est vrai, qu’un marché mondial devenu fou.

3 février : la Chine appelle à l’aide

Pour être juste, il faut remonter deux mois plus tôt. La Chine, premier pays confronté à la crise sanitaire du coronavirus, exprime par voie diplomatique avoir besoin d’urgence de fournitures médicales, notamment de masques, lunettes et combinaisons de protection. Les craintes liées à cette épidémie de pneumonie virale, qui a contaminé à ce moment plus de 17.000 personnes, dont plus de 360 mortellement, ont poussé les Chinois paniqués à faire le plein de masques à usage unique pour tenter de limiter sa propagation. Plusieurs pays, dont la France, le Royaume-Uni, le Japon et la Corée du Sud, ont déjà envoyé des équipements à la Chine, souligne une porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères. Les pays en question n’imaginent pas encore ce à quoi qu’ils seront bientôt confrontés.

5 mars : les médecins belges s’inquiètent

Un mois plus tard, la crise du coronavirus touche l’Europe. Des médecins se plaignent du manque de communication des autorités fédérales sur les consignes précises à suivre en cas de patient suspicieux. Pour d’autres, le plus grand problème réside dans le manque d’anticipation du gouvernement dans l’achat de masques et de lunettes protectrices destinés au corps médical. Dans Le Soir, le docteur Thomas Orban, président du Collège de médecine générale, fait savoir le ras-le-bol des médecins qui se disent être mal informés, mal équipés et mal concertés face aux premiers cas de coronavirus en Belgique. Le docteur David Simon, représentant de l’ABSyM (Association belge des syndicats médicaux), confirme au Vif/L’Express que l’urgence réside surtout dans une livraison rapide de masques buccaux et de lunettes de protection pour le personnel soignant.

6 mars : le « carnaval » des fabricants

Le marché des masques s’emballe. Pour les fabricants, c’est « carnaval tous les jours », soulignent nos collègues de Trends-Tendances. La demande mondiale accrue de masques médicaux a provoqué une pénurie jusqu’en Belgique. Les pharmaciens de Louvain affirment que leurs magasins ont été « dévalisés », plus particulièrement par des citoyens chinois qui envoient des masques à leurs parents en Chine. La boutique en ligne d’articles médicaux Barthels Medical signale ne pas pouvoir renouveler le stock de certains produits avant le mois de mai. « La plus grande demande nous vient des entreprises. Elles achètent des masques pour les envoyer en Chine « , commente le porte-parole de Barthels. La demande de gels hydroalcooliques et de désinfectants connaît, elle aussi, une forte augmentation

15 mars : premier couac

Le gouvernement fédéral et sa ministre fédérale de la Santé, Maggie De Block (Open VLD), tentent de prendre le taureau par les cornes. Un marché public a été lancé. Mais on apprend que les masques n’arriveront pas et que l’entreprise de Turquie qui devait livrer des masques à la Belgique fait l’objet… d’une enquête pour fraude. Le dossier a été transmis au parquet fédéral.

Dans ce contexte de crise, afin de prévenir une pénurie, imminente, de masques buccaux, le virologue Marc Van Ranst – membre du comité scientifique spécialement créé pour conseiller les autorités sur le coronavirus – appelle les citoyens à remettre les stocks qu’ils ont achetés aux hôpitaux. Il emboîte ainsi le pas au porte-parole interfédéral francophone Emmanuel André, qui lançait le même appel, dimanche soir.

16 mars : premier arrivage… grâce au roi

Un demi-million de masques de protection sont offerts à la Belgique par l’entreprise chinoise de commerce en ligne Alibaba et la Fondation Jack Ma. Notre pays recevra également 30.000 kits de tests afin de lutter contre le Covid-19. Les premiers 300.000 masques arrivent à Liège ce jour-là, la deuxième partie du don suivra dans le courant de la semaine. C’est grâce à l’intervention personnelle du roi Philippe, qui a de très bons contacts avec Jack Ma, que cette solution a pu être trouvée.

23 mars : les couacs virent aux scandales

Premier rebondissement : selon le site d’informations Business AM, la livraison infructueuse de 5 millions de masques buccaux et le marché public tronqué de la semaine précédente pourrait cacher un scandale politique. Derrière cette société se cacherait Mahmut Öz, un membre du parti de la ministre fédérale de la Santé. Deuxième rebondissement : c’est désormais le ministre libéral flamand Philippe De Backer qui est chargé de superviser l’approvisionnement en matériel. Le manque d’anticipation « suscite des critiques qui, une fois la crise passée, mériteraient que l’on y réponde lors d’une commission d’enquête parlementaire », écrit-on. La gestion initiale pour le moins hasardeuse de la ministre fédérale serait sur la table, au même titre que les économies réalisées ces dernières années dans le secteur de la santé ou, de façon plus générale, le modèle généré par la mondialisation qui délocalise la production loin de chez nous.

Sans oublier ce nouvel épisode effarant, révélé par Le Vif/L’Express : le stock stratégique de masques FFP2 dont disposait la Belgique (six millions de masques) a été réduit à néant sous l’ère de Maggie De Block. Achetés au moment de la grippe A/H1N1, ils étaient arrivés à leur date de péremption. Par souci d’économie, la ministre de la Santé a décidé de ne pas renouveler la réserve…

Ce même jour, on apprend que la production de masques médicaux en Belgique serait impossible, en l’état. Du moins est-ce le constat de Jan Laperre, manager général de Centexbel – le centre scientifique et technique de l’industrie textile belge : la Belgique n’a jamais produit des masques par le passé, il n’en a ni les ressources, ni les capacités.

26 mars: les critiques politiques

La « grande union » politique a été décrétée pour lutter contre le coronavirus, mais les partis qui soutiennent Sophie Wilmès de l’extérieur – singulièrement le PS, Ecolo et le CDH – grincent des dents au sujet de la gestion du matériel. « Nous n’avons pas eu de réponses à toutes nos questions, résume Patrick Prevot. Il y a toute une série de secteurs qui ne sont pas équipés comme ils le devraient. » « Il faut des centaines de millions de masques », dit Catherine Fonck (CDH). En pointe dans le contrôle parlementaire, cette médecin de formation estimera plus tard qu’une commission d’enquête parlementaire s’imposera après la fin de la crise sanitaire.

27 mars : le marché chinois en fusion

« C’est comme fabriquer de l’argent »: avec la pandémie qui frappe tous les continents, de nombreux industriels chinois se sont lancés dans la lucrative production de masques pour satisfaire une demande exponentielle. Durant les deux premiers mois de 2020, la Chine a enregistré… 8.950 nouveaux producteurs de masques sur son territoire.

30 mars : la débrouille et un nouveau scandale

Faute de matériel en suffisance, on invente, on crée des masques de façon artisanale. Un exemple : l’hôpital Erasme s’apprête à recevoir les premiers prototypes de valves pour monter des masques de plongée Decathlon sur des petits respirateurs afin de prendre en charge des patients infectés par le Covid-19 qui ont besoin d’une assistance respiratoire modérée.

Ce même jour, la ministre de la Santé Maggie De Block et le ministre Philippe De Backer, président de la « Taskforce Shortages », expliquent qu’une commande de millions de masques FFP2 a été annulée à cause d’un fournisseur peu scrupuleux. Le fournisseur en question, Michaël Willems, CEO de Pharmasimple, se déclare « furieux et abasourdi » par les accusations ministérielles et dit se réserver le droit d’une action en justice. Paris Match publie les conventions qui contredisent la version ministérielle: il n’y aurait eu aucune augmentation de prix. Dans l’incroyable saga de la pénurie de masques en Belgique, voici donc un nouvel épisode qui vire au scandale.

31 mars : scandale flamand, production wallonne

Couac, encore, mais régional cette fois. 100.000 masques commandés par le gouvernement flamand pour les hôpitaux de revalidation s’avèrent inutilisables. Les masques FFP2 étaient à destination du personnel soignant. Selon le Tijd, les masques reçus ne sont pas de bonne qualité, ni certifiés. Ils ont été produits à destination de l’industrie et pas des soins de santé.

Pendant ce temps, le gouvernement wallon retient une société pour créer des masques chirurgicaux ainsi que plusieurs entreprises, des centres de recherches et le CHU de Liège pour mettre en place la décontamination des masques.

1er avril: « Maggie De Block, démission »

La ministre fédérale de la Santé déguste. La CSC-Services publics appelle à sa démission dans une carte blanche publiée sur Le Vif.be. Le front commun syndical CSC-FGTB est mécontent, les généralistes lui écrivent plusieurs courriers, les soutiens extérieurs au gouvernement taclent: c’est désormais un tir groupé. Elle réplique: « Je travaille jour et nuit. »

3 avril : la Chine aime la Wallonie

La Région wallonne a réussi à passer une gigantesque commande de 19 millions de masques. »Grâce à nos relations privilégiées avec la province d’Hubei, où se situent beaucoup de producteurs de masques, la Wallonie est en quelque sorte devenue prioritaire par rapport aux autres pays« , susurre-t-on à l’Awex. Un courrier du gouverneur de la province du Hubei, Xiaodong Wang, affirmait le 17 mars : « Au moment clé où la province du Hubei lutte contre l’épidémie de Covid-19, nous avons reçu le soutien et l’aide désintéressés de la Wallonie. Le peuple du Hubei n’oubliera jamais cette amitié à la période la plus difficile« .

La Chine, touchée en premier et source de la saturation du marché mondiale, retrouve le chemin d’une diplomatie conquérante, tandis que tout le monde s’arrache ce morceau de tissu devenu « le » symbole de la crise.

En Belgique, un jour, il y aura des comptes à rendre.

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