© Antonin Weber

L’art de saisir sa chance: portrait de l’artiste Charles Kaisin

En mars 2020, l’artiste lançait Origami for life, une initiative participative et solidaire où il invitait la population à lui envoyer un petit oiseau en papier pour lequel l’artiste s’engageait à trouver des fonds au profit de l’hôpital Erasme. Un an plus tard, ses 20 000 oiseaux nichent pour six mois aux Musées royaux des beaux-arts, à Bruxelles.

C’est ici qu’il nous a fixé rendez-vous, pour la voir « en vrai », de « près » avant de poursuivre l’interview chez lui, un peu plus bas dans le centre-ville bruxellois. Ce midi, Charles Kaisin explique n’en avoir utilisé que vingt mille pour réaliser cette gigantesque installation aux Musées royaux des beaux-arts. Déambulant sous son oeuvre, il nous présente quelques-uns de ses petits oiseaux. Celui-là provient de Téhéran, ceux-là d’un atelier protégé à Ciney, tandis qu’un autre a été envoyé de Melbourne. « Franchement, faut le faire! », conclut-il, ému, à l’évocation de cette mobilisation générale. C’est peu dire que les oiseaux ont déjà fait du chemin avant d’atterrir ici, plus encore si l’on sait qu’après Kanal-Centre Pompidou, où l’installation était inaugurée en juin 2020, ils ont transité par la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule, avant d’être accrochés galerie de la Reine pour Noël.

Entre-temps, le projet s’est étoffé et, bientôt, ce sont de monumentaux arbres à origamis qui s’élèveront au Mucem, le musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée à Marseille. Ceux-ci avaient été réalisés pour le palais de Tokyo à Paris et confectionnés avec des oiseaux pliés par des citoyens français et ce, au profit du Samu social. Rebelote donc au Mucem en juin, mais, cette fois, il s’agira de soutenir l’accès à la santé alimentaire dans les quartiers nécessiteux. Si le projet est un succès, celui-ci n’en est que plus beau puisque réalisé à titre gracieux. Kaisin confie que, depuis 2019, tous ses projets ont été organisés au profit d’oeuvres et d’associations.

Son plus gros risque: avoir suffisamment cru en moi pour ne plus faire que ce que j’aimais. »

« Bon allez, on va le prendre, ce café? », lance alors notre homme, sa parka sur le dos, qui semble fabriquée dans le même papier bulle utilisé pour déménager des objets fragiles. Arrivé dans son appartement, Charles – vêtu de la tête aux pieds en Issey Miyake – nous laisse le choix entre trois salons, dans les trois on trouve des oeuvres d’art tout autour et la même musique douce qui réchauffe les coeurs en ce jour férié plutôt mouillé. Hôte attentif, il déballe tout ce qu’il a dans sa cuisine, des truffes au chocolat, des melo cakes de pâtissier, de l’eau au gingembre, tout en faisant couler un café.

Dynamique, vivant, amusant, c’est un show quand il s’installe dans son fauteuil, comme si Hobbes le tigre avait fusionné avec Agrippine, l’héroïne de Claire Bretecher. Calé dans son fauteuil mais les jambes pendues à son accoudoir, il explique que si l’idée d’une oeuvre constituée d’origamis avait germé durant son année d’études au Japon – il y a vingt ans – c’est le confinement qui l’a poussé à la réaliser. En bon hyperactif, et après trois jours passés à faire du pain tout début mars 2020, Charles Kaisin était à deux doigts de se taper la tête contre les murs de son intérieur tandis qu’à l’extérieur c’était l’horreur et la psychose, les hôpitaux manquaient de tout, des unités Covid devaient être créées, les masques étaient insuffisants, les respirateurs « une denrée rare »…

L'art de saisir sa chance: portrait de l'artiste Charles Kaisin
© Antonin Weber

Alors l’artiste retrousse ses manches et mobilise son équipe – une quinzaine de personnes – en prenant le risque de les mettre au boulot, donc de continuer à les payer. Non seulement, ils font tourner les machines et produisent masques, blouses et combinaisons pour les médecins, mais en parallèle, Charles lance cette grande initiative solidaire et populaire pour trouver des fonds pour les hôpitaux. L’homme fait alors chauffer le téléphone et, petit à petit, trouve du soutien auprès d’entreprises – Engie surtout – et de généreux donateurs.

« Il faut être juste, en temps normal, j’ai la chance de travailler sur de gigantesques projets, d’organiser de grands événements et de connaître des gens importants qui bénéficient de certains moyens. Dès lors, au lieu de me plaindre, j’ai décidé de mettre ma chance au service des autres et d’être utile à ceux qui en ont besoin. »

Concernant les résultats, Charles Kaisin avoue avoir été « scotché » par les réactions reçues, des CEO qui le rappellent le dimanche, des familles entières qui le suivent même s’il ne cache pas avoir été aussi déçu par certaines connaissances. « Heureusement, rarement. Mais j’ai réalisé que c’est dans des périodes aussi difficiles que l’on découvre qui sont nos vrais amis et que l’on mesure la grandeur d’âme des uns et des autres. »

Son mantra: « il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous. » (Paul Eluard)

Valoriser la singularité

L’engagement, oui, est une chose qui lui parle. Kaisin explique que cela lui vient de sa maman qui, dans le petit village de Wallonie où il a vu le jour, redistribuait toujours leurs vêtements quand ils n’en avaient plus besoin, une famille aussi où la table était toujours ouverte aux autres. Les Kaisin, un clan historiquement paysan qui travaille la terre mais au sein duquel papa travaillait pour Cockerill tandis que maman élevait les deux garçons à la maison. Comment se passait la vie à l’époque? Plutôt bien. Il confie avoir eu cette chance exceptionnelle d’avoir des parents qui ont toujours su « valoriser (sa) singularité ».

A l’école, c’est une autre histoire, Charles excelle et cumule les bonnes notes « non pas pour briller mais pour me constituer une armure, une sorte de bouclier pour protéger ma différence ». Gay, il le pressent depuis qu’il a 10 ans, ajoutez à cela qu’il n’est pas porté sur le sport et qu’il esthétise déjà le monde dans sa tête. Ne manquait plus qu’un prof un peu persécuteur qui se plaît à se moquer de lui, et on comprend tout de suite mieux le besoin du « bouclier ». « Ma force, c’est que j’étais plus mature, j’ai très vite réalisé que l’enjeu de cette situation était de me sortir le plus rapidement possible de là pour pouvoir vivre ma vie. »

Ce qu’il fera à Bruxelles, en s’inscrivant en architecture à Saint-Luc pour construire des lieux « où les gens vivent, ce n’est pas aussi beau que les médecins qui sauvent des vies mais c’est tellement important ». Il y découvre la liberté d’être lui, de courir les musées et les expositions, de rencontrer des gens passionnants et se met tout doucement à collectionner des oeuvres d’art. Un jour, un célèbre architecte lui dit qu’il y a trois sortes d’architectes, les génies, les fils des gros clients ou ceux qui peuvent se vanter d’un beau patronyme et enfin, les persévérants. Charles, qui bosse au Pain Quotidien en parallèle de ses études, se dit que le seul moyen de s’en sortir, c’est de choisir la dernière catégorie.

De fait, le jeune Charles en a déjà sous la semelle, et en sortant de ses études, il parvient à dégoter un stage à Paris chez la star des architectes, Jean Nouvel himself. Non sans avoir passé des semaines à harceler sa secrétaire au téléphone: « J’ai dû appeler une bonne soixantaine de fois avant que Nouvel me rappelle très tard un soir depuis Mexico et m’annonce qu’il me prenait. » A Paris, il rencontre la famille Guerrand-Hermès qui propose de l’héberger. Ce sera pour les remercier que, des années plus tard, Kaisin organisera son premier dîner surréaliste. Un menu concocté par un chef, une table que l’on rejoint après avoir traversé des bottes de foin, de la pelouse sous les assiettes, trente-six oiseaux en liberté et un agneau qui se promène au milieu de la pièce. Un geste complètement désintéressé mais qui, face au succès de la soirée, se transformera ensuite en une formidable entreprise professionnelle qui le mène aujourd’hui aux quatre coins de la planète, pour des clients plutôt over the top. A ce propos, il confie n’être pas peu fier d’avoir réussi un jour à faire venir un orchestre philharmonique durant un de ses dîners avant de clôturer la soirée par un show privé de Katy Perry.

Sa plus grosse claque : je considère que je n’en ai jamais vraiment eu. J’essaie toujours de transcender les difficultés, chaque fois que j’ai été confronté à un échec, je suis parvenu à le transformer en quelque chose de positif. »

Mode d’emploi

Retour aux années 1990, après Paris, direction Londres où Charles intègre la Saint Martin’s School of Art, une formation qu’il finance en bossant à l’hôtel Dorchester, un 5-étoiles. Bluffant sur son expérience en hôtellerie pour y être engagé, il se retrouve le premier soir à servir la princesse Anne lors du gala annuel de la Croix-Rouge. Sorti victorieux de cette épreuve du feu, il sera nommé chef de salle le lendemain et y gagnera au passage un repas gratuit quotidien. Levé à 5 heures tous les jours, il assure le service en chambre jusque 9 h 30, part ensuite à l’école, et revient pour le service de la soirée. C’est durant cette année qu’il comprend ce qu’est un service de 500 personnes et acquiert l’art de servir. C’est également à ce moment que, faute d’argent pour acheter du matériel, il s’intéresse au recyclage et à la réutilisation pour créer ses oeuvres. Il finit par gagner des tas de concours, est admis au prestigieux Royal College of Art et décroche une bourse pour le Japon où – devinez quoi – il découvre l’art de l’origami. Côté vie privée, c’est la débâcle, une rupture amoureuse difficile le pousse à entamer une psychanalyse, un travail de sept ans, « une révélation » qui équivaut pour lui à découvrir enfin « le mode d’emploi de soi-même, comme si nous étions une machine avec tout plein d’options reçues à la naissance et, qu’un beau jour, nous recevions le manuel d’instruction ».

Dire qu’il a eu de la chance, c’est aller un peu vite. Charles Kaisin pense qu’il y avait sans doute en lui un terrain fertile mais qu’il a surtout énormément travaillé. Les chances seraient plutôt d’avoir fait « tellement de rencontres intéressantes » mais, là aussi, notre homme se montre plus mesuré, lui pense surtout qu’il n’y a « pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous ». « Quand on veut vraiment quelque chose, on crée sa chance en allant à sa rencontre, il faut simplement – et ce n’est pas toujours facile – être convaincu par ce que nous avons envie de faire. Le reste, ce n’est que du courage et du travail. »

Ses 5 dates clés

  • 1995: « Le début d’une relation « on-off » de sept ans avec un homme qui n’avait pas de quotient émotionnel, j’entame alors une psychanalyse pour me prendre en main et comprendre « l’enjeu » des choses de la vie. »
  • 1999: « Après avoir étudié l’architecture à Saint-Luc puis à la Saint Martin’s School of Art à Londres, j’intègre The Royal College of Art, la meilleure des écoles. »
  • 2011: « Mon premier dîner surréaliste pour remercier la famille Guerrand-Hermès, un « festin de Babeth » qui deviendra par la suite une grande aventure professionnelle. »
  • 2017: « Je rencontre Philippe, mon compagnon, dans un club londonien, je lui offre un verre, un mois plus tard, on ne se quittait plus. »
  • 2020: « Au début du confinement, après avoir fait du pain pendant trois jours, je lance mon opération Origami for life, ma nouvelle grande aventure. »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire