« L’amour est la clé de voûte du capitalisme »
Qui dit Saint-Valentin prononce amour. Vraiment ? Et si la relation sentimentale n’était qu’un échange économico-sexuel né avec l’être humain ? Le philosophe François De Smet avance cette thèse dans son dernier livre, Eros capital. L’amour, la nouvelle religion refuge ?
Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer que l’échange économico-sexuel constitue le ressort des relations entre les sexes depuis les origines de l’humanité ?
Le concept d’échange économico-sexuel a été inventé par des sociologues féministes des années 1970, parmi lesquelles l’anthropologue italienne Paola Tabet. A l’origine de mon livre figure la question : et si l’amour, les sentiments et le sexe ne constituaient qu’un marché qui n’ose pas dire son nom ? J’ai été intrigué par le fait que tous les sujets qui mêlent l’amour, le sexe et l’argent sont sulfureux : la prostitution, l’économie interne des couples, les couples » inégaux « , avec le grand classique de l’homme riche et puissant au bras d’une femme plus jeune et plus belle. Dans ma recherche, j’ai voulu balayer le registre des sciences humaines et celui des sciences naturelles. Côté sciences humaines, la notion d’échange économico-sexuel suggère que toute relation hétérosexuelle depuis la nuit des temps est un échange entre les ressources matérielles des hommes, qui les auraient confisquées, et l’accès au sexe des femmes. Cela a été une réalité dans la plupart des civilisations du monde, y compris en Occident jusqu’il n’y a pas si longtemps. J’ai ensuite confronté ce constat aux sciences naturelles et à la psychologie évolutionniste. Elle tend à dire que l’exploitation n’est pas seulement culturelle. Et si elle avait aussi une origine – pas une justification – en partie naturelle ? Le biologiste Richard Dawkins avance que la différenciation des sexes il y a des millions d’années serait le fruit d’une stratégie évolutive entre gamètes, gros, rares et lents (ceux des femmes) et gamètes nombreux, petits et rapides (ceux des hommes) et que les propriétaires de gamètes intermédiaires auraient disparu. Nous serions le fruit d’une stratégie évolutionnaire de coexploitation des uns par les autres. Et cela aurait donné lieu, dans toutes les espèces, à des stratégies reproductives et sexuelles où les mâles tendent quasi systématiquement à utiliser toutes les occasions de reproduction possibles, et où les femmes sont plus sélectives et plus prudentes parce qu’elles ont beaucoup plus à perdre en cas d’erreur. L’idée est un peu iconoclaste mais intéressante. Etre 100 % existentialiste est aussi absurde qu’être 100 % essentialiste. Et reconnaître que les différences entre hommes et femmes sont en partie naturelles, y compris dans nos manières de penser, ne remet pas du tout en cause la réalité de la discrimination sur le plan sociétal ou juridique.
Il n’y a rien de plus discriminant que le marché amoureux.
Malgré l’autonomie financière des femmes et la réduction des inégalités avec les hommes, vous suggérez que l’échange économico-sexuel domine toujours les relations amoureuses aujourd’hui. Comment l’expliquez-vous ?
Même dans notre monde égalitairement normé, les hommes et les femmes ont une tendance – naturelle ou culturelle ? – à reproduire les attentes du marché économico-sexuel. Les hommes restent globalement attirés par les fonctions hiérarchiques et par la priorité donnée au travail. Malgré toutes les campagnes de promotion, les femmes restent majoritairement dans les emplois à temps partiel, le soin aux enfants… Parce qu’elles sont formatées par la société, dira-t-on. Mais n’est-ce pas en partie aussi parce qu’elles trouvent plus valorisantes les activités liées à la coopération et au soin ? On peut croire que le phénomène est complètement culturel. Je crois qu’il est en partie enraciné dans notre nature. La thèse centrale du livre est que nous avons sans doute investi dans l’amour comme idéal transcendant voire comme religion pour échapper au fait, difficile à accepter, que tout est marché et échange. Comme cette idée n’est pas confortable, on a besoin d’une sphère du non-contrôle, de gratuité, de mystère ; c’est l’intimité amoureuse. En cela, l’amour est la nouvelle religion et la clé de voûte du capitalisme.
L’amour peut-il survivre au sexe ? demandez-vous. Si oui, cela passe-t-il par la distinction entre amour et sexe et par une banalisation de l’infidélité ?
C’est une possibilité en effet, même si je ne la promeus pas. Bien que le travail du sexe soit de plus en plus réprimé, on a l’impression que prévaut une libéralisation du libertinage, en partie due à Internet. Je ressens aussi l’essor de la conceptualisation du polyamour. Mais j’ignore s’il a de l’avenir. Culturellement ou pas, on reste engoncé dans l’envie d’une certaine exclusivité en amour. Une chose est sûre : les moeurs évoluent toujours selon un mouvement de balancier. On est actuellement dans un monde sans modèle dominant. On est tous libres d’aimer sans entrave alors que, paradoxalement, il n’y a rien de plus discriminant et de plus méritocratique que le marché amoureux. On peut se trouver exclu du marché parce qu’on n’a pas les bons attributs.
Vous inscrivez dans cette logique de l’échange économico-sexuel la campagne de pub des sugar daddies, hommes vieux et fortunés, et des sugar babies, étudiantes dans le besoin, qui avait fait scandale devant l’ULB. Les propos récents de l’écrivain Yann Moix sur son rejet des femmes de plus de 50 ans vous inspirent-ils la même réflexion ?
L’affaire des sugar babies et les propos de Yann Moix révèlent qu’il y a un marché et qu’il est cruel. Des sites comme richmeetbeautiful.com peuvent être vus comme incitant à la débauche. Je trouve qu’il y a débat et que ce n’est pas si simple. Personne ne s’émeut de sites de rencontres entre musulmans ou entre personnes ayant socialement réussi… Quand on interroge les sugar babies – la journaliste Nadia Le Brun l’a fait dans son livre Les Nouvelles Courtisanes (Kero, 2017) – on s’aperçoit que le phénomène n’est pas entièrement assimilable à de la prostitution. Les femmes en question sont parfois réellement sous le charme de leur pygmalion ; il n’y a pas toujours de relations sexuelles… Yann Moix choque parce qu’il dit de façon cash et avec une vraie goujaterie préférer les femmes jeunes. Il révèle donc la cruauté du marché. Il affirme : moi, homme de 50 ans, intellectuel, vendant beaucoup de livres, ayant socialement réussi, j’ai facilement accès à des femmes plus jeunes. C’est d’une violence terrible pour les femmes. Mais si se vanter d’être dans une position dominante de marché est inélégant, ce n’est pas pour cela que c’est faux.
Dans le chef des auteurs de harcèlement de rue, vous parlez de « conquête de l’espace public » et d’ « exclusion du marché sexuel et sentimental ». N’est-ce pas un peu réducteur ?
Il s’agit de comprendre le comportement et en rien de l’excuser. Aucun harcèlement de rue n’est tolérable et on a raison de le combattre par tous les moyens possibles. Dans le chef d’hommes qui tentent, souvent lâchement, en bande et avec des chances de » succès » relativement proches de zéro, d’attirer l’attention de jeunes filles en les sifflant ou en les insultant, on peut se demander ce qui se passe. Ce n’est pas vraiment de la drague parce qu’ils ne peuvent pas arriver à leurs fins. Je crois qu’il y a une frustration, une exclusion du marché sentimental et sexuel, et une tentative de se réapproprier un espace. La rue est un des derniers endroits où tout le monde peut croiser tout le monde. Je crois que l’homme qui fait du harcèlement de rue tente de dominer – temporairement – une partie de l’espace public parce qu’il ne domine rien. J’y vois la frustration d’un homme qui ne sera peut-être jamais en position de rencontrer la même jeune femme dans un bar parce que l’entrée lui aura été refusée ou parce que l’établissement se situe dans des quartiers où lui ne traînera jamais. Si aux déclassements économique et identitaire s’ajoute le sentiment d’un déclassement sur le marché du sentiment, cela deviendra un vrai sujet politique. Le 23 avril 2018, un type, par pure frustration, a visé intentionnellement des femmes dans les rues de Toronto avec sa voiture-bélier (NDLR : l’attentat a fait dix morts dont huit femmes). Je n’excuse absolument rien. J’essaie de comprendre.
Eros capital, les lois du marché amoureux, par François De Smet, Climats-Flammarion, 400 p.
Au moment de solliciter son interview, il est philosophe, auteur et directeur de Myria, Centre fédéral Migration. Au moment de la réaliser, il est devenu tête de liste DéFI pour la Chambre à Bruxelles. Même si c’est pour parler de son dernier livre assez éloigné de la politique belge (quoique…), François De Smet admet donc » peser un peu plus ses mots « . Un philosophe en politique ne risque-t-il pas de s’y perdre ? » J’avais envie de mener cette expérience pour participer à la vie démocratique de mon pays. Les philosophes, comme les autres, ont vocation à le faire à condition de ne pas se confondre avec le pouvoir « . Mais encore ? » Dans la fonction de parlementaire, j’aime bien l’idée du mandat, poursuit le futur candidat. » La bonne hygiène démocratique voudrait que beaucoup plus de gens s’engagent mais pour un temps limité. Ma démarche est aussi un message en faveur de la déprofessionnalisation de la politique. Sans doute aurons-nous toujours besoin de quelques professionnels parce qu’il faut pouvoir, en politique comme dans d’autres milieux, maîtriser certaines arcanes. Pour moi, la solution à la crise de représentativité n’est pas seulement de s’adjoindre des mécanismes supplémentaires, référendum, consultation populaire… Nos institutions ne sortent pas de nulle part. Des personnes, avant nous, se sont posé les mêmes questions. » Et que penser de l’émergence de partis citoyens ? » Toutes les formations politiques traditionnelles ont été des partis citoyens à un moment ou à un autre. De la même manière qu’une secte est une religion qui a réussi, un parti traditionnel est un parti citoyen qui a réussi… A lui aujourd’hui d’aller chercher davantage de gens de la société civile et d’assurer une plus grande circulation du personnel politique « . Parole d’un bleu séduit par DéFI parce que c’est » un parti centriste, qui n’est radical que sur un sujet, les droits humains » et parce que, du fait de sa » taille humaine « , il peut avoir » une position de conciliateur sur une série de points de vue « .
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici