Carte blanche
Itinéraire d’un chercheur d’emploi (carte blanche)
Ce tuteur d’un jeune adulte raconte le parcours du combattant de son protéger pour tenter de trouver un nouvel emploi ou d’obtenir une aide sociale. « Il est temps que ceux qui prétendent défendre les défavorisés se penchent sur cette question de l’efficacité des organes chargés en principe de leur venir en aide », écrit-il.
Je suis tuteur d’un jeune adulte que je vais appeler Tom pour préserver son identité. Après un parcours assez difficile, il suit avec succès une formation en parc et jardin et trouve un contrat d’intégration de 12 mois dans l’équipe d’entretien des zones vertes du CPAS local.
Les 12 mois deviennent 16 et c’est fin novembre 2020 que Tom arrive au bout de son CDD. Il sollicite alors mon aide pour l’accompagner dans ses démarches administratives. Il reçoit les documents adéquats de son ex-employeur très rapidement.
8 décembre: Je l’aide à introduire sa demande au FOREM, sans problème, via un logiciel assez facile à comprendre et manoeuvrer. Mais il faut disposer d’un PC et soit d’un scanner, soit d’un smartphone, ou d’un appareil photo pour digitaliser les documents reçus. Tom ne dispose en effet pas d’un accès physique au personnel du FOREM à cause de la pandémie.
9 décembre: nous recevons un accusé de réception du FOREM et une demande pour remplir le profil de Tom, ce que nous faisons.
15 décembre: Tom reçoit une proposition d’emploi – la seule jusqu’ici. Il présente immédiatement sa candidature … et ne recevra jamais de réponse.
21 décembre: Nous commençons les démarches auprès de la CAPAC et rencontrons d’énormes difficultés à introduire les nombreux documents demandés dans leur système : ils sont refusés car trop lourds.
25 décembre: Après de nouveaux et longs essais, nous arrivons à introduire tous les documents dans le système de la CAPAC. Il nous est signifié que la prochaine étape est de vérifier pas téléphone que le dossier est complet et qu’il suffit pour cela de prendre rendez-vous via le logiciel. Mais la première date disponible est le … 21 janvier, presque un mois plus tard.
21 janvier: Nous recevons effectivement un appel téléphonique d’une employée de la CAPAC qui nous annonce que… leur système informatique rencontre des problèmes et que nos documents ne sont pas lisibles… Il faut donc tout recommencer. Heureusement, elle nous propose très gentiment de les lui envoyer cette fois directement par email, ce qui est beaucoup plus facile, tant le logiciel de la CAPAC est compliqué à utiliser.
25 janvier: nous renvoyons tout le dossier à la CAPAC par mail.
26 janvier: nous recevons une demande d’une conseillère référente du FOREM pour vérifier que Tom a bien répondu à la proposition reçue plus d’un mois auparavant. Nous y répondons immédiatement.
Entre le 29 janvier et le 6 février: nous faisons différents allers-retours avec la CAPAC par mail portant sur l’adresse de Tom, qui a déménagé fin décembre mais dont les nouvelles coordonnées n’ont pas encore été enregistrées par la commune malgré nos démarches proactives parce que l’agent de quartier n’a pas encore pu vérifier que Tom y habite bien…
17 février: la CAPAC nous annonce qu’elle a terminé l’examen du dossier de Tom et l’a envoyé à l’ONEM.
5 mars: Tom demande au FOREM une information sur les formations disponibles pour devenir chauffeur de poids lourds. La réponse consiste simplement en un lien avec le site général des formations du FOREM …
11 mars: Après avoir testé en vain le moteur de recherche du FOREM et parcouru les dizaines de formations disponibles sur le site, Tom s’inscrit à un Webinaire d’information sur l’accès au métier de chauffeur de poids lourds, organisé le 31 mars.
15 mars: réception d’une lettre de l’ONEM annonçant l’approbation du dossier de Tom, 3 mois et demi après la perte de son emploi.
24 mars: réception par Tom de ses premières allocations, pour les mois de décembre, janvier et février, presque 4 mois après la fin de son contrat.
30 mars: Tom reçoit une proposition pour un premier rendez-vous avec son accompagnateur du FOREM le 14 avril, soit 4 mois et demi après avoir perdu son emploi !
31 mars: nous nous apercevons que nous n’avons pas reçu le lien pour le Webinaire. Après avoir parlé par téléphone à trois personnes différentes du FOREM, nous recevons enfin le lien 20 minutes après le début dudit webinaire : selon nos interlocuteurs, ils se sont trompés dans l’adresse email de Tom.
Mi-avril: l’accompagnateur de Tom l’appelle pour lui dire que son rendez-vous est remis à plus tard.
Début mai: premier contact entre Tom et son accompagnateur, 5 mois après la fin de son dernier emploi.
Ce parcours du combattant n’est évidemment pas un cas isolé. Mes contacts dans le milieu me confirment que ce type d’histoire est vécue par un très grand nombre de personnes ayant perdu leur emploi.
La première chose qui m’interpelle est pourquoi, en ces temps de pandémie, il est possible de voir son médecin, son pharmacien, se rendre à la police, être vu par un juge, mais il est interdit de se faire aider en présentiel par un professionnel de l’aide sociale. Cette situation est particulièrement difficile à vivre pour ceux qui ne disposent pas du matériel et de l’habilité pour numériser des documents et des pièces d’identité, ce qui est probablement le cas des chômeurs les moins diplômés et les moins armés. Lorsque nous avons obtenu un contact téléphonique par vidéoconférence ou via un email personnalisé, nous avons eu affaire à du personnel aimable, désireux de bien faire et tout à fait respectueux, mais c’est le système managérial qui est en question.
La deuxième question porte sur les bonnes raisons pour lesquelles on doit passer par trois organismes en Belgique, successivement le FOREM, la CAPAC et l’ONEM ? Les chômeurs des pays comparables sont confrontés, me semble-t-il, à un seul organisme. Ceci a pour conséquence que le contribuable belge finance trois organisations administratives dont une large part du boulot consiste à refaire le travail de l’étape précédente et à … retarder la délivrance de l’allocation et le début de l’aide effective à la réinsertion, d’autant plus que l’essentiel des ressources est alloué à l’administratif plutôt qu’à l’aide à la réinsertion.
La troisième question est d’ordre social et financier. Sans l’aide de son tuteur, comment Tom aurait-il pu survivre financièrement quatre mois? Et, plus fondamentalement, comment aurait-il pu franchir les étapes administratives, souvent techniquement très compliquées ? N’aurait-il pas rejoint les cohortes de personnes sans aide sociale ? N’aurait-il pas terminé dans la rue, faute de reconnaissance de son statut et faute d’argent pour payer son loyer ?
Un ministre a reconnu l’autre jour à la radio « qu’un tiers de ceux qui méritent une allocation ne la reçoivent pas à cause des arcanes administratives ». A la question du journaliste qui demandait quelle solution il préconise, il a répondu l’instauration de l’allocation universelle. Les problèmes sont que, d’une part, il n’y a pas d’accord politique sur cette solution, et que, d’autre part, elle n’en est pas une. En effet, les difficultés rencontrées par Tom ne proviennent pas d’un questionnement sur la légitimité de sa demande, puisqu’elle n’a jamais été contestée au cours du (long) processus d’accès aux allocations et à l’aide à la réinsertion. Elles sont entièrement dues à la multiplicité des acteurs ainsi qu’à la complexité et à la lenteur de chaque démarche administrative, qui prend généralement un mois entre la rentrée d’un dossier et la réponse sur celui-ci. Il est très probable que les mêmes lenteurs se produiraient en cas de mise en oeuvre, fort hypothétique, de l’allocation universelle.
A mon humble avis, la bonne solution consiste à ramener les intervenants à un seul acteur, quitte à autoriser les sous-traitances, et à revoir complètement la gestion des processus en s’aidant des compétences adéquates, qu’elles viennent du privé ou du public. Il fallait 4 mois en moyenne pour obtenir une ligne téléphonique à l’époque de la RTT et 4 jours pour acheminer un colis à l’époque de la Régie de La Poste. Ces délais ont été réduits respectivement environ à une semaine et à 1 jour. Il n’y a pas de fatalité dans la gestion publique s’il y a volonté politique et mobilisation des compétences adéquates.
Ces constats et cette recommandation ne portent évidemment pas seulement sur l’accès aux allocations de chômage et l’aide à la réinsertion sur le marché de l’emploi. Tom rencontre les mêmes difficultés dans ses contacts avec sa mutualité, la justice ou le fisc.
Il est temps que ceux qui prétendent défendre les défavorisés se penchent sur cette question de l’efficacité des organes chargés en principe de leur venir en aide.
Albert Tudor, tuteur de Tom
(ce sont des pseudonymes, les noms exacts sont connues de la rédaction)
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