Inondations: trois clés cruciales pour un territoire plus résilient
Exceptionnelles par leur ampleur, les inondations de ce mois de juillet rappellent la nécessité de rebâtir un cadre de vie composant avec les aléas climatiques, plus fréquents et extrêmes à l’avenir. Quand les éléments se déchaînent, point de solution miracle. Mais des clés pour en réduire le bilan humain et matériel.
Deux mois de pluie en 48 heures. Quarante-et-un morts et encore deux disparus selon le dernier bilan. Des dizaines de milliers de ménages à reloger, et autant d’habitations balayées par des flots en furie. Deux milliards d’euros réservés pour la reconstruction, d’ores et déjà jugés insuffisants. Les inondations de ces 14 et 15 juillet, mais aussi du 24 juillet en province de Namur, resteront gravées dans l’histoire de la Wallonie. Au-delà des destins brisés et des projets de vie réduits à néant, elles adressent un rappel aussi fulgurant que les courants qui ont subitement traversé des villes entières: jamais l’homme ne pourra rendre son cadre de vie immuable, quelles que soient ses tentatives de contrôle. D’autant moins lorsqu’il oublie de composer plus souvent avec la nature, et non contre elle, en la modelant de béton.
Seule la récurrence d’épisodes d’inondations permettra d’attribuer celles de ce mois de juillet au réchauffement climatique. Un événement isolé, difficilement prévisible par son ampleur, ne peut suffire à en illustrer toute la complexité. En revanche, l’immense majorité de la communauté scientifique s’accorde sur un point depuis des années: la hausse des températures moyennes attendue pour les prochaines décennies accroîtra inévitablement le risque d’inondations. Fluviales, puisque les précipitations se feront progressivement plus rares mais plus violentes en été. Côtières, en raison de la dilatation thermique de l’eau et de la fonte des glaces.
Sachant qu’une partie des conséquences du changement climatique sera inévitable, l’homme se voit plus que jamais investi de deux missions. En amont, lutter contre les causes anthropiques du réchauffement, via la réduction des émissions de gaz à effet de serre. En aval, s’adapter au maximum, pour lui-même comme pour la nature environnante, à tout ce qui altérera ponctuellement ou durablement le territoire où il vit.
« Quand en 2011 nous avons lancé notre étude sur l’adaptation au changement climatique, c’était la première fois que la Wallonie dégageait des moyens à cette fin, observe Julien Hoyaux, spécialiste de la question à l’Agence wallonne de l’air et du climat (Awac). Par la suite, l’attention s’est principalement portée sur les mesures d’atténuation, mais les politiques d’adaptation connaissent enfin de belles avancées. »
Envisager l’inenvisageable
Faut-il vraiment reconstruire à l’identique et au même endroit? Comment concilier la densité de l’habitat avec la préservation de surfaces naturelles? Comment mieux gérer et orienter les eaux pluviales? Les questions pertinentes sont légion. Même avec un territoire plus poreux et beaucoup plus résilient, le bilan matériel face à de tels niveaux de précipitations aurait tout de même été désastreux en Wallonie, soulignaient les hydrologues ces derniers jours. Mais ce constat n’occulte en rien la pertinence des réflexions visant, désormais, à apposer l’adaptation aux changements climatiques en filigrane de toutes les politiques liées à l’activité humaine. « On a eu l’habitude de s’adapter aux phénomènes passés, souligne Xavier Pouria, spécialiste en résilience climatique chez EcoRes, un bureau de conseil en développement durable qui a coordonné l’étude de 2011. La question, aujourd’hui, est de savoir comment anticiper les changements futurs. Bref, d’envisager l’inenvisageable. »
« J’ai l’impression que l’on oppose souvent le grand public au monde politique quand il est question de mesures d’adaptation, Or, chacun peut contribuer, à son niveau, à cet objectif global. »
Tous les six ans, la Wallonie met à jour sa carte de l’aléa d’inondation, disponible à tous et régulièrement sollicitée par les pouvoirs publics. La dernière version date du 4 mars 2020. Elle dispose aussi d’une carte des axes de concentration du ruissellement (dénommée Lidaxes), bien que celle-ci n’ait pas de valeur légale. En 2022, elle se dotera surtout d’une version actualisée de ses quatre plans de gestion des risques d’inondation (PGRI), qui couvraient la période 2016-2021.
Chaque plan porte sur un district hydrographique international présent au sud du pays: la Meuse, l’Escaut, le Rhin et la Seine. Ceux-ci sont ensuite subdivisés en quinze sous-bassins, afin de mettre en oeuvre des actions spécifiques. « La connaissance que l’on a sur les zones à risque est excellente, en particulier sur la base des conditions climatiques actuelles. On n’est pas à plaindre de ce côté », observe Jacques Teller, professeur d’urbanisme et d’aménagement du territoire à l’ULiège. « Les PGRI se déclinent à l’échelle des bassins versants, qui constituent les bonnes unités de travail, enchaîne Charles Bielders, professeur à la faculté des bioingénieurs de l’UCLouvain. La difficulté, c’est de mettre tous les acteurs à différentes échelles autour de la table, pour que la réflexion soit cohérente et traduite dans des actions. »
Si les dernières inondations ont surpris, ce n’est donc pas en raison d’une mauvaise connaissance hydrographique à l’échelle régionale, mais à cause de leur ampleur inédite. A Pepinster, l’une des communes les plus touchées, plusieurs quartiers inondés sont situés dans des zones en principe à faible risque. A l’échelle des communes, la prise en compte des risques d’inondations s’avère toutefois inégale, quand elle n’est pas tout simplement balayée par les autorités locales. « Ainsi, la commune d’Aywaille s’est-elle encore opposée en justice à la nouvelle cartographie des zones soumises à l’aléa d’inondation en mai 2021 », dénonçait récemment le géographe Pierre Ozer (ULiège), dans une carte blanche parue sur levif.be.
Quand on voit que des gens ont commencé à racler leur rez-de-chaussée alors que l’eau allait arriver à 1m50 chez eux, il y a clairement une réflexion à mener sur la manière de les informer.
Envisager l’inenvisageable, donc. C’est l’une des leçons que la Wallonie devra tirer, tandis qu’elle paie lourdement le prix des très faibles probabilités statistiques de telles inondations, à l’instar de l’Allemagne (180 morts) et de la Chine (plus de 50 morts, 200 000 personnes évacuées à Zhengzhou). D’où ces trois clés cruciales pour minimiser les dégâts à l’avenir, tout en admettant leurs limites quand les éléments se déchaînent.
1. Le béton, ennemi numéro un
Un territoire résilient doit pouvoir absorber l’eau dans le sol, tant pour recharger les nappes phréatiques que pour minimiser le ruissellement. « On ne peut jamais prétendre tout infiltrer quand les quantités de pluies sont très élevées, indique Charles Bielders. Mais on peut considérer qu’une terre cultivée produit à peu près deux à trois fois plus de ruissellement qu’une prairie ou qu’une forêt. En milieu urbanisé, le pourcentage est encore multiplié par deux ou trois. » Logiquement, le très faible coefficient de perméabilité d’un revêtement en béton pose problème lors de fortes précipitations. Même si la cadence ralentit, l’artificialisation du territoire wallon, qui inclut toutes les zones retirées de leur état naturel, augmente au gré des nouvelles constructions, de certains parcs d’activités économiques et des aménagements publics. Elle grappille encore à peu près 10 à 12 km2 par an, soit à peu près trois hectares par jour. A l’heure actuelle, la part de superficie artificialisée s’élève à 10,7% du territoire wallon, selon les données de l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (Iweps). Elle est globalement plus élevée dans le Brabant wallon (19,4%) et le long du sillon Sambre-et-Meuse. A Liège par exemple, le pourcentage grimpe à 54,8%.
En 2018, la Wallonie s’est fixée deux grandes échéances dans son Schéma de développement territorial: réduire de moitié la consommation de terres non artificialisées en 2025 (soit 6 km2 par an) et l’éteindre complètement en 2050 (0 km2 par an). La lutte contre l’étalement urbain, qui grignote de précieuses surfaces pour notre sécurité alimentaire et la nature, impose de densifier les villes et les quartiers existants, au regard de l’accroissement attendu de la population. Tous les experts en aménagement du territoire s’accordent sur ce point. Une mission délicate: mal comprise et concrétisée, elle peut mener à une détérioration du cadre de vie, aggraver les îlots de chaleurs urbains ou accroître par endroits le risque d’inondations. « En croisant les modèles hydrauliques et de croissance urbaine le long de la Meuse, on constate qu’une densification linéaire et non raisonnée du milieu bâti est susceptible d’augmenter très fortement ce risque, analyse Jacques Teller. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas densifier: avec « Room for the River », les Pays-Bas ont mis en place un plan d’aménagement spectaculaire par rapport au risque d’inondations. Ils densifient des noyaux existants situés à une distance suffisante du cours d’eau, allant jusqu’à détruire des habitations situées trop près. »
La Wallonie devra-t-elle faire le deuil de certaines zones jusqu’ici occupées par de l’habitat ou de l’activité économique? « C’est une réflexion que l’on doit pouvoir avoir, en la couplant avec des questions de financement, poursuit Jacques Teller. Il ne s’agit pas d’abandonner des morceaux du territoire. Il faut en faire un projet fédérateur, pour qu’ils trouvent un nouveau rôle à jouer. Mais cela suppose d’aller chercher des financements européens. » Dans une carte blanche parue dans Le Soir, son collègue François Gemenne, spécialiste des migrations climatiques, pointait la nécessité de relocaliser à grande échelle les populations habitant dans les zones à risque. Pour sa part, Jacques Teller n’envisage pas une situation aussi radicale. « Ces politiques, que l’on appelle les resettlement policies, sont très coûteuses et difficiles, puisqu’il y a une résistance justifiée de la part des populations. Elles ne mènent souvent à rien pour ces raisons. La réflexion doit à mon sens se limiter à des zones de maximum quelques centaines de mètres. »
2. Des solutions naturelles pour mieux gérer l’eau
« En adaptation au changement climatique, beaucoup de mesures sont du bon sens (1), estime Xavier Pouria. Concevoir différemment les villes, ce n’est pas cela qui ruinera les pouvoirs publics. Les ouvrages de protection contre les inondations, eux, ont rarement des bénéfices secondaires, coûtent beaucoup d’argent et dégradent le cadre de vie. Ils ne doivent être envisagés qu’en dernier recours » Comme le préconise Charles Bielders, les solutions pour minimiser les ruissellements doivent d’abord être développées en amont: « Les volumes y sont plus faciles à gérer. On peut les réduire en améliorant les capacités filtrantes et en installant des zones d’immersion temporaires, qui retiendront un peu partout de petits volumes d’eau, plutôt que de mettre en place des mesures colossales à l’exutoire des bassins versants. » Ces zones d’immersion temporaires constituent en quelque sorte autant de bassins d’orage naturels, qui peuvent être dédiés à d’autres usages en période normale (loisirs, espaces verts, parkings dotés de revêtements perméables…). Depuis 2012, les programmes Pollec de la Wallonie octroient des subsides aux communes souhaitant notamment investir dans l’adaptation au changement climatique. En janvier dernier, quelque 181 communes (sur 262) ont reçu des subsides Pollec lors du troisième appel à projets, pour un montant total de dix-huit millions d’euros. Les dépenses éligibles sont toutefois très nombreuses.
On peut considérer qu’une terre cultivée produit à peu près deux à trois fois plus de ruissellement qu’une prairie ou qu’une forêt.
En prolongement d’aménagements au fil des bassins versants, les centres urbains doivent concrétiser le concept des villes poreuses. Plusieurs solutions s’imposent: désimperméabilisation de surfaces publiques et privées, toitures végétales, aménagement d’espaces d’écoulement d’eau entre îlots de bâtiments, reconversion en zone d’immersion des nombreux sites industriels désaffectés en bordure de fleuve… A cela s’ajoutent les politiques dites de reméandrisation. « Jusque dans les années 1980, de nombreux cours d’eau ont été canalisés, afin d’évacuer l’eau le plus vite possible, retrace Charles Bielders. Mais ce faisant, on a aggravé la situation en aval. La reméandrisation de ceux-ci permet de ralentir les transferts. Lors des crues survenues ces 14 et 15 juillet, cette politique a bien fonctionné dans le Limbourg hollandais. Il convient de placer un maximum de ces aménagements en amont, et puis de descendre en aval, où les infrastructures nécessaires pourront gérer des volumes d’eau plus faibles. »
Dans les zones déjà bâties, la métamorphose au profit d’une ville plus poreuse est toutefois un travail de longue haleine. « En province de Liège, 14% des logements sont localisés en zone inondable. La moitié d’entre eux sont localisés dans une zone d’aléa moyen ou fort », écrivait Jacques Teller en mars dernier sur le blog Projet urbain, en référence à un travail de fin d’études portant sur les inondations et les inégalités environnementales. De son côté, Xavier Pouria rappelle que le taux de renouvellement des villes wallonnes, à savoir la somme de toutes les modifications sur leur territoire, n’est que de 1% par an. La ville poreuse suppose aussi une plus grande prise en compte de l’adaptation au changement climatique dans les bureaux d’architectes. « Quand on voit la conception de certains nouveaux logements, il est couru d’avance que leurs garages souterrains se transformeront en bassins d’orage en cas de précipitations intenses », résume Charles Bielders.
3. La culture du risque et le rôle du grand public
« Aujourd’hui, il y a des disparités importantes parmi les citoyens quant à leur niveau de conscience du risque et de préparation à celui-ci, relève Jacques Teller. Une partie de la solution repose sur une meilleure culture du risque. Quand on voit que des gens ont commencé à racler leur rez-de-chaussée alors que l’eau allait arriver à 1m50 chez eux, il y a clairement une réflexion à mener sur la manière de les informer. Nos cartes d’inondation sont très précises et reconnues à l’échelle internationale. Mais qui, et surtout quel locataire, dans la vallée de la Vesdre, allait voir où sa maison était localisée sur cette carte avant cet événement? En Angleterre, les zones inondables sont beaucoup mieux connues de la population. »
Outre les actes urgents à poser lors de crues ou de ruissellements exceptionnels, cette culture du risque se traduit aussi par des mesures individuelles: ne pas stocker des documents administratifs importants au rez-de-chaussée, rehausser les prises d’électricité, éviter autant que possible les appareils électroménagers en sous-sol, faire un audit du risque d’inondation dans sa maison… Certaines communes octroient des primes à ces fins.
« De manière générale, j’ai l’impression que l’on oppose souvent le grand public au monde politique quand il est question de mesures d’adaptation, Or, chacun peut contribuer, à son niveau, à cet objectif global », constate Julien Hoyaux. « Une partie de la réponse est certes collective, mais une autre partie repose sur les ménages », conclut Jacques Teller. Les efforts cumulés devront être à la hauteur des gigantesques défis de l’atténuation et de l’adaptation au changement climatique.
1) Des exemples de mesures d’adaptation au changement climatique sont répertoriés sur leswallonssadaptent.be.
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