Inondations : « Réinvestir les lieux sinistrés peut être un acte de résilience »
Comment réinvestir et reconstruire les lieux ravagés par les inondations en Wallonie ? Comment négocier et gérer le » jour d’après » ? Philosophe des catastrophes et maître de conférences à l’université de Nantes, Frédéric Le Blay décrypte pour Le Vif les enjeux et défis que pose désormais, tant pour les personnes touchées que pour l’ensemble de la population, cette catastrophe » naturelle « . Entretien.
Comment appréhender le « jour d’après » d’une catastrophe « naturelle » comme celle que vient de subir la Wallonie ? Quels sont les principaux enjeux ?
L’appréhension du « jour d’après » n’a rien de simple, car le premier bouleversement auquel la catastrophe confronte les communautés sur lesquelles elle s’abat est celui de leur temporalité. La concentration et l’accumulation des pertes subies, aussi bien humaines que matérielles, en un court laps de temps et souvent sans anticipation, confèrent à l’événement le caractère brutal qui le rend incompréhensible et intolérable. Nous sommes toujours confrontés à la disparition d’êtres chers, à la destruction de lieux comme à toutes sortes de dommages, mais selon une temporalité d’usage qui n’est pas la même. Ici, il s’agit de crise et d’urgence. D’où le risque de solutions pensées dans la précipitation. On sait que les mesures prises pour répondre à la pression d’une opinion sous le choc ou pour tempérer la colère publique ne sont pas toujours les plus pertinentes. La fragilité de nos démocraties tient notamment à ce que des aléas que nous ne maîtrisons pas peuvent s’inviter dans le débat public et en perturber le déroulement ordinaire. Malgré l’effroi et la douleur du « jour d’après », l’enjeu déterminant me semble être la capacité des populations et des pouvoirs publics à prendre en considération les différents niveaux de temporalité en jeu face aux aléas d’origine naturelle. Certaines réponses, comme l’accompagnement des victimes, relèvent du temps court. D’autres enjeux, comme la protection et la préservation des lieux et de leurs habitants, ne devraient pas être abordés sous le coup de l’émotion.
Dès lors, comment réinvestir les lieux sinistrés après la catastrophe ?
Le « jour d’après » est toujours un moment de choix ou d’acceptation et, pour les survivants, le début d’une nouvelle vie. Certains choisissent de ne pas revenir ; c’est généralement leur situation socio-économique qui rend ce choix envisageable. Cependant l’un des ressorts fondamentaux de la reconstruction ou de la réinstallation est l’attachement d’une communauté à un lieu, attachement dont les motifs sont multiples et parfois très profonds. Le retour sur les lieux du drame relève d’un parcours psychologique à la fois individuel et relationnel qui peut fonder la capacité à réagir et à rebondir vers le futur. Réinvestir les lieux sinistrés peut être un acte de résilience.
Face à des catastrophes de grande ampleur, l’Histoire nous enseigne que le choix de la reconstruction a prévalu la plupart du temps. Il n’y a guère que les zones considérées comme inhabitables sous le coup d’une décision administrative qui se vident définitivement de leur population : je pense aux accidents nucléaires de Tchernobyl et de Fukushima. Il faut pourtant accepter de se poser la question en ces termes : doit-on toujours reconstruire ou réinvestir ? Je crois que refuser de commencer par cette question de fond, c’est prendre le risque de renoncer à se donner tous les moyens de protéger une population face à des aléas connus et constatés. Il est surtout important de faire la différence entre reconstruire et réinvestir : on peut réinvestir un lieu en l’habitant ou l’exploitant autrement.
A moyen et à long terme, quels sont les défis qui se posent aux populations touchées ?
Le premier défi est celui de la mémoire. Je ne parle pas ici de la commémoration des victimes, bien que légitime et importante aux yeux des survivants. Je parle de la mémoire historique. L’oubli – le temps comme l’emprise des usages sociaux faisant leur oeuvre – est un phénomène bien connu des historiens et des géographes spécialistes des catastrophes naturelles. Des lieux sinistrés et connus comme exposés au risque, qui ont pu être laissés à l’abandon pendant un certain temps, finissent par être réinvestis et parfois dans des proportions supérieures à la situation antérieure. Sans la mémoire de leur histoire, leurs habitants s’exposent à revivre les drames du passé. La Belgique a la chance de pouvoir s’appuyer sur l’expertise d’un institut qui est une référence internationale en la matière, le Center for Research on the Epidemiology of Disasters(CRED) de l’Université catholique de Louvain. Il convient donc de se prémunir contre une certaine naïveté fort répandue qui voudrait qu’une fois la catastrophe passée, on est durablement tranquille, en vertu d’une sorte de statistique imaginaire posant que les désastres majeurs sont rares et ne frappent jamais deux fois le même lieu.
On assiste à de remarquables initiatives d’entraide, de solidarité, et autres. Les catastrophes « naturelles » auraient-elles le mérite d’instaurer de nouveaux rapports sociaux ? Ou s’agirait-il plutôt d’initiatives éphémères et limitées dans le temps ?
J’avoue ne pas pouvoir offrir de réponse générale à cette question. Tant qu’elles introduisent un bouleversement, les catastrophes, qu’elles soient d’origine naturelle ou humaine, peuvent entraîner des changements dans l’équilibre ou la structuration d’une communauté. Les principes et manifestations de la solidarité relèvent de pratiques culturelles, sociales ou institutionnelles qui varient fortement selon les sociétés que l’on considère. J’aurais tendance à penser que, pour les sociétés marquées par le confort, même relatif et inégal, les grands élans de solidarité sont plutôt éphémères et provoqués par les événements porteurs d’une émotion collective, quelquefois encouragée ou entretenue par les responsables politiques ou les médias. Cela n’enlève rien à leur sincérité sur le moment.
Une idée largement partagée aujourd’hui soutient qu’il faut désormais apprendre à vivre avec les catastrophes. Qu’est-ce que cela implique ?
Je partage cette idée même si le débat scientifique existe encore pour savoir si le changement climatique en cours – qui est indéniable – sera la cause d’aléas météorologiques et naturels plus nombreux et plus violents. Quels que soient les aléas, il est en revanche et malheureusement acquis que nous allons collectivement vers des temps difficiles. La dimension internationale que prennent désormais les catastrophes joue certainement dans notre perception de leur augmentation. Le pouvoir des images et des réseaux sociaux fait que toute catastrophe survenue quelque part sur la planète touche chacun d’entre nous. Par ailleurs, l’anthropisation croissante des espaces, à travers l’augmentation de la population et la multiplication du bâti et des infrastructures, accroît de facto le risque face aux aléas naturels. Enfin l’augmentation des dégâts matériels et le coût que représente une catastrophe naturelle ne sont que la conséquence de la croissance économique. Plus les pays sont développés, plus les dégâts matériels sont importants et moins le nombre de morts est élevé. Le rapport est exactement inverse dans les pays les moins développés.
Dans quelle mesure ce genre de catastrophe peut-il jouer un rôle de prise de conscience, qu’elle soit écologique, sociale, ou politique ?
Je reviens sur le sens premier du terme catastrophe. Dans une version mythologique, l’événement catastrophique est un bouleversement qui ouvre une nouvelle ère : je pense ici au Déluge universel. Les événements tels que les inondations ou les submersions ont d’ailleurs toujours une résonnance particulière dans nos sociétés, du fait de cet arrière-plan de notre imaginaire culturel.
Ce qui est certain est que la catastrophe est une mise à l’épreuve des individus et des collectifs. Du point de vue individuel, elle peut être vécue sur le mode de l’héroïsme ou du dépassement de soi. Sur le plan collectif, elle peut agiter les consciences, à condition de ne pas céder aux passions. Si nous devons tirer une leçon, je dirais que c’est celle de nos fragilités. Cela serait en soi une leçon suffisante, pour nos sociétés qui, prisonnières d’une foi démesurée envers le progrès économique et les pouvoirs de la technologie, ont désappris à douter d’elles-mêmes. Nous devrions aussi questionner notre préparation en vue d’un avenir de plus en plus incertain.
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