Gratuité des transports en commun: le bilan (positif) des villes qui l’ont instaurée
Le 1er mars 2020, le Luxembourg est devenu le premier pays au monde à rendre ses transports en commun gratuits. Plus de cent villes dans le monde tentent déjà l’expérience, dont Dunkerque, depuis septembre 2018. Cette politique n’aurait qu’un seul inconvénient : son coût.
« Bonjour ! Bonjour. Bonjour… » Et si la gratuité rendait poli ? « Peut-être que les gens sont plus sympas qu’avant », acquiesce le chauffeur de la ligne C3 en rendant la politesse aux usagers qui embarquent. Sans gommer sa moue dubitative pour autant. C’est que les transports en commun gratuits à Dunkerque, il était contre. « Pas mal de mes collègues pensent comme moi, certifie ce quinquagénaire. Un ticket de bus, c’est un bien de consommation comme un autre. On ne commencerait pas à offrir des paquets de cigarettes ou des baguettes, hein ? Avant, c’était déjà pas cher. 1,40 euro le trajet, 3,50 la journée. Pour les cassos (sic), il y avait même des abonnements à sept euros par mois. » OK, son job n’a pas changé, si ce n’est qu’il ne manipule plus d’argent, que c’est un peu plus sécurisant et que ça fait gagner du temps. Pas ça qui va le convaincre pour autant.
Charlotte, elle, n’a pas hésité longtemps. Ne plus débourser pour se garer, ça compte, surtout que le resto où elle bosse se situe pile face à un important arrêt, place Jean-Bart. « Même mes parents prennent le bus pour aller en ville, maintenant. J’ai l’impression que ça ramène des gens dans le centre. » A l’arrêt Jean-Bart, un infirmier vient de terminer sa journée au centre hospitalier de Dunkerque. Pour rentrer chez lui, à Malo Plage, il était déjà un adepte du bus (ou de la marche, selon la météo). Maintenant, il fait de « sacrées économies ». « Mon ancien chef de service me disait justement tout à l’heure qu’il ne prenait plus la voiture. Il y a plein de nouvelles têtes. Le seul point négatif, c’est aux heures de pointe et aux sorties d’écoles : encore plus de monde. »
Dans certaines villes, le coût sera supérieur à l’avantage.
C’était le risque. Calculé. Depuis le 1er septembre 2018, les transports en commun ne sont pas seulement » 100 % gratuits, 7 jours sur 7 « , comme l’affichent les véhicules colorés. L’ensemble du réseau a été repensé, les fréquences augmentées : un passage toutes les dix minutes sur les lignes principales, pour justement éviter l’engorgement. » Car la gratuité n’est qu’un produit d’appel, épingle Patrice Vergriete, maire socialiste de la ville et président de la Communauté urbaine de Dunkerque (CUD), qui rassemble dix-sept communes. Il faut une amélioration en plus. Et cela ne se décrète pas du jour au lendemain, il faut prendre son temps. »
Dunkerque l’a pris depuis 2015, avec un test grandeur nature durant les week-ends. La fréquentation des lignes avait alors progressé de 29 % le samedi et 78 % le dimanche. Juste un avant-goût par rapport à la hausse enregistrée entre septembre 2018 et septembre 2019 : + 85,5 % en semaine et… 125 % le week-end.31% des navetteurs étaient de nouveaux usagers. « Beaucoup de nouveaux utilisateurs ont moins de 20 ans. Des personnes âgées, aussi. Puis un dernier public, auquel on s’attendait moins : des familles, qui abandonnent leur voiture, surtout le samedi « , dépeint Maxime Huré, spécialiste de la mobilité à l’université de Perpignan, qui étudie l’expérience dunkerquoise. Statistiques gonflées, parce que » plein de gens entrent juste pour un arrêt alors qu’avant ils auraient marché « , dixit le chauffeur sceptique ? » Il y a toujours l’effet de la nouveauté « , souligne Wojciech Keblowski, postdoctorant à l’ULB et à la VUB, qui a identifié plus de 100 initiatives similaires dans le monde. Si la croissance finit partout par se calmer, nulle part elle ne se met à régresser.
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Jackpot à Tallinn
Le Luxembourg voulait l’expérimenter dès le 1er mars 2020, en devenant le premier pays au monde à offrir tous les transports publics gratuits pour ses résidents : trains, bus, RER, trams, la totale (du moins en 2ème classe). Mais le… coronavirus et les confinements sont ensuite passés par-là, rendant impossible une évaluation objective de cette mesure. Dont le coût prévu était de 41 millions par an. Aucune ville n’avait jamais vu si grand, même pas la plus ambitieuse, Tallinn, capitale de l’Estonie, 440 000 âmes. Passée à la gratuité en 2013, pour des raisons surtout économiques. 38 millions d’euros ont ainsi retrouvé le chemin des caisses municipales. Grâce aux 24 000 personnes qui se sont officiellement domiciliées dans la ville, elles qui y vivaient avant sans payer de taxes. De quoi couvrir les 12 millions perdus en même temps que la vente des billets.
» Il n’existe pas une seule raison de passer à la gratuité, signale Wojciech Keblowski. Parfois, il ne s’agit même pas nécessairement d’une politique de transport, mais d’une politique sociale. » Comme au Luxembourg ou à Aubagne, commune française de 105 000 habitants, convertie dès 2009, où l’un des objectifs des édiles (socialistes, à l’époque) était d’éviter que des jeunes restent coincés sur leur bout de territoire. En huit ans, le nombre de voyages annuels en transports en commun est passé de 1,9 à 6 millions. Aux élections municipales de 2014, le parti de droite installé au pouvoir a vite oublié son ambition de suppression. « Trop impopulaire », pointe Maxime Huré. Qui constate que la gratuité n’est ni de gauche, ni de droite.
A Châteauroux, commune du centre de l’Hexagone, le maire républicain Gil Avérous s’est lancé en 2001. Quitte à débourser pour organiser des transports en commun, autant qu’ils ne transportent pas que du vent. Les statistiques sont passées de 21 à 60 voyages/ an/habitant (la moyenne des agglomérations de taille similaire étant de 35). Le déficit annuel se chiffre à 900 000 euros, mais Gil Avérous estime qu’il faut aussi tenir compte d’effets positifs collatéraux, comme l’installation, en centre-ville, d’une maroquinerie de luxe, séduite de pouvoir embaucher une main-d’oeuvre féminine ne possédant pas toujours de permis de conduire.
Etonnamment, ne plus faire payer les transports en commun engendre aussi… des économies. Pas des tonnes, mais tout de même : plus besoin de bornes de validation, plus de frais de réalisation des billets et abonnements, moins de réparations liées au vandalisme , suppression des frais de contrôle.
4,5 millions, tenez c’est cadeau
« La gratuité n’a qu’un seul aspect négatif. Un seul. Son coût », analyse Patrice Vergriete. Le maire de Dunkerque a dû débusquer 4,5 millions d’euros pour compenser la disparition de la billettique et 10 millions pour améliorer le réseau. La ville a renoncé à la construction de son Arena, une mégasalle de sport et de spectacle (facile, c’était de toute façon un projet porté par l’ancienne majorité). Elle a aussi pu compter sur le » versement transport « , une taxe française dont doivent s’acquitter les employeurs de plus de onze personnes. Comme le compte n’y était toujours pas, » il a fallu faire des arbitrages. Ces sommes-là, on ne les a pas affectées ailleurs. »
» On a rendu 4,5 millions à la population « , poursuit l’élu, arguant qu’il aurait pu baisser les impôts, mais que cet argent-là serait alors surtout retourné dans des poches aisées. » Ici, c’est une mesure plus juste. » Patrice Vergriete croit dur comme fer aux » effets leviers » induits par la gratuité. Mixité générationnelle et sociale, convivialité (qui s’amuse, tout seul dans sa voiture ?), redynamisation du centre-ville, prise de conscience environnementale, opportunité de modifier ses pratiques et comportements. Notamment chez les jeunes. » L’apprentissage des transports en commun est important, relève Maxime Huré. Plus on commence tôt, plus on a tendance à rester usager par la suite. » Selon le chercheur, la suppression des tickets payants pourrait » mettre fin aux stigmatisations qu’ont pu induire les tarifications sociales, en donnant l’impression que ce sont toujours les mêmes qui paient ou qui profitent. Cette mesure-ci est universelle, elle fait le pari de pacifier la ville. »
Et de la transformer. Patrice Vergriete espère diminuer la présence de la voiture dans le centre, pour pouvoir récupérer du foncier déserté par le parking et reconstruire du logement. » La ville s’est déjà transformée, car on en a profité pour rénover certains espaces publics « . La place Jean-Bart est devenue piétonne, les trottoirs d’une grande avenue commerçante ont été élargis, des abribus et de nouveaux auvents ressemblent à des sculptures urbaines avec leurs toits en miroir. Ambition ultime : attirer de nouveaux habitants et » rendre l’agglomération plus attractive. »
Déficit scientifique
Si ça a marché, ailleurs ? Difficile à dire. Aucune étude n’a quantifié les retombées concrètes de cette politique. » C’est un débat très idéologique. Ceux qui sont contre, comme ceux qui sont pour, font valoir des impressions, pas des faits « , regrette Maxime Huré. Ainsi, la gratuité engendrerait une hausse des incivilités, aiment répéter les opposants, qui considèrent que ce qui n’est pas payant n’a pas de valeur, donc n’est pas respecté. Les expériences françaises tendent plutôt à démontrer l’inverse. A Dunkerque (comme à Aubagne et Châteauroux), les détériorations du matériel ont baissé de 60 % lors de l’expérience pilote durant les week-ends. Des bus davantage remplis augmenteraient le contrôle social. Les détracteurs répètent également que les nouveaux usagers seraient surtout d’anciens cyclistes ou piétons, mais très peu d’automobilistes. » Or, rien ne peut l’affirmer, il n’existe aucune étude sur le report modal « , signale le chercheur.
En réalité, les villes qui ont jeté l’éponge n’avaient que des reproches financiers à formuler. » C’est uniquement une question de choix politique, insiste Wojciech Keblowski. Sans volonté, ça ne fonctionne pas. » C’est ainsi que s’est éteinte l’initiative hasseltoise, après seize ans de bons et loyaux services, instaurés par le bourgmestre d’alors, le socialiste Steve Stevaert. La fréquentation était passée de 350 000 voyageurs par an en 1997 à plus de quatre millions en 2013. Entre-temps, Steve Stevaert avait quitté la politique, ses successeurs avaient dans un premier temps maintenu sa politique avant d’y renoncer. 1,75 million à reverser annuellement à De Lijn, c’était devenu trop cher.
Fausse bonne idée ?
Avant que Paul Magnette, dans une interview accordée au Soir le 25 septembre dernier, ne relance le débat concernant la Belgique et la SNCB, le PTB en avait déjà fait un cheval de bataille. Sur le mode : » Si ça marche à Dunkerque, qu’attendons-nous chez nous ? » Pas si vite, répond Wojciech Keblowski : » On ne peut pas copier-coller cette politique. C’est très ancré dans le contexte local « . » Il ne faut pas prendre cette décision sur une idéologie, mais sur un rapport avantages/coûts au cas par cas, approuve Patrice Vergriete. Dans certaines villes, le coût sera supérieur à l’avantage. » La maire de Paris, Anne Hidalgo (PS), aurait bien aimé que sa capitale devienne la plus grande à sauter le pas. Mais une étude réalisée par huit experts (mandatée par son opposante républicaine, Valérie Pécresse, farouchement contre) avait conclu, en octobre 2018, que cette mesure » ne semblait pas souhaitable « , parce que le réseau était déjà quasi surutilisé.
La faisabilité dépend aussi du » trou » à combler. A Dunkerque, la vente de billets représentait 12 % du budget de fonctionnement global. A Tallinn, 35 %. En Wallonie, cette part s’élève à 27 %, contre 45 % à Bruxelles. Difficilement compensable, jugent tant le TEC que la Stib. En 2019, l’ancien ministre wallon de la Mobilité, Carlo Di Antonio (CDH) avait estimé que la disparition des tickets coûterait 120 millions d’euros sur tout le territoire du sud du pays. Pas impayable, mais il aurait préféré plutôt investir dans l’amélioration de l’offre. Puis, politiquement, plus personne n’avait évoqué cette idée, habituée à entrer puis ressortir du débat public. Jusqu’à ce que, plutôt que d’en parler, un niveau de pouvoir décide de concrètement l’appliquer ?
Ce reportage avait été initialement réalisé en publié en janvier 2019. Il a été actualisé ce 28 septembre 2021
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