Une salle de présentation (ici, à l'AZ Sint Lucas de Gand) comme celles dont s'occupe quotidiennement Geoffrey, préposé à la morgue de l'hôpital Saint-Pierre. © ID PHOTO AGENCY

Goûter la vie parmi les morts: « Ce qui m’intéresse, c’est d’aider les gens à faire leur deuil »

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Quasi invisible et pourtant essentiel, le personnel actif dans les morgues des hôpitaux voit son quotidien bouleversé par la pandémie. Il n’accompagne plus les défunts comme avant. Les familles endeuillées non plus. C’est pourtant là que se love le coeur de ce métier.

Il a replacé le long du corps le bras qui s’écartait, avec une infinie douceur. « Hé là! Qu’est-ce que tu essaies de faire à ton voisin? Tu crois que je ne t’ai pas vu? » Non mais! Ce n’est pas parce qu’on est mort qu’on peut tout se permettre. Mieux qu’un autre, Geoffrey le sait. Il sourit au visage pâle qui le fixe, dans le sous-sol sans lumières du CHU Saint-Pierre, à Bruxelles.

Ce matin, cinq noms sont inscrits sur le tableau qui surplombe son bureau. Tracés à la craie, chemins de poussière blanche sur fond vert. L’espace de quelques jours, ces patronymes poursuivent leur vie tandis que leur propriétaire est allongé dans la chambre froide de la morgue. La terre est ronde. On peut mourir ici, entre la place du Jeu de balle et la tour d’enceinte de la Porte de Hal, que l’on ait vu le jour dans la campagne polonaise, sur le sable du désert libyen ou à Berchem-Sainte-Agathe. « Chacun, jusqu’au bout, mérite le respect », rappelle Geoffrey, préposé au lieu depuis dix ans. Et on dirait que tout le métier de cet homme se trouve ainsi empaqueté dans cette petite phrase, qui résume au plus juste et au plus essentiel son quotidien auprès des morts. Il est l’un des derniers à parler à ces humains, puisqu’il leur parle, et à les toucher, puisqu’il les touche. Du moins hors période virussée.

Je me dis que celui-là ne sera peut-être pas beau pour partir. Et cela me frustre.

« Ce métier me plaît. Je n’aurais pas pensé cela quand je suis arrivé ici. » Il y a dix ans, Geoffrey débarque au sous-sol de l’hôpital Saint-Pierre après avoir été chauffeur de taxi, préparateur de commandes de repas, ouvrier dans une usine de bâches. Lorsqu’un ami lui propose le poste, il dit juste non. Puis deux à trois semaines de réflexion s’écoulent. Il dit: « Peut-être, je veux bien essayer. » Ce qu’il fait, regardant travailler un plus ancien que lui et l’écoutant parler de ce métier de compagnon des morts. Enfin, il dit « oui ».

Au début, il avait un peu peur d’ouvrir la porte du « frigo », inquiet de ce qu’il découvrirait dans ses 24 loges. Le temps a passé. La mort n’est plus « un problème » pour lui, tant qu’elle ne touche pas ses proches. Tout au plus sent-il maintenant, à chaque minute, combien la vie est courte et combien il faut en profiter sans en jouer. Il sait à présent son coeur assez accroché pour fréquenter tous les jours ces corps que la vie a désertés. Geoffrey appréhende toujours le lendemain: on ne sait jamais les surprises qu’il réserve. En temps normal, deux défunts en moyenne arrivent chaque jour dans son service. Pendant la première vague du coronavirus, ils étaient deux fois plus nombreux. Et, parfois, ils sont sept ou huit à attendre que Geoffrey les salue, comme il le fait tous les matins. « Ici, vous savez, il y a du boulot mais pour le reste, on n’est pas fort dérangé. » Selon que un, trois ou huit défunts lui sont confiés le même jour, Geoffrey aura plus ou moins de travail avec une, trois ou huit familles à accueillir.

Car Geoffrey ne veille pas que sur les morts. Il prend aussi soin des vivants, ces proches qui franchissent le seuil de la morgue pour, une dernière fois, être tout près de ceux qu’ils aiment ou ont aimés. « Certaines familles me touchent. Ce qui m’intéresse, c’est d’aider les gens à faire leur deuil. J’ai beaucoup de compassion pour eux. »

Des gants d’adieux

Toutes les familles ne le lui rendent pas. Surtout depuis l’irruption de la pandémie dans nos vies. Aujourd’hui, les visites, qui n’étaient pas limitées dans le temps, ne peuvent excéder trente minutes. Seules cinq personnes par famille sont acceptées. Et les morts qui étaient auparavant visibles sont désormais cachés aux yeux de leurs proches, couchés dans deux housses hermétiquement fermées. « Il est difficile pour certaines familles d’entendre qu’elles ne pourront pas voir leur défunt, ni le toucher, ni s’en occuper. » Des visiteurs s’emportent parfois, tenant Geoffrey pour responsable: ils ne sont même pas sûrs que c’est bien « leur » mort qui se trouve étendu dans cette housse anonyme, invisible. Doublement absent. Et double peine, pour ceux qui restent.

Mais Geoffrey veille, présent dans la salle jusqu’à la fin de la visite. « On m’a lancé que je n’avais pas de coeur. C’était très dur mais je devais rester ferme, même quand certains se jetaient sur les housses pour les ouvrir à tout prix. Je ne leur en veux pas. Il faut se mettre à leur place: il y a des familles qui ont amené l’un des leurs aux urgences, quelques jours plus tôt, et ne l’ont plus vu depuis. » Ni vivant. Ni mort. « Il faut calmer les gens, les consoler, prendre leur chagrin… » Geoffrey leur propose des gants pour qu’ils puissent toucher le défunt à travers la housse. Même avec des morts, les règles de distanciation s’imposent… Et s’il est difficile de se comprendre, puisque tous ceux qui défilent ici ne parlent pas forcément le français, un logiciel de traduction sur smartphone vient au secours de tout ce petit peuple, rassemblé autour d’un corps muet.

Les familles qui pensent à dire merci sont rares. Depuis peu, on les laisse voir le défunt, dans de strictes conditions sanitaires et à titre exceptionnel, avant qu’il ne soit mis en housse en unité d’hospitalisation. Depuis le début de la pandémie, en mars 2020, Geoffrey a lui-même l’impression de ne pas faire correctement son travail. Il couche les défunts dans des housses. Les ferme. Et puis c’est tout. « Je suis plus en phase avec les défunts que je peux voir que ceux que je ne peux voir. Je me dis que, peut-être, celui-ci ne sera pas beau pour partir, et cela me frustre. » D’habitude, il va les chercher aux étages, les habille, les positionne correctement. Parfois, il les maquille un peu. Lorsqu’il s’agit d’indigents, seuls au monde ou issus de familles incapables de financer la prise en charge des funérailles, il se rend à la Croix-Rouge pour y trouver des habits d’occasion, dont il revêtira le défunt. « Des indigents, il y en a de plus en plus. »

En dix ans, ce préposé a vu passer dans son antre des morts et des vivants de toutes les nationalités, de toutes les croyances. Geoffrey a découvert des coutumes et rites mortuaires qu’il ignorait. Autant que faire se peut, il laisse les familles les pratiquer. Il lui est aussi arrivé de suggérer aux proches, hors période Covid, de ne pas insister pour voir leur défunt, trop abîmé. Même pas le visage. Il repère alors, parmi les visiteurs, celui qui lui semble le plus costaud pour encaisser la nouvelle. Et il lui parle: c’est plus facile d’expliquer ce genre de chose à une seule personne qu’à vingt. « Pour garder un bon souvenir du défunt, il est préférable que vous ne le voyiez pas », dit-il simplement. Il ne faut pas des heures, ni des milliers de mots, pour dire ces choses-là…

Quand il quitte l’hôpital à la fin de sa journée, Geoffrey réintègre le monde des vivants. Des couleurs, des mots échangés, des gestes. Son métier ne l’empêche pas d’aimer la vie, au point de vouloir tenir « jusqu’à 200 ans ». Aux humains qu’il croise, il répète inlassablement de faire attention, de prendre soin d’eux. Il suffit de si peu pour que tout bascule. Et quand vient le dimanche, il part à la pêche.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire