Forêt de Soignes: « Nous devons aussi anticiper le changement accéléré du climat »
Défouloir antistress, le poumon vert de Bruxelles a vu sa fréquentation augmenter depuis le début de la crise sanitaire. Mais sa gestion fait débat parmi les promeneurs. Certains déplorent les abattages massifs d’arbres et estiment que la forêt perd de sa valeur esthétique. Critiques justifiées ?
Depuis mars dernier, début du confinement, les agents de Bruxelles-Environnement constatent une augmentation de la présence du public en forêt de Soignes. Le besoin de s’aérer, de se détendre, de faire du sport pendant la crise sanitaire pousse les marcheurs, joggeurs, cyclistes, cavaliers, promeneurs de chiens… venus de Bruxelles ou de la périphérie à emprunter plus régulièrement les allées majestueuses et les sentiers tortueux du massif. Un boom qui montre à quel point cette forêt de 4.400 hectares, répartie sur les trois Régions du pays, est un atout en matière de santé publique.
Les abattages d’arbres suscitent toutefois de vives réactions parmi les visiteurs. Des comités de quartier s’organisent et des pétitions sont envoyées aux autorités régionales. Des habitués des lieux, qui considèrent le « poumon vert » de la capitale comme un espace à vocation essentiellement récréative, à l’instar du bois de la Cambre ou du parc de Woluwe, estiment que la forêt de Soignes est de moins en moins harmonieuse et ils s’interrogent sur sa gestion.
Pourquoi laisser sur place les arbres déracinés par le vent, l’orage, la chute d’un autre tronc, ou morts de vieillesse ? Pourquoi multiplier les zones protégées, interdites au public ? Pourquoi ces coupes massives d’arbres le long des axes routiers ? Pourquoi réduire la hêtraie cathédrale, paysage emblématique de la forêt ? Pourquoi permettre à des exploitants d’emporter de grandes quantités de bois, vendues et exportées vers l’Asie ? Les réponses de Stéphane Vanwijnsberghe, directeur de la sous-division Forêt et nature de Bruxelles-Environnement.
La présence croissante de marcheurs, joggeurs, vététistes, cavaliers… met la faune et la flore à rude épreuve.
1. Pourquoi ne pas évacuer de la forêt les nombreux chablis, ces arbres morts ou déracinés ?
La gestion de la forêt de Soignes est certifiée durable par un organisme indépendant. Cela nous oblige à maintenir en forêt un volume significatif de bois mort, ce qui permet à l’écosystème de se perpétuer. Le nouveau plan de gestion de la forêt pour la période 2019-2042 fixe comme objectif d’atteindre par hectare 5% du volume sur pied en bois mort, soit environ 25 mètres carrés. Nous laissons sur place les arbres peu intéressants pour l’industrie du bois. Evacuer tous les chablis pour « nettoyer » la forêt court-circuiterait une étape du cycle de la vie, ce que nous faisions encore il y a une vingtaine d’années. Les forestiers craignaient alors que le bois mort attire des insectes pathogènes susceptibles de s’attaquer aussi au bois sain. Ce n’est pas le cas, nous ont assuré les scientifiques. Les insectes du bois mort sont d’autres espèces. Avec les champignons, ils participent à la décomposition du bois, qui nourrit alors le sol en matières organiques et minérales. Nous saisissons toutes les occasions pour sensibiliser le public au fonctionnement de cet écosystème. Cela passe par un effort de communication.
2. Pourquoi vendre des lots de bois à des exploitants ?
Ces ventes n’appauvrissent pas la forêt de Soignes. Le volume moyen de 7.000 mètres cubes de bois vendus chaque année est inférieur à l’accroissement annuel du massif. Financièrement, cela signifie que nous ne mangeons pas le « capital ». Ces ventes de lots à des exploitants rapportent environ 400.000 euros par an, soit à peine 20% du coût de la gestion de la forêt. L’objectif principal n’est donc pas mercantile. Des arbres malades doivent être éliminés pour régénérer la forêt. D’autres sont coupés pour sécuriser les chemins forestiers et le trafic routier. Nous pourrions payer des entrepreneurs pour réaliser ces travaux de nettoyage de la forêt. Mais nous préférons que les bois de qualité soient vendus pour alimenter la filière bois et qu’ils soient utilisés dans la fabrication de mobilier, ce qui est une autre demande importante de la société.
3. Pourquoi ces gros volumes de bois de la forêt de Soignes sont-ils exportés vers la Chine et d’autres pays asiatiques ?
En tant que service public producteur d’une matière première, nous sommes soumis aux règles du marché : nous devons vendre au plus offrant. Depuis les années 1990, l’Asie propose de meilleurs prix pour le bois d’oeuvre. Cela a malheureusement causé un effondrement de la filière bois en Belgique et ailleurs en Europe. En collaboration avec l’ULB, nous développons le projet Sonian Wood Coop qui vise à relancer la transformation locale du bois. Le bois de chauffage, lui, alimente des foyers à Bruxelles et surtout en périphérie. Le hêtre est convoité par les pizzerias, car il n’éclate pas dans les fours.
4. Pourquoi ces abattages massifs le long de grands axes routiers ?
Régénérer la forêt est une nécessité. Lors de tempêtes, le vent fait des trouées importantes dans les vieilles hêtraies et des peuplements deviennent instables. Gérer une forêt, c’est anticiper les risques. Les abattages visent à sécuriser les chemins, le ring, l’autoroute E411 et d’autres axes routiers. Une étude française a démontré que le seuil de stabilité d’un hêtre avoisine les 27 mètres de hauteur. Or, les grands hêtres de la forêt de Soignes ont une hauteur moyenne d’environ 50 mètres. Le massif est donc très fragile. Quand le vent dépasse les 100 kilomètres à l’heure, il y a un risque majeur de basculement, raison pour laquelle des routes sont alors fermées au trafic. En février 1990, des milliers d’arbres ont été fauchés ou déséquilibrés par des rafales de 140 kilomètres à l’heure. Sous nos contrées, les ravages sont causés par les vents de sud-ouest. Les forestiers qui régénèrent un secteur doivent en tenir compte pour éviter de créer, en aval des régénérations, des basculements non souhaités.
5. Pourquoi faire régresser la hêtraie cathédrale, emblème de la forêt de Soignes ?
A l’horizon 2100, le hêtre pourrait disparaître des plateaux de la forêt de Soignes et ne subsister que dans les vallons, là où le sol reste frais. Cela signifie que la hêtraie cathédrale va inéluctablement régresser. C’est la conséquence du réchauffement climatique en cours. Déjà, les sécheresses et les épisodes de canicule de plus en plus fréquents au printemps et en été provoquent un dépérissement des hêtres en raison du stress hydrique. Confronté à ce phénomène, le canton suisse du Jura a décrété l’année passée l’état d’urgence forestier. Le changement du climat a aussi de fâcheuses conséquences sur les épicéas qui, mis sous stress hydrique, sont ensuite attaqués par les scolytes, insectes parasites qui tuent des futaies entières en quelques semaines. Nous avons presque totalement éliminé cette essence de la forêt de Soignes.
6. Pourquoi replanter ou laisser se développer dans un secteur où il y avait la hêtraie des essences diverses, au risque de modifier le paysage, voire d’en faire un fouillis inextricable ?
Quand un peuplement est stable, en bonne santé, les jeunes hêtres grandissent sous d’autres hêtres. Les « enfants » prennent la succession des « parents ». Mais en cas d’épisodes brutaux de basculement causés par le vent, un incendie ou un autre facteur de destruction, une dynamique de diversification des essences se produit dans la trouée. La clairière se peuple de bouleaux, d’érables, de chênes, de mélèzes, de pins… En tant que gestionnaires de la forêt chargés d’en assurer la pérennité, nous devons aussi anticiper le changement accéléré du climat. Cela passe par le remplacement progressif du hêtre et du chêne pédonculé par des essences mieux positionnées : le chêne sessile, le tilleul et divers résineux. Le hêtre couvre encore 65% de la surface de la forêt de Soignes, le chêne pédonculé 15%. Il était prévu dans le plan de gestion de 2003 de laisser à la hêtraie cathédrale 50% de l’espace, mais le nouveau plan de gestion pour les vingt-quatre prochaines années fixe ce seuil à 20%. Pour retrouver un aspect de forêt cathédrale, nous prévoyons de créer, sur 10% du massif, une chênaie cathédrale de chênes sessiles. Notre modèle est la forêt de Tronçais (NDLR : centre de la France), l’une des plus belles futaies de chênes d’Europe.
7. Pourquoi multiplier et agrandir les zones protégées, interdites au public ?
Du fait de sa proximité avec la capitale, la forêt de Soignes est considérée par la plupart des visiteurs comme un parc, ce qu’elle n’est pas. Ce serait d’ailleurs triste aux yeux des forestiers qu’elle le devienne, qu’elle ne soit plus qu’un décor pour le déroulement d’activités récréatives. Car c’est aussi un site Natura 2000. La présence croissante de marcheurs, joggeurs, vététistes, cavaliers… met la faune et la flore à rude épreuve. Nous devons trouver le juste équilibre entre l’accueil du public, qui doit pouvoir s’aérer et se détendre dans ce poumon vert, et la préservation de la biodiversité de la forêt, dégradée par une pression humaine non régulée. La forêt de Soignes a une population remarquable de chauves-souris, d’autours des palombes, de salamandres tachetées… Les animaux sauvages ont besoin de quiétude pour se reproduire. Nous demandons donc aux promeneurs de rester sur les chemins et de tenir les chiens en laisse. La stratégie des Régions est aussi de tenter de concentrer la majorité des visiteurs près de « portes d’accueil » : côté bruxellois, le Rouge-Cloître et l’hippodrome de Boitsfort. De nombreuses espèces animales se réfugient dans des zones où elles peuvent se cacher des promeneurs. Depuis la hausse de la fréquentation de la forêt de Soignes à la suite des mesures de confinement, il est beaucoup plus difficile d’y apercevoir des chevreuils, cachés au coeur du massif.
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