Saisie des fonds libyens: un enjeu crucial pour Euroclear Bank, basée à Bruxelles. © Hatim Kaghat

Fonds libyens: Euroclear, une banque au-dessus de la justice?

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Existe-t-il, en Belgique, un coffre-fort inviolable où blanchir l’argent sale? C’est la question qui devait être débattue devant la chambre des mises de Bruxelles ce 16 janvier et qui vient encore d’être reportée. En ligne de mire: Euroclear Bank, qui abrite des milliards libyens douteux.

C’est un document que Le Vif/L’Express a déniché dans les fichiers Sherwood. Ce nouveau leak a été mis en ligne par des hackers qui ont piraté les serveurs de la succursale de la Cayman National Bank & Trust, sur l’île de Man. Le document: une « lettre de confort » qu’Euroclear Bank adresse, en 2013, à un nouveau client pour expliquer les règles qu’elle suit en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Cette lettre s’avère éclairante pour le dossier des milliards libyens gelés par l’ONU en Belgique, ceux de la LIA et de la Lafico. Elle n’en résout certes pas l’énigme principale, à savoir l’identité du responsable politique qui a décidé de libérer les intérêts et revenus produits par ces fonds et celle des individus qui ont récupéré ces deux milliards dégelés entre 2012 et 2017. Mais cette lettre constitue une pièce très significative dans le cadre de l’enquête pour blanchiment dont Euroclear Bank fait l’objet.

On parle de détournement d’argent public, de corruption…

Euroclear est un holding basé à Bruxelles de près de 4.000 employés, dont 2.400 en Belgique. Son activité principale est de veiller au bon règlement des transactions internationales sur titres. Veillant à ce que l’acheteur reçoive ses actions ou obligations et à ce que le vendeur perçoive son argent, ce rouage essentiel de la finance transnationale traite près de 30.000 milliards d’euros de titres par an. Une des principales filiales du groupe est Euroclear Bank dont les clients sont uniquement des institutions financières. Euroclear Bank doit, comme toutes les banques installées chez nous, respecter la législation belge antiblanchiment. L’a-t-elle fait avec les fonds libyens de la LIA et la Lafico que les banques HSBC (Luxembourg) et ABC (Bahreïn) détiennent sur leurs comptes Euroclear? Une instruction judiciaire est en cours, à Bruxelles.

Coffre-fort inviolable?

En octobre 2017, après la plainte des avocats de l’ex-asbl GSDT du prince Laurent, le juge Michel Claise a procédé à la saisie des quinze milliards d’euros libyens gelés qu’il suspecte de blanchiment de fonds provenant d’un régime corrompu, celui du colonel Kadhafi. Euroclear s’y est opposé, en brandissant une loi belge votée il y a vingt ans rendant la chambre de compensation insaisissable pour éviter tout risque systémique au sein du système financier international. Mais il s’agit, ici, de la banque Euroclear. Peut-on l’assimiler à un organisme de compensation? De plus, il s’agissait de fonds qui, au moment de leur saisie, étaient gelés par l’ONU depuis 2011. Aucun risque systémique à l’horizon, donc.

La chambre des mises en accusation de Bruxelles, qui contrôle la légalité des actes d’instruction, doit trancher. Plus de deux ans après la saisie du juge, la procédure est, étrangement, toujours en cours, après plusieurs reports du dossier pour des questions de fond. Les plaidoiries étaient finalement prévues ce 16 janvier, mais elles ont été reportées au 12 mars prochain, cette fois pour une question d’agenda de la chambre des mises, selon les informations que nous avons pu recueillir.

Si la saisie du juge Claise était déclarée illégale, cela sanctuariserait Euroclear en tant que « coffre-fort dans lequel les dictateurs corrompus, les dealers de drogue, les terroristes et leurs financiers pourraient garder leurs fonds à l’abri de la justice », estime Kris Wagner, docteur en droit et avocat à Bruxelles. Dans ce cadre, le document trouvé sur Sherwood revêt toute son importance.

En effet, dans cette lettre datée d’août 2013, le compliance manager d’Euroclear Bank SA, Philippe Cloetens, mentionne que son institution est bien soumise à la législation belge anti-blanchiment et antiterroriste. Ainsi, pour évaluer les risques en la matière, elle doit réaliser un monitoring approfondi de ses clients, avant de les accepter, et le réactualiser tout au long de la relation d’affaire. Selon ce courrier d’Euroclear, le monitoring tient compte d’une classification des pays en fonction d’informations objectives, telles que les sanctions décrétées par l’Union européenne et l’ONU, l’indice de corruption Transparency International (TI), etc. En outre, comme le précise Euroclear Bank, un outil de détection automatique permet de repérer, dans les transactions des clients et les données internes de la banque, des « noms suspects liés à des sanctions ou des listes rouges émises par des autorités internationales (UE, ONU…) ».

Pour l'ancien patron de la Ctif, Jean-Claude Delepière, Euroclear a sa responsabilité.
Pour l’ancien patron de la Ctif, Jean-Claude Delepière, Euroclear a sa responsabilité.

La Libye sur liste rouge

A l’évidence, la Libye est concernée, elle qui est placée sous régime de sanctions internationales et figure parmi les Etats les plus mal notés de TI. La seule évocation de la Libye aurait dû entraîner une vigilance accrue d’Euroclear Bank, soumise à l’obligation de déclarer toute transaction ou activité suspecte à la Ctif (la cellule administrative indépendante antiblanchiment). En outre, au début de 2015, en pleine période de dégel des intérêts des fonds libyens, un autre élément aurait dû alerter le monitoring clients d’Euroclear Bank: Bashir B. Omer est alors nommé directeur de la banque ABC, cliente d’Euroclear. Or, il a des liens étroits avec la Lafico, un des fonds gelés en Belgique, notamment via la société Pak Libya Holding Co qu’il dirige et qui est détenue en bonne partie par la Lafico.

Pour l’ancien président de la Ctif, Jean-Claude Delepière, il est clair que les mesures de gel visaient bien à empêcher que les fonds libyens ne reviennent entre les mains de personnes listées par les Nations unies, appartenant à l’ancien régime Kadhafi. « L’origine de ces fonds est reconnue par la communauté internationale comme étant illicite voire criminelle, relève-t-il. On parle de détournement d’argent public, de corruption… Avec le gel, il s’agissait de parer à toute opération de blanchiment de ces fonds et de leurs produits. Il est évident que des transactions financières portant sur les intérêts et autres revenus générés par les fonds gelés sont des opérations qui présentent un risque accru de blanchiment et/ou de financement du terrorisme. »

Du côté de la Ctif actuelle, on se borne à souligner que, de manière générale, un établissement de crédit comme Euroclear Bank, soumis à la loi antiblanchiment, doit aussi vérifier, avec certitude, que les organismes financiers qui ont un compte chez lui ont mis en place toutes les mesures nécessaires pour détecter les opérations suspectes et garantir que leurs propres clients ne les utilisent comme machine à blanchir. Bref, il doit tout de même connaître les clients de ses clients. Alors, Euroclear Bank dispose- t-elle de dossiers internes indiquant clairement que les bénéficiaires des intérêts libérés ne présentent aucun risque de blanchiment ou de financement du terrorisme? La Ctif nous renvoie à l’autorité de contrôle des banques : la Banque nationale (BNB). Cette dernière répond qu’elle ne peut divulguer d’informations sur le contrôle d’un établissement spécifique. Elle rappelle juste le devoir de vigilance de toutes les banques soumises à la légis- lation antiblanchiment.

Devoir de vigilance

La responsabilité est aussi celle de la Trésorerie qui, en 2012, a donné un feu vert officiel à Euroclear Bank pour libérer les intérêts libyens gelés. Cette administration du SPF Finances doit, en effet, respecter les mêmes règles antiblanchiment, dans son secteur de compétences. D’ailleurs, lorsqu’il présidait encore la Ctif, Jean-Claude Delepière avait interrogé, par courrier du 28 mai 2015, Marc Monbaliu, alors administrateur général de la Trésorerie, sur l’état des procédures de gel des fonds libyens mises en oeuvre en 2011, afin de voir si la législation antiblanchiment était bien appliquée. Comme l’a pointé Paris Match en avril 2019, Monbaliu a répondu qu’aucune autorisation de dégel des fonds n’avait été accordée. Mais il n’a pas évoqué les intérêts et dividendes libérés… Mensonge par omission?

Devant la chambre des mises, le 12 mars, Euroclear Bank pourrait tenter de se retrancher derrière la décision… de la Trésorerie de libérer ces intérêts pour s’exonérer de toute responsabilité. Mais ce serait un peu court: car, après le feu vert théorique de la Trésorerie, il convient de vérifier qui, in fine, recevra les fonds. En outre, dès 2012, lorsqu’il s’agissait d’évaluer les intérêts libérables des fonds de la LIA et de la Lafico, le correspondant d’Euroclear avec la Trésorerie était justement… Philippe Cloetens, le compliance manager qui signe le courrier trouvé dans les fichiers Sherwood. Celui-ci connaissait particulièrement bien le dossier. Pour Jean-Claude Delepière, c’est clair: « Euroclear Bank et la Trésorerie ont leur responsabilité propre, chacune à leur niveau, dans les opérations concernant les fonds gelés et l’évaluation des risques. » On ne sait pas si Euroclear a dénoncé quoi que ce soit à la Ctif, laquelle est légalement tenue de protéger l’anonymat des déclarants, même devant un tribunal. Quoi qu’il en soit, la décision de la chambre des mises sur la légalité de la saisie du juge Claise est, elle, fort attendue. D’autant qu’on sait désormais que la Belgique lorgne un siège au board d’Euroclear, en tentant d’obtenir une participation de 10% dans ce géant de la finance mondiale.

Les dates clés

LAURIE DIEFFEMBACQ/belgaimage
LAURIE DIEFFEMBACQ/belgaimage© BELGA

Mai 2010 Le prince Laurent (photo) a lancé, depuis deux ans, un projet de reboisement du littoral libyen, mais le contrat liant son asbl GSDT au gouvernement Kadhafi est rompu par ce dernier.

26 février 2011 Après la chute du régime Kadhafi, l’ONU décrète le gel des avoirs libyens partout dans le monde. En Belgique, 14 milliards d’euros sont bloqués, dont 12,8 chez Euroclear Bank appartenant aux fonds souverains LIA et Lafico.

24 octobre 2011 L’ambassadeur belge au Conseil européen envoie un mail informel à la Trésorerie (SPF Finances) disant que, selon l’Allemagne, les intérêts et autres revenus produits par les fonds gelés ne sont, eux, plus gelés. Cette information suffira pour que la Trésorerie permette à Euroclear de libérer plus de deux milliards d’euros entre 2012 et 2017.

20 novembre 2014 La cour d’appel de Bruxelles condamne définitivement l’Etat libyen à dédommager l’asbl du prince à hauteur de 38 479 041 euros (50 millions actuellement, avec les intérêts).

8 septembre 2015 Ne voyant rien venir de l’Etat libyen et le ministère des Affaires étrangères belge refusant de les aider, les avocats de l’asbl déposent plainte au pénal contre X pour blanchiment et abus de confiance.

24 octobre 2017 Le juge d’instruction Michel Claise saisit les milliards bloqués chez Euroclear Bank, mais celle-ci s’y oppose en vertu d’une loi de 1999 qui la rend insaisissable. Saisie légale, illégale ? La procédure est toujours pendante devant la chambre des mises en accusation de Bruxelles.

5 septembre 2018 A la suite de l’enquête de ses experts, l’ONU adresse un carton rouge à la Belgique pour avoir dégelé les intérêts libyens en violation de la résolution onusienne de 2011.

Printemps 2019 La Chambre enquête pour savoir quel responsable belge a décidé le dégel et dans quelles mains les deux milliards débloqués sont finalement tombés. En vain. Les deux anciens ministres des Finances, Didier Reynders (MR) et Steven Vanackere (CD&V), se renvoient la balle.

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