Faire contribuer les riches, vraiment? (analyse)
Plus la crise sera dure, moins les grosses fortunes pourront y échapper. L’idée de taxer les plus larges épaules revient en force. Mais à quelle hauteur et avec quelle efficacité? Décryptage.
Y a pas photo. Il faut trouver le moyen de régler l’ardoise. L’endettement de la Belgique a récemment dépassé le cap symbolique des 500 milliards d’euros, soit 115 % de son produit intérieur brut (PIB). Du jamais-vu. Cette augmentation de la dette belge est clairement due à la crise du corona-virus: les recettes ont chuté à cause de la baisse de l’activité économique et les dépenses ont explosé, justement pour soutenir l’économie. Le Trésor a toutefois emprunté au-delà de ses besoins urgents pour constituer un bas de laine en prévision d’une dégradation. Vu l’ampleur de la deuxième vague pandémique, c’était pour le moins clairvoyant.
Tant que les taux d’intérêt restent au plancher, il ne faut pas s’affoler, rassurent les experts, car la charge de la dette ne s’alourdit pas. Mais le resteront-ils encore longtemps? En outre, la reprise sera plus lente que prévu, surtout si une troisième vague de Covid-19 nous envahit, début 2021. Ce qui n’est pas à exclure. Bref, les pouvoirs publics devront trouver de l’argent. Dans les poches de qui? Les regards se tournent naturellement vers les plus riches qui, certes, ne peuvent renflouer à eux seuls les caisses de l’Etat mais qu’on ne peut épargner – sans mauvais jeu de mots – dans les palabres budgétaires.
Selon la dernière évaluation de la Banque centrale européenne (2017), 20% des ménages belges les plus riches concentrent 64 % de la richesse nette. A lui seul, le pourcent le plus nanti détient 17% du patrimoine (Le Vif/L’Express du 21 mai dernier). La Belgique est le quatrième pays européen où la concentration de richesses aux mains d’un dixième de sa population est la plus élevée.
Quelle taxe et combien?
Dans la période de crise actuelle, il ne paraît donc ni absurde ni inique de solliciter « les plus larges épaules ». Aussi, non sans une certaine pudeur, le gouvernement De Croo a annoncé qu’il allait « demander une contribution équitable aux gens qui ont une plus grande capacité contributive ». Autrement dit, les plus riches devront payer une partie de la facture Covid. De quelle manière? On sait qu’il s’agira d’une taxe sur les comptes-titres revue et corrigée qui rapporterait près de 430 millions par an, selon les projections du SPF Finances. Le gouvernement s’est mis d’accord sur un taux de 0,15% sur les comptes, de personnes physiques et morales, garnis de plus d’un million d’euros. Le montant est plus ambitieux qu’annoncé au départ, mais il devra se vérifier dans les faits.
Rappelons qu’un compte-titres permet, via un compte courant auquel il est lié, d’acheter et vendre des valeurs mobilières (actions, obligations, etc.). A la différence d’un compte à vue, il ne sert pas à des opérations de paiement. Il est dédié aux placements. Tout le monde n’en possède pas. Ce sont surtout les contribuables des deux derniers déciles (essentiellement même du dernier décile) – soit les tranches supérieures de revenus – qui peuvent se le permettre. On se souvient que le gouvernement Michel a tenté d’imposer les comptes-titres, mais s’est vu stoppé net dans son élan par la Cour constitutionnelle, car la taxe envisagée était discriminatoire.
Elle ne visait que certaines valeurs mobilières et pas d’autres. En particulier, les actions nominatives, souvent liées aux PME familiales et entreprises non cotées en Bourse, y échappaient. Car la suédoise redoutait d’asphyxier l’entrepreneuriat, un risque également évoqué dans la déclaration du nouveau gouvernement. La Vivaldi est néanmoins déterminée à avancer vite sur ce dossier, puisqu’un accord vient d’être trouvé. Tous les comptes-titres et instruments financiers sont concernés. Cet « impôt des riches » pourrait être levé dès le 1er janvier prochain. Il a été décidé d’affecter les moyens obtenus aux soins de santé, une manière de faire passer la pilule plus facilement par les libéraux auprès de leur électorat dans le contexte sanitaire. Le texte doit encore être peaufiné, surtout pour éviter une nouvelle raclée de la Cour constitutionnelle. Il doit aussi prévoir des mesures antiabus avec effet rétroactif pour éviter, par exemple, qu’un contribuable ne scinde dès maintenant un compte-titres en deux pour descendre sous le seuil, exempté de la taxe, du million d’euros.
Une taxe européenne également?
Au-delà de nos frontières, un impôt européen sur la fortune est aussi évoqué. Dès avril, s’appuyant sur le désormais célèbre éditorial du Financial Times qui prônait un tel impôt, trois économistes français réputés ont proposé d’instaurer une taxe temporaire et progressive sur les plus grosses fortunes de l’UE: de 1 % au-delà de deux millions d’euros d’actif net jusqu’à 3 % au-delà d’un milliard, l’Union comptant 330 milliardaires. Selon ces économistes, cette taxe permettrait de lever, chaque année, l’équivalent de1,05 % du PIB de l’Union, de quoi éponger en une décennie les dettes liées au coronavirus. Le trio rappelle qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne a pris le même type de mesures pourne pas gonfler sa dette. Le Japon aussi. Avec succès.
Mais, outre le fait qu’il faudrait changer les traités européens pour instaurer une telle taxe, il est peu probable qu’un accord politique puisse se dégager au sein des Vingt-Sept, surtout quand on voit avec quelles difficultés l’UE tente déjà d’accoucher d’une taxe sur les transactions financières (TTF), et ce depuis… 2011. Inspirée de la fameuse taxe Tobin (du nom du prix Nobel de l’économie), cette TTF est une véritable arlésienne. Pour brider les spéculateurs après la crise de 2008, la Commission de José Manuel Barroso avait imaginé, il y a neuf ans, une taxe sur les actifs échangés : de 0,1 %du montant de la transaction pour les actions et obligations et de 0,01% pour les produits dérivés. Cette taxe devait rapporter près de 60 milliards d’euros.
Depuis tout ce temps, et alors qu’il s’agit – comme le répète le président du PS Paul Magnette – d’une taxe sur une part non productive de l’économie, aucun accord n’est intervenu au sein de l’UE. En juin dernier, les dix pay (dont la Belgique) qui adhèrent au projet semblaient se diriger vers une TTFallégée ne rapportant que 3,5 milliards d’euros. Mais, en juillet, 70 eurodéputés ont exigé une taxe plus ambitieuse. A l’appel de la Confédération européenne des syndicats, quelques dizaines de manifestants ont réclamé la mêmechose, le 14 octobre dernier, à Bruxelles, lors du sommet des dirigeants européens consacré au budget. Plus marquant : le député socialiste français Pierre Larrouturou vient d’entamer une grève de la faim, au sein même du Parlement européen, pour que les Etats membres respectent les demandes des élus sur le budget, dont la TTF. Du jamais-vu , là aussi. Question: le gouvernement belge va-t-il encore accepter une TTF après avoir adopté sa nouvelle taxe nationale sur le patrimoine?
Quel secret bancaire? Quel cadastre?
Pour faciliter la taxation et aussi la lutte contre la fraude fiscale, le gouvernement De Croo a prévu que le point de contact central (PCC) au sein de la Banque nationale (BNB) puisse désormais communiquer au fisc, non seulement les numéros de comptes bancaires et le nom de leur titulaire mais aussi le solde de ces comptes. Jusqu’ici, lorsqu’il soupçonnait une fraude, le fonctionnaire fiscal, une fois le PCC consulté, devait s’adresser aux banques concernées pour avoir cette info. Sans être une révolution, d’autant qu’il s’agit de la traduction tardive d’une directive UE, cela permettra à l’administration des Finances de gagner du temps.
Cela dit, que reste-t-il du secret bancaire en Belgique? Pas grand-chose. Il n’existe plus, depuis longtemps, en matière de TVA, de droits de succession ou droits d’enregistrement. Pour l’impôt sur le revenu, les fonctionnaires du recouvrement et du contrôle doivent passer par le PCC et ensuite par les banques pour connaître le solde et les mouvements sur les comptes. Cela n’empêchera pas un fraudeur de se rendre insolvable ni de déposer les sommes fraudées sur le compte épargne de sa partenaire ou celui de sa mère pensionnée, sur lesquels on ne pourra pas lever le secret bancaire, sauf si le service de contrôle de ces contribuables-là ouvre une enquête parallèle, ce qui devient compliqué.
Par ailleurs, le PCC ne donne aucune information sur les comptes-titres ouverts dans les banques belges, seulement sur les comptes financiers (à vue ou épargne). Idem pour les comptes ouverts à l’étranger, également concernés par la nouvelle taxe, que les résidents belges communiquent volontairement : cela ne concerne pas les comptes-titres. Enfin, les assurances-vie souscrites à l’étranger sont communiquées par le PCC, mais pas celles souscrites auprès d’une compagnie belge. Il subsiste, à l’évidence, des lacunes cruciales pour les administrations de contrôle et de recouvrement, a fortiori si une taxe sur les comptes-titres voit le jour.
Ceux qui craignent que le point de contact central de la BNB devienne un vrai cadastre des fortunes peuvent donc continuer à dormir sur leurs deux oreilles. D’autant que les actifs immobiliers, les oeuvres d’art, les antiquités, qui font aussi partie d’un patrimoine, ne sont pas repris non plus au PCC. Cela dit, un cadastre des fortunes n’est pas forcément indispensable pour lever un impôt sur la fortune (ISF) qui reste basé sur la déclaration du contribuable. Ni la France ni les Pays-Bas, où l’ISF a existé un temps, n’ont établi un tel cadastre.
En revanche, pour que les contrôles fiscaux en la matière s’avèrent efficaces, ne serait-il pas judicieux d’étoffer les informations communiquées par le PCC et de permettre au fisc d’avoir accès aux contrats d’assurance vol et incendie (qui inventorient aussi le patrimoine), voire aux contrats spécialisés pour les oeuvres d’art ? Tout cela permettrait également de mieux lutter contre la fraude fiscale, autre cheval de bataille affiché du gouvernement De Croo qui espère en retirer un milliard d’euros par an. Mais se donnera-t-il les moyens de cette ambition-là, en pleine tempête Covid? Ici aussi, il ne faudra pas perdre de temps.
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