Eric de Beukelaer: « Plus une crise est forte, plus il faut creuser sa spiritualité » (entretien)
Pour l’ancien porte-parole des évêques de Belgique, aujourd’hui vicaire général du diocèse de Liège, la pandémie de coronavirus pourrait marquer un tournant dans certaines pratiques religieuses, comme la célébration des messes du dimanche. Surtout, elle devrait être, à ses yeux, une opportunité. Notamment d’élargir la vie chrétienne des fidèles et d’encourager croyants et non-croyants à devenir « des optimistes de combat ».
Que vous inspire cette époque bouleversante pour l’ensemble de l’humanité?
Quand j’étais adolescent, j’ai été très marqué par un livre de Ernst Friedrich Schumacher, économiste britannique, paru en 1973 et qui s’appelle Small Is Beautiful. Donc, ce qui est petit est beau. C’était le premier manifeste pour l’écologie en économie, le sous-titre étant L’économie comme si les gens avaient du prix. C’était l’époque du gigantisme: les grosses entreprises, les grosses multinationales, les grosses voitures… Plus c’était gros, mieux c’était. Ce livre était l’annonce du constat que nous partageons tous aujourd’hui: si on ne retrouve pas une économie proche de chez soi, des circuits courts, l’attention aux petites choses, donc à tout ce qui est micro, ça ne va pas aller. Et donc ce Small Is Beautiful est devenu une conscience assez généralisée. Or, cette pandémie m’a fait percoler l’autre aspect du message: ce qui est petit peut aussi être dangereux. Nous l’avions perdu de vue. Les satellites étaient censés protéger les pays de toutes les menaces et voilà que toutes les sécurités du monde ne peuvent empêcher un gamin un peu perdu de se radicaliser devant son ordinateur, de prendre un couteau de boucher et d’abattre des gens dans la rue. C’est du microterrorisme, et on ne sait pas comment le combattre. D’un autre côté, on pensait vivre dans une société où on avait prévu toutes les catastrophes imaginables et voilà que ce qui nous atteint et nous paralyse complètement, c’est quelque chose de tout petit…
La pandémie va accélérer l’arrêt d’un certain modèle d’église. De là dire que la foi, ou la spiritualité, vont connaître un arrêt, je ne pense pas.
Quel signe doit-on y voir?
Ce virus, s’il devait être un signal, c’est celui que la nature nous adresse. Ça fait des décennies qu’on nous dit que le climat se dérègle et que ça risque de se payer, alors on observe la banquise qui fond, la montée des eaux, mais on a peut-être oublié que c’est au niveau des tout petits organismes que beaucoup se joue. Que si on ne respecte pas les grands équilibres, dont les équilibres naturels, il n’y aura plus d’humanité et de civilisation dignes de ce nom. Là, nous le vivons tous, de façon prégnante et jusque dans notre chair. Et personne n’y échappe.
Qu’est-ce qu’elle a changé, au sein de l’Eglise?
Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, avec l’accord des responsables religieux, y compris du pape, le culte collectif a été mis à l’arrêt. Par deux fois. Dans son aspect peut-être le plus symbolique, le plus visible, qui est la messe du dimanche, comme dans son aspect le plus dramatique, les funérailles. Des funérailles en très petit comité, dans les cimetières et même pas dans les églises, c’est une expérience assez marquante… Toute une communauté de croyants a dû réinventer son mode de fonctionnement et de vie. De manière plutôt improvisée lors du premier confinement, avec de très grandes différences selon les paroisses: certaines sont parvenues à maintenir les contacts, les célébrations même, via Internet ; d’autres, comme atteintes de sidération, sont entrées dans une forme d’hibernation, parce que ne sachant pas ce qu’elles pouvaient encore faire, ni comment le faire, et donc beaucoup de choses s’y sont arrêtées. Il y a eu chez beaucoup le sentiment d’avoir été abandonnés. Le deuxième confinement a été mieux préparé et on a assuré partout une vie paroissiale presque normale, et jusqu’à l’évêché on a tiré les leçons du printemps en multipliant les communications, en préparant l’Avent, en réfléchissant à la façon d’accompagner les gens pour Noël, même si on ne sait pas quelle sera alors la situation. Il y a indéniablement une plus grande proactivité, cette fois. Sinon, chacun réagit avec ce qu’il est, avec son style d’angoisses ou de réactions qui lui est propre.
Et les fidèles?
Ça va de ceux qui disent que, par solidarité, les cultes ne devraient pas être célébrés jusqu’à ce qu’on ait retrouvé la normale, à ceux qui disent que c’est scandaleux, rendez-nous la messe, ce que vous faites est contraire à la liberté de culte. Ils ont tous un avis légitime. Le point de vue des évêques de Belgique, qui est aussi le mien, c’est de considérer que, oui, évidemment que c’est une souffrance de ne pas avoir le culte, mais il faut être solidaire de tout ce que vit la population.
Cette absence de messe est une vraie souffrance?
Pour beaucoup, oui. L’Eucharistie, c’est quand même le sommet de la vie chrétienne pour un catholique. Mais ce désarroi montre aussi à quel point, pour certains catholiques, la vie chrétienne se résume à la messe. Or, la vie chrétienne est beaucoup plus large. Et l’occasion de l’absence de messe doit être l’occasion de redécouvrir tous ses aspects. Cultiver sa foi, lire la parole de Dieu, lire un bon livre sur la foi chrétienne, travailler sa foi… Découvrir d’autres formes de prière aussi, d’autres formes de communication avec Dieu que l’Eucharistie, à commencer par la prière personnelle, la prière silencieuse, en famille ou dans les églises puisqu’elles sont ouvertes. Et puis, évidemment, être témoin de la charité du Christ: je suis très ému devant tous ces bénévoles chrétiens qui se démènent parce que la pauvreté est encore plus importante qu’avant la pandémie. Ici, à Liège, le CPAS a fait appel à tous ses partenaires, y compris l’Eglise, en dépassant tous les clivages imaginables. On a mis toutes nos équipes en lien avec celles de la commune pour pouvoir vraiment travailler sur un plan grand froid digne de ce nom, et ça se fait dans d’autres villes. Je salue aussi toute la présence de bénévoles chrétiens qui sont sur le front pour les visites dans les maisons de repos ou dans les hôpitaux. On n’a plus la messe mais on a le moment par excellence pour démultiplier sa vie chrétienne.
Compte tenu de tout ça, on peut déjà estimer l’évolution de la foi chrétienne depuis le début de la pandémie?
Sans doute que ces confinements vont accélérer une série d’évolutions. Et ça vaut pour tous les domaines, l’adhésion politique, l’adhésion à un mouvement, quel qu’il soit, est beaucoup moins grande, parce qu’on vit dans un monde fait davantage de réseaux, d’associations, donc la pandémie va accélérer l’arrêt d’un certain modèle d’Eglise, oui. Parce que des comportements qui étaient déjà de moindre intensité ont été carrément arrêtés. Mais de là dire que la foi, ou la spiritualité, vont connaître un arrêt, je ne le pense pas. Que du contraire, même. Qu’on adhère ou pas à une religion, la spiritualité fait partie de l’être humain. Ce besoin d’intériorité, de creuser le sens de sa vie, de répondre aux grandes questions de l’existence (la vie, la mort, la souffrance), c’est pour tout le monde. Et cette crise est une invitation à creuser la spiritualité. Qu’elle soit laïque, croyante, tout ce qu’on veut. Transmettre aux plus jeunes qu’on est là uniquement pour consommer, c’est catastrophique. Je suis persuadé que le fondamentalisme religieux, qu’il soit musulman, chrétien ou athée, n’est pas dû à trop de religion mais à trop peu de spiritualité. Trop peu d’intériorité. Ce qui fait des questionnements personnels une arme pour agresser les autres. Les gens qui ont creusé leur intériorité, croyants ou non, sont des gens qui sont toujours ouverts à la différence. Comme disait un ancien recteur de l’université, ici, à Liège, il ne faut pas que les jeunes deviennent des analphabètes spirituels. Plus une crise est forte, plus il faut creuser sa spiritualité. Pas seulement sa raison. En ce qui concerne la foi, je pense qu’elle est beaucoup plus présente que ce qu’on dit, mais dans un monde où les choses se disent de façon beaucoup plus diffuse. En réseaux, en relations, chacun à sa manière. Donc, pour répondre à la question, je dirais que certaines formes extérieures de pratique sont et seront peut-être moins présentes, peut-être qu’il y aura moins de messes partout, mais je ne pense pas que la foi a diminué ou va diminuer. Comme disait Churchill, qui n’était certainement pas un homme parfait mais qui a quand même fait en sorte que nous ne soyons pas tous des nazis, un pessimiste voit des difficultés dans chaque opportunité et un optimiste voit des opportunités dans chaque difficulté. Nous devons devenir des optimistes de combat, nous dire que l’époque qui advient va être difficile à bien des égards, économiques notamment, mais c’est l’occasion d’être davantage solidaires, résilients, de creuser sa spiritualité et de contribuer à un monde plus fraternel et plus digne de l’humain.
Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le culte collectif a été mis à l’arrêt. La communauté des croyants a dû réinventer son mode de fonctionnement et de vie.
Ces dernières semaines, on a aussi assisté à un regain de terrorisme, visant notamment les catholiques. Vous vous considérez désormais comme des cibles?
Chacun réagit avec ce qu’il est et on est tous différents. Moi, j’ai intégré depuis longtemps que j’étais mortel, et donc que j’allais mourir un jour. J’ai peur de souffrir, mais, pour l’instant, je n’ai pas peur de mourir. Et donc, oui, entre nous, on se dit que quelqu’un pourrait entrer dans l’église au moment où on est en train de célébrer et nous attaquer. Mais nous sommes pour la plupart sereins. Notamment parce que notre situation, ici, en Occident, n’est en rien comparable avec ce que des chrétiens vivent ailleurs, le christianisme restant la religion la plus persécutée au monde. Nous avons, je crois, bien intégré le risque. Sans tomber dans le piège que tendent ceux qui manipulent ces jeunes radicalisés: proclamer que c’est le christianisme qui est attaqué, même dans des pays de vieille terre chrétienne.
Bio express
- 1963 Naît le 30 novembre, à Wilrijk (Anvers).
- 1991 Titulaire de licences en droit (université d’Anvers), droit canon, philosophie et théologie (UCL), il est ordonné prêtre au service du diocèse de Liège.
- 2001 Porte-parole des évêques de Belgique, jusqu’en 2010.
- 2011 Après avoir été responsable du séminaire de Louvain-la-Neuve, il entre au chapitre de la cathédrale de Liège, dont il devient curé-doyen du centre-ville.
- 2013 Administrateur de la fondation Ceci n’est pas une crise.
- 2016 Vicaire épiscopal du diocèse de Liège pour les affaires juridiques et temporelles.
- 2018Le Prêtre et l’économiste (avec Bruno Colmant), éd. Renaissance du Livre.
- 2020 Vicaire général du diocèse de Liège.
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