En Belgique, on crie famine
Chez nous, près de 500 000 personnes survivent grâce à l’aide alimentaire, et la crise du coronavirus l’a rendue plus nécessaire que jamais. De quoi s’interroger sur sa principale cause: la pauvreté. Et sur ce que font les pouvoirs publics pour s’y attaquer.
Alors, l’avocat fixerait le juge dans les yeux et dirait: « Monsieur le président, ma cliente a faim. » Il laisserait le silence traîner, long comme un jour sans pain. « Et ses enfants aussi. » Pour sûr, l’affaire ferait du bruit. Jamais un citoyen, une citoyenne, ni même une organisation agissant en leur nom n’ a, jusqu’ici, attaqué l’Etat en justice, l’accusant de ne pas assurer à l’ensemble de sa population de quoi manger, ni assez, ni correctement. Contrairement à d’autres pays, majoritairement pauvres, la Belgique n’a pas inscrit le droit à l’alimentation dans sa Constitution. Dommage: ça le rendrait plus fort.
L’article 23 de ce texte fondateur, rédigé en 1994, parle en revanche du droit à une vie conforme à la dignité. La Charte du Conseil de l’Europe, que la Belgique a signée, établit le droit de ne pas vivre dans la pauvreté, le droit au revenu minimum, le droit à la protection de la santé. Ces mêmes garanties figurent dans d’autres traités internationaux auxquels la Belgique a adhéré. Les humains qui font la file, en ce mois de février 2021, pour obtenir un colis alimentaire, auraient du mal à y croire. « Bien sûr, si l’Etat était assigné en justice et qu’il lui était demandé de légiférer pour faire respecter ce droit à la dignité humaine, il dirait qu’il fait ce qu’il peut en fonction de ses moyens, prévoit Jacques Fierens, professeur de droit à l’UCLouvain et à l’ULiège. Et qu’on ne peut pas lui reprocher son manque de résultats en la matière. » Vraiment?
Le nombre d’exclus va croissant et au lieu de les intégrer, on augmente les subsides de l’aide alimentaire.
« Le premier des droits de l’homme est de pouvoir manger à sa faim », disait le 32e président des Etats-Unis, Franklin Roosevelt, autour de 1930. Près d’un siècle plus tard, en Belgique, quelque 450 000 personnes fréquentent les locaux de la Société de Saint-Vincent-de-Paul, les Restos du coeur et autres postes de la Croix-Rouge pour se remplir le ventre. Depuis dix ans, la privation alimentaire gagne du terrain, affirme la Fédération des services sociaux: elle concerne 6% des personnes en Belgique et 10% en Wallonie. Comptez 15 à 20% de plus depuis le début de la crise du coronavirus. A Bruxelles, une personne sur cinq appelant le numéro vert de l’urgence sociale le fait pour obtenir à manger. Cette réalité crue semble à ce point intégrée que la majorité de la population et de ses responsables politiques s’y est accoutumée. « On habitue la société à ce que l’aide alimentaire, qui est conditionnelle, soit quelque chose de normal, peste Christine Mahy, secrétaire générale du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté: l’Etat intègre dans nos esprits l’habitude de perdre des droits. » A l’origine, les Restos du coeur n’étaient d’ailleurs pas censés durer. « L’Etat devait prendre le relais pour supprimer la pauvreté, rappelle Patrick Dejace, directeur de la Fédération. Car juste donner à manger aux gens ne les aide pas à s’en sortir. Pour le moment, on joue un peu trop aux gentils organisateurs, mais que se passerait-il si on partait en grève? Tant que les gens mangent, il n’y a pas de révolte. » Il n’est donc pas possible de parler d’aide alimentaire sans évoquer la pauvreté.
Les allocations sous le seuil de pauvreté
Selon de nombreux acteurs de terrain, les pouvoirs publics s’attaquent insuffisamment à cette question de fond, malgré les promesses – les deux derniers gouvernements fédéraux ne s’étaient-ils pas engagés à relever les minima sociaux au niveau du seuil de pauvreté? – et l’affolante progression de la précarité. « Cela fait des années que tout le monde sait que certaines allocations sociales sont trop faibles, appuie Christine Mahy. Non seulement le gouvernement ne les a pas relevées jusqu’à présent mais, en outre, il met en place des procédures d’exclusion de ces droits. » « Le redéploiement de l’aide alimentaire est pour partie le fruit amer d’un renoncement aux idéaux de la sécurité sociale », confirment les auteurs de l’essai L’Aide alimentaire en Belgique (1). L’aide alimentaire sert ainsi de cache-sexe à la pauvreté et au gaspillage. Elle améliore de surcroît l’image des grandes surfaces, qui ne paient plus pour détruire leurs surplus et font faire le travail de transport des marchandises par des bénévoles.
Sur le terrain, l’Etat donne donc le sentiment de sous-traiter, si ce n’ est de déserter la prise en charge de l’aide alimentaire, qu’assurent, en plus des CPAS, une multitude d’acteurs privés. Ce n’est en effet pas le pouvoir public qui distribue repas et vivres, mais un circuit parallèle qui s’est structurellement organisé pour répondre à l’urgence. « C’est pourtant bien l’Etat belge qui s’est engagé à faire respecter les droits fondamentaux dans les traités qu’il a signés, et pas la société civile! » pointe Jacques Fierens. Devant la progression des chiffres sur la pauvreté et la distribution de l’aide alimentaire (voir graphique ci-contre), des voix s’élèvent pour réclamer que cette dernière soit repensée et la question de la précarité enfin prise à bras-le-corps. « Idéalement, nos chiffres devraient diminuer, insiste Patrick Dejace. Or, ils augmentent. Je compare ça avec les déchets qu’on récolte sur les bas-côtés des autoroutes: on se réjouit d’en ramasser beaucoup alors qu’il ne devrait pas y en avoir. Notre démarche en 2021, c’est de fédérer les associations et de porter ce message collectif devant le politique. Je ne veux plus entendre prononcer avec dépit la phrase « on a perdu des bénéficiaires ». Puisqu’on devrait s’en féliciter. »
A la Fédération des banques alimentaires, on reconnaît que la distribution de vivres ou de repas ne constitue pas une solution à la pauvreté, juste à la faim. « Si on alignait les allocations sociales sur le seuil de pauvreté européen, on éliminerait déjà un grand groupe de bénéficiaires, avance Jozef Mottar, son administrateur délégué. Mais ce n’est pas à nous d’agir sur ce plan. Nous, nous publions nos chiffres. C’est aux pouvoirs publics de prendre l’initiative. » « J’ai beaucoup d’estime pour les partenaires distributeurs mais il faut fondamentalement remettre le système en cause, intervient Gregor Stangherlin, chef de projet du plan de cohésion sociale de la Ville de Liège. L’ aide alimentaire arrange tout le monde, elle ne résout rien. Elle ne fait qu’instaurer la dépendance des gens à long terme, catastrophique. Le nombre d’exclus va croissant et au lieu de les intégrer, on augmente les subsides de l’aide alimentaire. » Le message est clair: ne rebasculons pas dans la charité. « On n’est plus au Moyen Age, tranche Céline Nieuwenhuys, secrétaire générale de la Fédération des services sociaux (FDSS): donner des colis aux pauvres relève d’une époque révolue. »
Un peu de tout
Le petit monde de l’aide alimentaire, dans lequel se croisent privé et public, associatif et CPAS, regroupe des acteurs très différents, plus ou moins professionnels, plus ou moins orientés idéologiquement, plus ou moins tournés vers des publics particuliers: sans-abri, sans-papiers, étudiants, artistes, indépendants. Pendant la crise, on a vu émerger de nouvelles filières, au profit d’une communauté spécifique par exemple, et des collectifs citoyens se mettre à collecter des vivres. Ce qui est bien, dès lors que tous les publics ne vont pas frapper à la porte des CPAS et qu’il est pertinent de multiplier les portes d’accès. Mais en fin de compte, tous ces intervenants forment « un grand bordel », soupire un observateur. Durant le confinement, des distributeurs ont suspendu leurs activités mais pas tous. Des associations proposent des repas complets, d’autres, des colis ; il existe aussi des épiceries sociales.
On habitue la société à ce que l’aide alimentaire soit quelque chose de normal.
Certains s’appuient sur cette distribution alimentaire pour nourrir le lien social avec les bénéficiaires et, pas à pas, tenter de les réinsérer dans un statut, de récupérer leurs droits, de les rendre autonomes. Là encore, certains distributeurs font payer les repas et colis alors que d’autres les donnent. Quelques-uns attendent des bénéficiaires un service en échange. Les approches sont donc très diversifiées. « Ce qui est tendu, ce sont ces différentes manières de répondre à la demande croissante », observe Laurence Noël, collaboratrice scientifique à l’Observatoire de la santé et du social de Bruxelles-Capitale.
Le secteur de l’aide alimentaire fonctionne avec 70% de bénévoles, la plupart du temps âgés (voir graphique ci-dessous). Il n’est pas financé, si ce n’est indirectement via le Fonds européen d’aide aux plus démunis (Fead). En Belgique, celui-ci soutient quelque 358 CPAS et 419 associations, à hauteur de 88 millions d’euros pour la période 2014-2020. Le CDH bruxellois a d’ailleurs déposé une résolution visant à mettre en place et financer un réseau globalisé de l’aide alimentaire, dans lequel privé et public collaboreraient.
Qu’on le veuille ou non, l’aide alimentaire fonctionne comme un marché économique, avec une petite dose de concurrence entre ses acteurs. Il fournit de l’emploi, certes dans une faible mesure. Et permet à des bénévoles de rester actifs, y gagnant le sentiment d’être utiles. Au point que certains d’entre eux ne verraient pas d’un si bon oeil que « leurs » bénéficiaires s’autonomisent et finissent par sortir de la précarité? Des observateurs de terrain se posent la question. « Dans l’approche caritative, il y a l’envie de contrôler ce que le pauvre fait avec ce qu’il reçoit, remarque Catherine Rousseau, chargée de projet à la FDSS Wallonie. Certaines associations ont peur que des bénéficiaires trichent et elles cherchent à vérifier qu’ils n’aillent pas demander des colis dans plusieurs chapelles. »
Devant la multiplicité des pratiques – mais aussi des rapports aux bénéficiaires – des voix s’élèvent pour réclamer l’élaboration de règles éthiques de base, qui devraient faire le consensus. Elles n’existent pas pour l’instant. On imagine déjà qu’il sera difficile de les imposer à des associations qui ne fonctionnent qu’avec des bénévoles et des dons. Même les principes de base de la sécurité de la chaîne alimentaire ne sont pas respectés partout. « Tout le monde ne les connaît pas, reconnaît Jozef Mottar. La marge de progression sur ce point est réelle. Nous faisons beaucoup d’efforts pour professionnaliser nos 620 associations membres. » Des associations ont déjà dû fermer leurs portes pour cette raison. Mais il ne s’agit pas seulement d’apprendre à entretenir un congélateur ou à stocker des légumes. C’est toute la façon dont le bénéficiaire est considéré qui pose aujourd’hui question. En point de mire: une professionnalisation de l’approche, avec l’aide de subsides ad hoc, car les bonnes intentions ne suffisent pas toujours.
« Dans l’aide alimentaire, on observe parfois des préjugés de part et d’autre, relève Brigitte Grisar, chargée de projet à la FDSS. Les bénéficiaires sont souvent confrontés à un sentiment de honte: la démarche peut égratigner leur dignité, voire leur amour-propre. De plus, les volontaires et les travailleurs qui reçoivent cette demande ne sont pas toujours formés pour donner une réponse adéquate et l’aide accordée est parfois perçue comme dérisoire. Sur le terrain, il nous paraît donc important d’accompagner tout le monde et de remettre les bénéficiaires au coeur de la réflexion. »
Et après?
La crise du coronavirus aura eu pour effet salutaire de mettre davantage l’aide alimentaire en lumière, la replaçant ainsi, comme la lutte contre la pauvreté, au centre du débat public. Depuis l’apparition du virus, l’aide alimentaire est attribuée à toute personne qui en fait la demande, sans enquête publique préalable. « On sent queles choses bougent, assure Catherine Rousseau. Il faut répondre à l’urgence mais aussi prendre des mesures pour réduire la nécessité de l’aide alimentaire, à terme. » Il est acquis que le revenu d’insertion sociale augmentera de 22,25% d’ici à 2024.
D’autres propositions émergent, comme la sécurité sociale alimentaire dont l’objectif est de rendre l’alimentation durable et issue de l’agriculture paysanne accessible à tous, ou les cantines gratuites proposant des repas chauds aux enfants dans les écoles. Les pouvoirs publics devraient également se pencher sur le statut de cohabitant, qui constitue un piège pour ceux qui vivent dans la précarité, ou sur la différence de prix des produits alimentaires entre la France et la Belgique. L’idée de lancer des chèques nourriture que les bénéficiaires pourraient utiliser dans les boutiques de leur choix a aussi été évoquée, et appliquée par certains CPAS. « Ces chèques ne remplacent pas le relèvement des minima sociaux mais ils peuvent contribuer à l’anticiper », estime la FDSS, tandis que d’autres préconisent plutôt de relever directement les allocations sociales. Car l’urgence actuelle ne doit pas faire oublier le véritable enjeu de l’aide alimentaire: comment en sortir?
Centre d’aides répertoriés
Vous connaissez quelqu’un dans le besoin? N’hésitez pas à téléphoner aux numéros gratuits 0800 35 243 (à Bruxelles) et 1718 (en Wallonie) ou à envoyer un mail à aidealimentaire@fdss.be.
Voici les centres d’aide répertorié en Wallonie et à Bruxelles:
(1) L’Aide alimentaire en Belgique, sous la direction de Deborah Myaux, FDSS.
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