Emir Kir, lors de la campagne européenne de 2014, à Bruxelles. © Michel Gouverneur/Reporters

Emir Kir-Mahinur Ozdemir: Peut-on servir deux maîtres ?

Double nationalité et conflit de loyauté : les trajectoires ambiguës de Mahinur Ozdemir et d’Emir Kir mettent en lumière la double nationalité et ses conséquences. Une discussion qui risque d’être encore ravivée par l’exclusion du PS d’Emir Kir.

Le hasard a voulu que Mahinur Ozdemir, ancienne députée bruxelloise du CDH, présente ses lettres de créances d’ambassadeur de Turquie à Alger au moment où le bourgmestre de Saint-Josse, Emir Kir (PS), était critiqué pour avoir rencontré des maires turcs du MHP, c’est-à-dire l’extrême droite de leur commune patrie d’origine. Comme en 2017, après le vote massif des Turco-Belges en faveur du référendum voulu par Recep Tayyip Erdogan (AKP) en vue d’accroître son pouvoir, les soupçons resurgissent. Peut-on servir deux maîtres ? Dans le cas d’Emir Kir, se réclamer des valeurs socialistes et entretenir de bonnes relations avec la façade politique des Loups gris, une organisation pantouranienne d’ascendance fasciste. Quant à Mahinur Ozdemir, socialisée à Schaerbeek, si la politique militaire qu’elle représente en Algérie contrevient aux intérêts de la Belgique ou de l’Europe, comment va-t-elle gérer ce conflit de loyauté ?

Le code de la nationalité a été modifié en 2000 pour permettre à des ressortissants étrangers et à leurs descendants d’accéder plus facilement à la nationalité belge et de participer aux élections, considérées comme la voie royale de l’intégration. Sous le gouvernement Verhofstadt, la snelbelgwet a été troquée par le MR contre le droit de vote aux communales des étrangers non communautaires réclamé par la gauche. Chef de groupe MR au conseil communal de Schaerbeek, où vit la communauté d’Emirdag la plus importante de Belgique, Georges Verzin était un ardent défenseur de ce projet.  » A l’époque, je pensais que la citoyenneté belge faciliterait l’intégration des personnes d’origine étrangère, mais c’est l’inverse qui s’est produit dans ma commune. Après la troisième, quatrième, cinquième génération, voire plus, la majorité des Belgo-Turcs de Schaerbeek vivent dans un milieu ghettoïsé, avec ses propres magasins, ses chaînes de télévision, ses mosquées. Ce repli identitaire est renforcé par le contrôle étatique qu’exercent les responsables religieux qui dépendent de la Diyanet, le ministère turc des Cultes, et par l’AKP, qui a un siège à Bruxelles.  » Pour l’élu schaerbeekois (MR), il faudrait trouver une parade aux effets indésirables de la double nationalité.  » Chacun a le droit de conserver sa culture d’origine, mais, en adoptant la citoyenneté belge, on s’interdit d’adhérer aux valeurs d’Erdogan ou du MHP « , indique-t-il.

Avec le recul, le député fédéral Georges Dallemagne (CDH) se félicite que son parti ait  » clarifié  » la position de Mahinur Ozdemir en l’excluant (en 2015) pour sa non-reconnaissance du génocide des Arméniens par l’Empire ottoman.  » Quelle est sa vraie patrie, s’interroge-t-il ? La Turquie d’Erdogan qui bafoue allègrement les droits de l’homme et poursuit une politique expansionniste et militaire en Libye, combat les Kurdes qui ont été nos alliés dans la lutte contre le terrorisme et qui emploie aujourd’hui des mercenaires syriens ayant appartenu à des groupes islamistes ? Elle devrait abandonner sa nationalité belge !  » Une injonction qui fait écho à celle de quitter le PS adressée à Emir Kir par la socialiste Simone Susskind pour cause de rupture du cordon sanitaire. Elle semble avoir été entendue puisque l’exclusion était au bout de la procédure devant la commission de vigilance du parti. Et ce malgré le fait que Emir Kir, qui a fait son mea culpa, représente 20 % des voix socialistes à Bruxelles.

Au-delà de ses rencontres avec des maires d’extrême droite, que reproche-t-on au bourgmestre de Saint-Josse ? D’être  » inspirant « , mais pas de la bonne manière. Par exemple, lorsqu’il compare le Plan canal aux méthodes utilisées par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale.  » Nous, hommes et femmes politiques, avons une responsabilité par rapport à cela, réfléchit Georges Dallemagne. Il serait plus intéressant de faire émerger les vrais démocrates de la communauté qui, aujourd’hui, sont forcés de raser les murs.  »

Mahinur Ozdemir a prêté serment au parlement bruxellois, le 23 juin 2009, sous la casaque CDH.
Mahinur Ozdemir a prêté serment au parlement bruxellois, le 23 juin 2009, sous la casaque CDH.© Fred Guerdin/reporters

L’exemple de Zuhal Demir et de Yasmine Kherbache

En 2017, Zuhal Demir (N-VA), alors Secrétaire d’Etat à l’Egalité des chances dans le gouvernement Michel, avait annoncé sa volonté de renoncer à sa nationalité turque, au vu de l’évolution de ce pays sur le plan du respect des minorités, du statut de la femme ou des libertés. Le 13 novembre 2018, confirme son porte-parole au Vif/L’Express, elle a retiré au consulat général de Turquie le certificat l’autorisant à  » s’éloigner  » de sa nationalité turque. Le problème n’est donc pas insurmontable, mais il a un prix. Aux élections communales d’octobre 2018, les électeurs de Genk ont été invités à ne pas voter pour elle, présentée sur la page Facebook de l’AKP en Belgique comme  » une ennemie de l’islam et de la Turquie « .

Avant d’accéder à la Cour constitutionnelle, le 17 décembre dernier, la socialiste flamande Yasmine Kherbache, ancienne cheffe de cabinet d’Elio Di Rupo Premier ministre, avait promis d’entamer des démarches pour se défaire de sa nationalité algérienne. Le Maroc n’offre pas cette possibilité à ses chers  » résidents marocains à l’étranger « , sauf par le fait du prince, quand Hassan II dépouillait de sa nationalité l’opposant Abraham Serfaty. Les Pays-Bas ont entamé des démarches pour permettre aux binationaux de s’affranchir d’une nationalité marocaine qui pèse lourdement sur certains d’entre eux. D’autres pays, comme le Congo, rendent impossible la binationalité, du moins, en théorie.

Sur le plan légal, l’heure est à la vigilance quant à l’acquisition de la nationalité belge, mais le principe de double, voire de nationalités multiples, reste acquis. Après la vague des naturalisations due à la snelbelgwet (525 318 nouveaux Belges de 2000 à 2010), des corrections ont cependant été apportées.  » En 2012, on a mis un frein à l’acquisition rapide de la nationalité belge via le Parlement, en mettant des conditions de résidence – il faut vivre en Belgique depuis un certain temps, cinq ans, si on a un boulot, six ans, si on n’en a pas, rappelle Georges Dallemagne. On ne peut pas dire que nous soyons un pays fermé : on accepte même la triple nationalité !  »

L’élu CDH ne remet pas en cause ce libéralisme, mais il souhaite donner un caractère plus convivial – et solennel – à l’entrée des nouveaux-venus dans la communauté nationale. Depuis 2000, tout étranger qui acquiert volontairement la nationalité belge, par déclaration ou naturalisation, doit signer une déclaration dans laquelle il souscrit à la Constitution et à la Convention européenne de sauvegarde des libertés fondamentales. Mais cela reste un peu froid.  » Des incompatibilités pourraient être prévues par la loi, ajoute le député fédéral, entre la fonction de parlementaire et celle de militaire ou d’ambassadeur au service d’un autre pays…  »

A ce jour, aucune incompatibilité de cette nature n’est prévue. Ni en Belgique, ni dans d’autres pays européens.  » Il n’existe pas de règles particulières s’appliquant aux binationaux qui exercent une fonction publique, souligne le professeur Patrick Wautelet, spécialiste du droit international privé et du droit de la nationalité (ULiège). Le code de la nationalité belge est indifférent à la question de savoir si un ressortissant belge qui possède aussi une nationalité étrangère exerce une fonction particulière de juge, policier, ministre, général, etc.  » Certains Etats africains ont un autre modèle.  » En Ouganda, par exemple, la double nationalité commence à être tolérée, mais un Ougandais qui possède une autre nationalité ne peut être président, ministre ou exercer une fonction publique de haut niveau en Ouganda.  »

La Belgique doit-elle suivre cette voie ?  » C’est une question politique et non juridique, répond le professeur. Les quelques propositions de loi qui visent à restreindre la double nationalité le font de manière générale, pour toutes les personnes et pas seulement celles qui exercent une fonction particulière. Ni le droit international, ni le droit européen ne prévoient d’ailleurs des règles particulières pour les binationaux qui exercent une fonction publique.  »

Zuhal Demir et Yasmine Kerrache ont-elles montré la voie ?  » Certaines personnes qui exercent une fonction publique ont fait des démarches pour perdre l’une de leurs nationalités, observe Patrick Wautelet. Je pense à Zuhal Demir et Yasmine Kerrache. C’est une manière élégante d’aborder ce qui peut être perçu comme un problème de loyauté. Laisser aux intéressés le soin de décider pour eux-mêmes comment ils souhaitent régler la question…  »

Ce monde est multiple

Les tiraillements autour des cas Kir et Ozdemir, de même que les déchéances de nationalité prononcées dans des dossiers de terrorisme à l’encontre de ceux qui ont  » manqué gravement à leurs devoirs de citoyens belges « , conduisent à rediscuter des paradoxes de la double nationalité. Pas de quoi remettre celle-ci en cause. D’après le professeur liégeois,  » la tendance actuelle en droit comparé montre une nette évolution vers une plus grande tolérance de la double nationalité. La majorité des Etats dans le monde l’acceptent aujourd’hui. Même ceux qui, traditionnellement, sont plus réticents sur ce point, comme l’Allemagne et les Pays-Bas, introduisent aujourd’hui des nuances qui permettent aux personnes de conserver leur nationalité d’origine.  »

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