Document: le passionnant dialogue Van Rompuy – Moureaux sur la Belgique (entretien)
En 2015, l’ex-Premier ministre CD&V et feu l’ancien vice-Premier PS avaient longuement échangé au sujet des symboles du pays, dans le cadre d’un livre récemment publié par l’UCLouvain et la KULeuven. En voici le compte-rendu intégral.
La rencontre retranscrite ci-dessous est issue du livre « Dialogues sur la Belgique. Souvenirs, images, questions » publié par l’UCLouvain. Les participants étaient : Philippe Moureaux, Herman Van Rompuy, Ariane Bazan, Elke Brems, Marnix Beyen, Olivier Luminet et Valérie Rosoux.
La rencontre entre Philippe Moureaux et Herman Van Rompuy s’est déroulée le 5 mai 2015 sur le campus de la KULeuven, au coeur de Bruxelles. L’attaque commise quelques heures plus tôt contre le Curtis Culwell Center, où se tient une conférence anti-islam, accapare nettement moins les médias que les attentats passés et à venir en Europe. Un événement international marque plus profondément les esprits de l’époque : le terrible tremblement de terre au Népal, le 25 avril, qui a coûté la vie à plus de 7.500 personnes.
Nos deux interlocuteurs ont fait partie des éminences grises de la politique belge. Comme le montre l’échange, le lien créé par cette position commune s’avère, in fine, plus solide que les divergences issues du fait que l’un était membre d’un parti qui était au gouvernement tandis que l’autre faisait partie de l’opposition.
Philippe Moureaux (1939-2018) était docteur en histoire de l’ULB, spécialisé dans l’histoire économique et institutionnelle des Pays-Bas autrichiens. Il entre une première fois au sein d’un gouvernement dans l’équipe Martens III, en 1980. Un an plus tard, il donne son nom à la « Loi Moureaux » contre le racisme et la xénophobie. Il a été vice-Premier ministre, ministre-président de la Communauté française et ministre-président de la Région bruxelloise. Figure importante du PS bruxellois, Philippe Moureaux fut aussi un bourgmestre historique de Molenbeek. Il y est décédé le 15 décembre 2018.
Herman Van Rompuy (1947) effectue ses études secondaires au collège Sint-Jan-Berch-mans de Bruxelles avant d’obtenir un baccalauréat en philosophie à Louvain. En 1968, il est licencié en philosophie et obtient ensuite le diplôme de docteur en sciences économiques. À partir de 1988, il devient président du CVP, et ce jusqu’en 1993. La même année, il obtient son premier poste ministériel. Successivement ministre du Budget, vice-Premier ministre, président de la Chambre des représentants de Belgique puis Premier ministre, Herman Van Rompuy fut le premier président permanent du Conseil européen (2012-2014).
Un prélude informel
Herman Van Rompuy (HV): Ma grand-mère habitait chez nous, ma mère était fille unique. Ma grand-mère, très curieuse, a divorcé avant la guerre. Elle vivait dans un petit patelin dans le Hageland. Des choses ont dû se passer mais on ignore tout. Elle a toujours habité avec nous. Je dis souvent que mon père était un saint. Nous avons, tout d’abord, vécu ensemble dans un appartement à Bruxelles. Je suis né en 1947.
Philippe Moureaux (PM) : C’est donc vraiment la génération d’après-guerre. Moi, j’ai des souvenirs de la fin de la guerre.
HV : Je suis né à Etterbeek.
PM : Moi aussi, mon père était dans l’armée sur le front. Et il avait ordonné à ma mère de partir, croyant que ce serait comme en 14.
HV : Oui, idem. Dans tous mes discours, lorsque j’évoque les réfugiés syriens en Méditerranée, je rappelle que ma mère et ma grand-mère ont sauté sur leur vélo en 1940, direction la France, laissant tout derrière elles. En 1940, le précédent encore présent dans toutes les mémoires était l’exode de 1914.
HV : À Aarschot, par exemple, les Allemands avaient rempli l’église de centaines d’hommes avant d’y mettre le feu. Il n’y eut heureusement pas de carnage. Certaines situations rappellent les actions actuelles de Daech. On a tendance à l’oublier.
PM : Ce furent en effet des moments d’errance sur les routes, mais loin des bombardements. Dans mon cas, j’avais un an et j’étais un encombrant bébé qui hurlait beaucoup, paraît-il. Cette expérience m’a certainement marqué, même si je ne m’en rends pas compte. Je suis né en avril 1939 et ce curieux départ a lieu en mai 40. Mon père était officier de réserve à Gand quand les Allemands les ont rassemblés. Visiblement dépassés par les événements, ils ont donné un billet à tous les officiers afin de rentrer à Bruxelles et de se présenter à la Kommandantur. Il ne s’est jamais présenté. Dans la confusion liée à la guerre, on ne lui a jamais demandé quoi que ce soit à ce sujet. Par contre, un de ses amis s’est présenté et a été envoyé dans les camps en Allemagne.
HV : Mon père a failli être exécuté. Il avait 17 ans et devait se présenter à l’armée belge. Comme l’armée avait déjà quitté le pays pour l’Irlande et la Grande-Bretagne, il est rentré chez lui. Sur le chemin du retour, il a dû passer la nuit à Vinkt, une petite commune tout près de Gand. Un officier allemand venait d’être tué, sans doute par des partisans. Ils ont pris des otages et les ont placés contre un mur. Tous ont été exécutés. Seuls ceux qui n’habitaient pas Vinkt ont été rassemblés dans une prairie afin de creuser leur propre tombe. In extremis, les Allemands ont décidé que ceux qui ne provenaient pas de cette commune pouvaient rentrer à la maison. Cet épisode est resté un traumatisme sa vie durant. J’ai évoqué, très succinctement, cet épisode au cours de mon discours pour le prix Nobel (1). À ce moment-là, Angela Merkel s’est mise à pleurer.
PM : Il faut être honnête. Suite à des discussions avec mon beau-frère qui faisait partie des troupes d’occupation en Allemagne juste après la chute du nazisme, j’ai réalisé que l’attitude de nos militaires à l’égard des Allemands n’était pas glorieuse non plus. Mon beau-frère ne partageait ses confidences qu’au compte-gouttes. Il ne voulait pas en parler, se contentant de préciser : « Non, j’ai vu trop de choses horribles ».
HV : Beaucoup ne voulaient pas en parler. Mon père en avait parlé une seule fois. Et je me souviens toujours de ce soir-là. J’avais 10 ans. Ensuite, il n’en a plus parlé, excepté à la fin de sa vie, où il s’est à nouveau exprimé de manière plus décontractée sur le sujet.
PM : Mon beau-frère n’a, quant à lui, jamais pu en parler de façon détendue. Étant jeune, je pense qu’il a dû participer à des actions peu glorieuses dans la brigade Piron (2). Tous ces souvenirs familiaux éclairent la manière dont les événements clés de la guerre ont été vécus.
Les grèves de 1960-61
Olivier Luminet (OL) : Je vous propose à présent de nous concentrer sur les événements les plus marquants, selon vous, de l’histoire de la Belgique.
PM : J’ai personnellement repéré trois événements décisifs. Mais pour être tout à fait honnête, je ne pourrais pas les hiérarchiser. La plupart de ces souvenirs se situent dans le contexte des années 1960 et 1961. Cette période est pour moi celle du choc entre quelqu’un qui est à l’université et qui achève son mémoire de licence et les suites des grandes guerres, avec des réminiscences des années 50, époque où j’étais gamin. Le premier événement clé, c’est la Question royale. Mon père en fut un acteur puisqu’il était président des libéraux bruxellois et très anti-léopoldiste. Il était aussi un peu ami avec le Régent. J’ai le souvenir d’avoir entendu parler de ces événements, mais j’ai surtout un souvenir personnel précis. J’avais été envoyé dans la vallée de la Meuse, où mon père loua une villa pour que ma mère et ses enfants puissent vivre à la campagne. On craignait, en effet, que les événements ne prennent des proportions dramatiques. Je me souviens d’avoir demandé à ma mère pourquoi on ne voyait plus de trains. Nous avions une villa assez proche du chemin de fer et, à l’époque, il y avait tout le temps des trains la nuit. Ils amenaient des minerais en provenance de Lorraine jusqu’à Liège. Or, durant cette période, il n’y avait plus de trains. Ma mère, quelque peu confuse, m’a vaguement répondu : « C’est parce qu’il y a des événements ! ». Vous voyez l’importance des souvenirs personnels par rapport à l’histoire.
La période de 60-61, ce sont les grandes manifestations, auxquelles j’ai peu participé, à l’exception d’une d’entre elles à Bruxelles, qui m’a profondément marqué et qui a été, en effet, à l’origine de mon intérêt pour le fédéralisme, pour le mouvement wallon et pour André Renard en particulier. Je me suis d’ailleurs inscrit peu de temps après au Mouvement populaire wallon (3). J’étais « communisant », sans être membre du parti communiste. Cet intérêt initial pour le fédéralisme est lié à une autre période majeure pour moi, celle des années 80-81, période pendant laquelle je deviens ministre presque par hasard, d’abord à l’Intérieur, puis à la Justice.
Au niveau international, certains événements sont pour moi très marquants. Ils vont d’ailleurs me faire perdre définitivement toutes mes illusions sur l’Union soviétique. Je pense notamment à l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968. On avait auparavant eu l’impression qu’il y avait peut-être un communisme à visage humain qui pouvait naître de cette idéologie. Enfin, l’élection de François Mitterrand en 1981 est pour moi un autre événement important. Sans rien exagérer, je me souviens d’avoir pleuré lorsque j’ai vu apparaître les chiffres à la télévision. Je n’étais plus un gamin et pourtant j’ai pleuré, parce que cela marquait un changement en France, c’était le retour de la gauche au pouvoir.
OL : Merci beaucoup. Herman Van Rompuy, comment vous positionnez-vous face à ces événements, qu’il s’agisse des grèves de 60 ou des lois de réformes institutionnelles en Belgique en 80-81 ?
HV : Je réponds en néerlandais ?
PM : J’ai perdu beaucoup de mon bilinguisme. En fait, c’est un élément qui peut être intéressant. Je dis toujours que mes parents m’ont apporté une merveilleuse éducation, excepté sur le plan linguistique. Je vivais dans un milieu francophone et, j’ose à peine vous le dire, anti-flamand. Le flamand était méprisable. On ne m’a pas poussé à l’apprendre. Mais finalement, j’ai fait beaucoup de flamand puisque j’en ai fait à l’école primaire et à l’école secondaire. J’ai même fait du flamand du moyen âge à l’université. Quand je suis devenu ministre, au début, tout était en français. Même au sommet du PSB-BSP (4), tout se passait en français. Puis au gouvernement, des ministres néerlandophones ont parlé néerlandais. Nous avions un traducteur épouvantable, je soupçonne d’ailleurs Wilfried [Martens] d’avoir expressément choisi un très mauvais traducteur ! Après quelque temps, j’ai décidé d’enlever mes écouteurs et d’apprendre à bien comprendre le néerlandais.
HV : Pour moi, mes premiers souvenirs ne remontent pas aux grèves de 1960-1961, mais à la guerre scolaire de 1955-1956. Mon père travaillait à l’époque au bureau d’études du CVP, dont je suis devenu, par la suite, directeur. En 1955-56, mon père et mon grand-père ont manifesté en imperméable. Ils se disaient que la police allait intervenir avec des canons à eau. Nous habitions un quartier bilingue à cinq kilomètres de l’Hôtel de Ville de Bruxelles, mais c’était bel et bien une commune flamande, aujourd’hui fusionnée avec Zaventem. J’ai appris le français dans la rue. Nous parcourions les rues à vélo « pour la liberté et la démocratie, pour l’école et la famille ». Durant toute cette période, on distribuait des pamphlets à la sortie de la messe. Leo Van Ackere, secrétaire général adjoint de ce qui était alors encore le CVP et, par la suite, gouverneur de Flandre occidentale, a dit à mon père : « Pas la peine de me donner ce pamphlet, Vic, je l’ai déj ». Pour vous dire à quel point ces choses-là ne s’oublient pas. En fait, ce fut ma première confrontation avec la politique.
Le deuxième moment que j’ai choisi, c’est notre séjour d’un an au Congo, en 1957-58. Mon père voulait absolument devenir professeur à Louvain, et cela se produisait automatiquement si l’on avait passé cinq années à l’Université Lovanium (5). Hélas, ou heureusement, nous avons dû rentrer après un an en 1958. Mon père est tombé malade, mon frère et mes soeurs également. Cet épisode congolais a été pour moi un choc culturel terrible. Je venais d’une petite commune, au caractère flamand homogène (à l’école, pas dans la rue) et voilà que nous nous retrouvons soudain face à la culture africaine. En réalité, mon frère et moi avons abandonné notre univers familier pour être projetés dans un nouvel univers. C’est alors que j’ai commencé à suivre la politique de très près. Au Congo, c’était l’époque des élections communales. Ceux qui allaient devenir de grands dirigeants ont presque tous commencé par être bourgmestre ou à occuper l’une ou l’autre responsabilité. Le plus connu d’entre eux, qui m’avait déjà marqué à l’époque, était Kasavubu, qui était bourgmestre de la commune de Dendale. Mon père avait envoyé des comptes rendus à Bruxelles pour dire : « Ce n’est plus tenable. Ne croyez pas ceux qui vous disent que l’indépendance n’est pas pour demain. Cela ne va plus durer longtemps. » Nous sommes rentrés en juin 58. Les premières émeutes ont eu lieu en janvier 59. Il y a eu des dizaines de morts, qu’on a pris soin de cacher en Belgique. Et cela a conduit, un an plus tard, à l’indépendance. Mais mon père et moi avons continué à suivre les événements. Des années plus tard, quand les dirigeants congolais sont revenus, j’étais encore capable de leur raconter tout cela avec une foule de détails. Cet épisode a causé une fracture dans ma jeunesse.
Les grèves de 60-61, cela se traduisait pour moi par les trams, qui avaient un retard incroyable. Pour le reste, je ne les associais à aucune connotation idéologique. En revanche, ce qui était important pour moi, c’étaient les négociations de Val Duchesse sur les lois linguistiques de 63 et les marches sur Bruxelles ; étant, bien entendu, totalement étranger au nationalisme flamand. Cela vient à nouveau de mon père et de ce qu’il a vécu pendant la guerre. Son expérience personnelle avait fait de lui quelqu’un de profondément anti-allemand et, de ce fait, opposé au nationalisme flamand. En 68, je me suis rendu, en touriste politique, au pèlerinage de l’Yser. J’y ai trouvé un univers étranger au mien et que je considérais comme dangereux. J’y suis retourné une fois en 85, à l’occasion des élections, et j’ai ressenti la même chose. Ce n’était pas pour moi. Au collège, c’était, si tant est que la chose soit possible, encore plus compliqué. Il y avait des jésuites très proflamands, très flamingants, vraisemblablement de la Volksunie. Il y avait aussi un certain nombre de professeurs qui, soit avaient été bourgmestres pendant la guerre, soit étaient, d’une manière ou d’une autre, impliqués dans la collaboration. Et puis, il y avait des « Flamands géographiques » ; autrement dit, des francophones qui habitaient en Flandre. Ceux-ci étaient pro-européens. C’était l’antidote au flamingantisme. Moi-même, je faisais partie de ceux qui étaient sensibles au message européen. J’ai participé à mon premier colloque sur l’Europe quand j’avais seize ans. Ce qui signifie que je n’ai pas découvert l’Europe le jour où je suis devenu Premier ministre ; certains ne peuvent pas en dire autant. Je suis « tombé dans la marmite européenne » et c’est une chose que j’ai assumée. La Volksunie était très très éloignée de moi. Plus tard, au cours de ma carrière, j’ai eu beaucoup de contacts avec Hugo Schiltz (6), mais il ne m’est arrivé qu’une seule fois de bien connaître quelqu’un issu du nationalisme flamand. C’était Lode Claes (7), qui fut condamné après la guerre. Après avoir purgé cinq années de prison, il a connu une formidable reconversion dans l’establishment. Il est devenu membre du comité de direction de la Banque Lambert et sénateur.
L’expérience la plus traumatisante de ma carrière a été le cartel formé par le CVP (8) et la N-VA entre 2007 et 2009. Je me retrouvais dans mon propre parti, dans mon propre groupe parlementaire, à devoir dire : « Je ne veux pas être associé à cela. » Cela a été pour moi la période la plus malheureuse de ma vie politique. Sur le plan émotionnel au sein de mon parti, cela a vraiment été pour moi une période cauchemardesque. Au début, la N-VA avait cinq sièges et nous vingt-cinq, je crois. Mais en réunion, c’était cinquante-cinquante, pour ne pas dire plus. Une partie du CVP avait, en effet, sympathisé avec la N-VA. Je rejoignais ce groupe parlementaire « avec des semelles de plomb », c’est d’ailleurs l’expression d’…
PM : André Cools (9).
HV: … André Cools au début des négociations de 80.
PM : Si je peux réagir ? À la grande différence d’Herman, moi j’ai été un wallingant assez actif et cela s’explique par deux racines différentes. Primo, j’ai vécu l’influence de mon père, wallon, anti-flamand, parlant tout le temps de la Wallonie. J’ai rejeté complètement ses idées politiques et économiques, mais sur ce point, j’ai été fort influencé par lui. Secundo, 60-61 est le moment où je m’enracine à gauche, dans une orientation marxiste. J’ai, à travers la personnalité d’André Renard, réussi à mettre les deux fils ensemble. J’avais cet amour de la Wallonie et j’éprouvais la nécessité de lui trouver un cadre juridique afin de mieux défendre sa situation économique. À ce moment-là, à tort ou à raison, on rejetait sur le dos de la Belgique unitaire les difficultés qui sont d’ailleurs des difficultés de toutes les régions charbonnières et sidérurgiques en Europe. J’ai donc eu une période très wallingante et j’ai aussi été très marqué comme Bruxellois par les marches sur Bruxelles. Puis, j’ai commencé à travailler avec André Cools, qui m’a beaucoup refroidi sur le renardisme. Il était toutefois aussi fédéraliste. J’ai donc tempéré mes idées sur deux plans. D’abord comme historien, j’ai tout de même fait le bilan de l’histoire de Belgique en me rendant compte que le mouvement flamand en tant que tel était légitime. Je parle du mouvement flamand culturel. Et puis, avec André Cools, j’ai un peu renié mon wallingantisme, ce qui ne m’a jamais empêché, malgré tout ce que José Happart (10) a dit de moi, de rester un Bruxellois proche de la Wallonie. Mais toi Herman, en somme, tu n’as pas mordu au nationalisme flamand. Et moi, j’ai un peu mordu au nationalisme wallon. Enfin nationalisme, j’exagère sans doute. Je n’en demeure pas moins un grand partisan du fédéralisme.
OL : J’avais une question par rapport à cet échange et à vos choix respectifs relatifs aux événements. Pour Monsieur Moureaux, ’60-’61 est un moment important.
PM : Ces grèves étaient surtout wallonnes. Anvers fut complètement bloquée quelques jours, et puis les choses se sont progressivement apaisées en Flandre.
OL : Cela veut-il dire qu’il ne s’agit pas d’un événement marquant du côté flamand ?
PM : Non. Pourtant, c’est un événement majeur du côté francophone qui va vraiment conduire au tournant fédéraliste du parti socialiste avec toutes les conséquences que cela implique sur le plan des négociations, y compris avec la Volksunie. À ce sujet, les relations étaient assez complexes entre Wilfried Martens, Hugo Schiltz, André Cools et même Antoinette Spaak (11).
Un lion sans dents
HV : Tu parles de la période Egmont ?
PM : La période Egmont et post-Egmont.
HV : En Flandre, le tournant décisif, ce sont les lois linguistiques de 63 qui ont provoqué un boost comme on dit maintenant pour le mouvement flamand. En réalité, c’était le début de la Volksunie, qui, à un moment donné, occupait 18 sièges, ce qui représentait 15 à 20 % de l’électorat flamand. Au début des années 70, Hugo Schiltz est devenu président du parti. Il était déjà contesté à cette époque parce qu’il était reconnu comme une personne très pragmatique. Il était accompagné de Frans Van der Elst, père fondateur de la Volksunie, qui avait toute la crédibilité du mouvement flamand. Hugo Schiltz était là pour assurer des compromis, et Van der Elst avait la caution de l’aile plus extrémiste. Ce tournant de 63 dans le mouvement flamand a bien sûr eu un impact sur le CVP. Il y a eu l’affaire de Louvain, entre 65 et 68, puis l’éclatement du CVP-PSC, bien avant les autres grands partis.
PM : L’affaire de Louvain était très importante.
HV : Moi, j’ai assisté à ces événements car je me trouvais à Louvain à ce moment-là. J’avais le même sentiment qu’à l’égard du nationalisme flamand. Une manoeuvre peu habile des évêques qui reflétait leur état d’esprit de l’époque m’a marqué. Face aux événements, ils ont écrit une fameuse lettre qui exigeait que l’Université de Louvain reste unifiée. Cela signifiait en d’autres termes : « Obéissez ! ». Pour moi qui étais un modéré, ça ne passait pas. L’affaire de Louvain est un mixte de flamingantisme et de rébellion contre l’autorité. Ces événements ont provoqué la chute du gouvernement Vanden Boeynants avec, pour conséquence, la scission de l’Université catholique de Louvain. L’affaire de Louvain a été aussi un moment très important, même un tournant décisif, pour l’histoire de la Belgique.
PM : Vous êtes bien réconciliés maintenant mais à l’époque, une partie du monde catholique francophone qui était très unitariste a donné lieu à des courants catholiques fédéralistes, pour ne pas dire séparatistes. Ils étaient très minoritaires mais ils ont joué un rôle important. Une autre année clé est 1991. Guy Spitaels (12) rate alors ce qu’il espérait. Il avait cru que son soutien à l’industrie des armes wallonnes allait lui assurer un succès formidable aux élections. Mais c’est un sujet qui lui a juste permis de réaliser de bons scores à Liège, pas davantage. Il se retire donc et Philippe Busquin compose un gouvernement. Il me convoque et m’explique que Jean-Luc Dehaene veut bien devenir Premier, à la condition que je sois dans l’équipe. Busquin me propose de prendre en charge les affaires sociales, sachant que le poste était associé à des décisions difficiles. C’est ainsi que je suis encore resté ministre un an et demi.
HV : C’était une période très tendue. De mon côté, j’étais président du parti. Ça ne m’intéressait pas du tout, cette crise des armes. Par contre, les propos de Spitaels sur la Flandre décrite comme « un lion sans dents » ont sans nul doute contribué à la percée du Vlaams Belang. On a tendance à l’oublier. La déclaration strictu sensu de Spitaels était la suivante : « Le lion flamand rugit, mais il n’a pas de dents ». L’impact de cette métaphore est immédiat, catastrophique et, dans une grande mesure, irréversible. Les propos de Spitaels ont été perçus comme une provocation, parce que là, on touchait à l’identité flamande, ce n’était pas une déclaration comme les autres. La formule a frappé l’âme, le coeur, le lieu même de certaines frustrations. Et c’était précisément cela qui était visé par une déclaration comme « le lion flamand rugit mais il n’a pas de dents ».
PM : Dans une grande péroraison, il évoque même le lion flamand qui a perdu « son dentier », ce qui est étonnant pour un intellectuel comme lui.
HV : Le résultat aux élections suivantes a été dramatique pour le CVP, qui est tombé à 27 %. Bref, je ne dis pas que ce fut le moment le plus important de l’après-guerre et dans le mouvement flamand. Mais cela correspond au début du Vlaams Belang. Bien sûr, ce parti surfait déjà sur le thème de la migration. Mais cette provocation a vraiment touché la Flandre.
Valérie Rosoux (VR) : Cela a-t-il été vécu comme une humiliation ?
HV : De mon côté, j’ai expliqué qu’il s’agissait d’un compromis, mais que cela ne coûtait rien à la Flandre. Mais le mal était fait. On avait vraiment humilié les Flamands. J’ai alors déclaré : « Je ne parle plus le français pendant les conférences de presse ». S’ensuivent les élections, avec le Zwarte Zondag et, en janvier, Guy Spitaels annonce qu’il devient ministre-président de la Région wallonne.
HV : Pour nous, c’était le début du séparatisme. Certains sont allés chez Jean-Luc Dehaene et ont dit : « Si Spitaels devient ministre-président wallon, toi tu dois devenir ministre-président de la Flandre ». Au bout du compte, il ne l’a pas fait. Mais on était dans cette logique : puisque le président du Parti socialiste ne choisit pas la Belgique, qu’il choisit la Wallonie, eh bien que la Wallonie prenne son sort en main ! Nous avons ensuite convaincu Jean-Luc Dehaene de devenir informateur, formateur, puis Premier ministre. Finalement, on a composé ensemble un gouvernement en 5 jours. Avec beaucoup de difficultés, on a réussi à obtenir deux tiers de votes de soutien au CVP, et ce fut le meilleur gouvernement de l’après-guerre !
PM : En effet.
HV : On ne s’en doutait pas mais avec la crise des armes en 91, on jouait avec le feu.
OL : Pour vous, c’est vraiment un tournant dans l’attitude de la Flandre à l’égard de la Wallonie ?
PM : Et en Wallonie aussi. À l’époque, nous avions profité du sentimentalisme wallon sur l’injustice faite aux Fourons, ce qui nous a valu un certain succès. On avait fait un compromis qui était assez défendable sur les Fourons, mais on n’avait pas obtenu grand-chose. Donc il restait en Wallonie une forme d’abcès lié aux Fourons.
Collaboration et amnistie
OL : Philippe Moureaux, je voudrais revenir sur un autre point. Vous avez fait une déclaration il y a quelques mois sur la question difficile et délicate de la collaboration et de l’amnistie. Cela a suscité de nombreuses réactions dans la presse et dans les milieux politiques francophones. Pouvez-vous résumer votre point de vue ? J’aimerais entendre ensuite, Herman Van Rompuy, votre réaction comme homme politique flamand, par rapport à cette déclaration. Quel genre d’effets cela peut-il avoir en Flandre ?
PM : C’est un sujet sur lequel j’ai une vision différente à présent. Sur le plan historique, une vision un peu simpliste de la collaboration, et en particulier de la collaboration en Flandre, doit être dépassée pour réaliser, progressivement, intellectuellement, que certes, il y eut beaucoup d’horreurs mais qu’il faut y apporter quelques nuances. Je faisais partie d’un parti politique où le sujet était tabou. Pour le Parti socialiste, les propositions d’amnistie, les gestes vers les anciens collaborateurs, revenaient à bafouer les anciens combattants et les résistants. De mon côté, j’ai été amené à voir les choses différemment. J’ai commencé à avoir quelques doutes. Je suis une personne convaincue que la société humaine ne survit que si, à certains moments, on arrive à tourner la page. Par exemple, toutes ces augmentations des temps de prescription dans le cadre judiciaire, cela me dérange. Je crois que même si des faits graves ont été commis, il faut, à un moment donné, aller de l’avant.
Dans le gouvernement Martens, je travaillais quasi en permanence avec Jean-Luc Dehaene. Mais je parlais souvent aussi avec Hugo Schiltz. On a tous les deux un côté un peu prétentieux et intellectuel, ce qui fait que quand les collègues allaient regarder le football à la télévision, on restait à deux ! On discutait de choses et d’autres sans rapport nécessaire avec la politique. Certaines affinités particulières sont ainsi apparues entre ce grand bourgeois anversois et le révolutionnaire francophone que je pensais être. Un jour, on a évoqué l’amnistie. Je l’ai écouté et ai expliqué mon ressenti. Puis, j’ai abordé le sujet avec beaucoup de diplomatie avec les membres du Parti socialiste. Je me suis tout de suite fait rabrouer. On m’a dit : « On n’en parle pas. Il n’en est pas question. » Je me suis incliné parce qu’il ne servait à rien de jouer au Don Quichotte. Et vouloir aller plus loin aurait été de facto jouer au Don Quichotte. Mais je pense que dans le contentieux, le fait de ne pas oser aborder le sujet à un certain moment a entraîné des effets délétères sur les relations entre les uns et les autres. Avec des votes au Parlement parfois très curieux. On refusait même de prendre, ne fût-ce qu’en considération, des propositions formulées sur ces questions. À chaque fois, on prononçait des discours enflammés. Je trouve que sur le plan sociétal, c’est un peu triste qu’on n’ait pas pu en parler. Quand j’étais ministre de la Justice, j’ai régularisé des situations, j’ai signé des dossiers personnels d’amnistie. Au parti, on me disait : « Oui, tu peux le faire, mais ça ne doit pas se savoir ». On m’a apporté des dossiers où il apparaissait que la sagesse voulait qu’on mette fin à une situation. Mais c’était un sujet tabou, ça ne devait pas se savoir. Il y avait toujours cette peur que ce qu’on appelle l’amnistie soit en réalité une façon de passer l’éponge sur les faits eux-mêmes. J’ai fait l’interview que vous avez évoquée au moment de la formation du gouvernement MR/N-VA. Je comprends toutes les déclarations qui ont été faites pour condamner les propos de certains leaders de la N-VA sur la collaboration. Mais je n’ai pas aimé les moments où on a fait allusion au passé d’une famille. Sinon, on n’en finit jamais. Et c’est pour cette raison que j’ai fait l’interview. Je voulais dire : « Mes amis, critiquez les idées éventuellement racistes qui dénotent une résurgence de cette extrême droite qui a fait tellement de torts, mais ne parlez pas du passé des familles, ça n’a pas de sens ». Mon idée est qu’on ne peut baser une société sur la notion de responsabilité collective.
VR : Voire de culpabilité collective ?
PM : Oui. Il s’agit d’une réponse très archaïque, mais en même temps très présente dans certains endroits, et je la trouve assez odieuse.
HV : Ce que Philippe dit sur le fait de tourner la page, c’est l’essence de l’Union Européenne. Si nous avions continué à ruminer le passé, il n’y aurait jamais eu de réconciliation franco-allemande. Il n’y aurait jamais eu le traité de 63, qui porte le nom remarquable de « traité d’amitié ». L’amitié, ça va loin. Un moment vient où il faut avancer. You cannot change the past, you can only change the future, comme l’a dit un jour Simon Peres. Je n’ai jamais vécu toute ces histoires d’amnistie de manière émotionnelle. Au CVP, on a vraiment fait une démarche pour intégrer une part de cette sensibilité nationaliste flamande, avec cette conséquence qu’il n’y a pas eu de parti nationaliste flamand les quinze années qui ont suivi la guerre. Dans la période que j’ai vécue, ces propositions de loi n’ont jamais représenté un problème émotionnel. Je ne suis toujours pas convaincu que beaucoup de membres du CVP étaient réellement en faveur d’une amnistie, mais nous n’avons jamais compris l’attitude crispée de la Wallonie sur ce sujet. Avec le temps, j’ai fini par avoir l’impression que du côté wallon, ou francophone, quelque chose subsistait dans le subconscient, du genre : « Vous autres, les Flamands, vous êtes devenus économiquement prospères, vous vous en sortez très bien, nous non. Mais moralement, moralement, vous n’avez en fait jamais cessé d’être des collaborateurs. » Au sud du pays, on a l’impression que la Wallonie était dans la résistance pendant que la Flandre collaborait. Il n’en est rien, bien sûr.
Je me permets une remarque. Dans le gouvernement Dehaene, à l’époque de la crise de la dioxine, je n’oublierai jamais le moment où Di Rupo a prononcé une phrase du type : « Vous, les Flamands, vous êtes des fraudeurs. Il y a d’abord eu la KBC et maintenant la dioxine. » J’ai ressenti ses propos de manière très émotionnelle, un peu comme si on disait : « D’accord, vous êtes riches, mais nous, nous sommes bons. » Cette déclaration a touché aussi le CVP, même s’il n’y a pas eu de réaction émotionnelle exacerbée. Nous n’acceptons pas d’être tous mis dans le même sac. C’est une question extrêmement sensible chez les nationalistes flamands. Beaucoup de cadres de premier plan sont issus de familles dans lesquelles la collaboration a été une réalité, et ils ont tendance, consciemment ou non, à prendre la défense de leurs ancêtres. Dans la mesure où la N-VA est devenue à ce jour le premier parti en Flandre, ce sentiment a gagné en importance. Ils représentent un tiers du peuple : est-ce qu’un tiers de la population s’inquiète de l’amnistie ? Bien sûr que non ! La question se pose de moins en moins d’un point de vue biologique ou physique, mais le contentieux historique perdure. Et il est davantage présent qu’il y a dix, vingt ou trente ans.
VR : Ce contentieux en dit en réalité probablement plus sur le contexte actuel que sur le passé en tant que tel. Les questions liées à la mémoire sont, bien entendu, toujours liées au passé, mais elles révèlent avant tout les enjeux d’aujourd’hui.
HV : Oui, en effet.
OL : La déclaration de Monsieur Moureaux dans la presse au sujet de l’amnistie n’a pas été perçue de manière positive du côté francophone, comme s’il y subsistait encore un obstacle pour aborder le sujet. Cela reste un thème sensible sur le plan émotionnel.
PM : Oui, je n’ai pas été très applaudi ! Même mon frère me l’a vivement reproché. Puis j’ai dit : « C’est quand même incroyable que tu me dises cela, toi qui as participé avec le FNL à la guerre d’Algérie, de façon très, très active. Dans ce cas, on avait pratiqué l’amnistie peut-être un peu trop vite, tout de suite en réalité, d’un côté comme de l’autre ». J’ai toujours eu des problèmes avec cela. Le fait de distinguer les « purs » et les « impurs », les « héros » et les « victimes » ; les dérapages sont rapides. Je pense qu’on se laisse tous parfois aller. Moi je me souviens d’avoir commis un dérapage verbal un jour où j’étais très fâché contre Luc Van den Brande, qui était à l’époque ministre-président flamand. Je l’avais traité de Gauleiter. Dans mon esprit, cela voulait dire un petit dictateur, mais inconsciemment, j’étais revenu avec cette charge ancrée dans le passé de la Seconde Guerre mondiale. C’est vrai que c’est un paradoxe aujourd’hui, par rapport à l’Europe où l’on ne tiendrait jamais le même langage à l’égard des Allemands.
HV : Jamais.
Plus un centime pour la sidérurgie wallonne
PM : Herman a beaucoup parlé du fait que, consciemment ou inconsciemment, on défend ses ancêtres quand on connaît leur parcours de vie. Mais ce n’est pas toujours le cas. Il faut dire qu’au SPa, quelques dirigeants importants, issus de familles de résistants, étaient également très hostiles concernant des sujets comme l’amnistie. La scission linguistique et communautaire de cette époque a vraiment porté sur le statut de Bruxelles. Mais cela a porté aussi sur la Wallonie, frappée par les difficultés économiques dont elle ne sort que lentement. La Wallonie vivait en espérant que l’État central l’aiderait. Dans ces circonstances, Van den Brande a joué un rôle très négatif quand il a dit : « Plus un centime pour la sidérurgie wallonne ». Vous vous souvenez de cette déclaration ? Elle a profondément touché l’opinion publique wallonne.
HV : Il a dit ça tel quel ?
PM : Oui. Ce sont des propos de meeting, mais c’est un peu comme l’expression du « Lion sans dents ».
VR : C’est étonnant de prendre conscience des sentiments d’humiliation qui passent d’un côté à l’autre.
HV : L’identité, ça existe !
PM : Bien sûr.
HV : Elle existe surtout du côté négatif.
PM : Et quand elle est latente, on la ranime facilement.
HV : On doit être toujours extrêmement vigilant quand on fait appel à l’identité. Heureusement, dans notre pays, la violence a été évitée, ce qui nous ramène au Vlaams Belang, et à la nécessité du cordon sanitaire. On a limité autant que possible le nationalisme négatif. Par contre, il faut encourager l’identité positive, en disant que l’on est fier d’être Flamand. Le problème surgit dès que l’on dit : « L’ennemi, c’est l’autre ».
PM : Absolument.
HV : Et donc, toutes les déclarations qui viennent d’être évoquées et qui ont été ressenties comme autant d’humiliations renvoient à des situations où vous êtes stigmatisés comme des êtres inférieurs, où vous êtes catégorisés et renvoyés à une image qui ne correspond pas à l’identité profonde qui est la vôtre.
PM : De la même façon, c’est comme la N-VA qui amène des faux billets à la Louvière. C’est dire : « Vous êtes des pauvres à qui on doit donner l’aumône pour vous permettre de survivre ». C’est aussi une humiliation.
VR : Il est frappant que les interactions communautaires s’articulent autour de ce type de dynamiques.
HV : Dans mon parti mais aussi ailleurs en Flandre, certaines personnes nient tout ce qui est lié à la notion d’identité. Ils réduisent tout à des éléments économiques ou bien, comme Guy Verhofstadt, à un européanisme extrême qui considère que les identités nationales ou régionales n’existent pas, ou plutôt qu’elles doivent s’évaporer.
PM : Il faut parfois accompagner les choses plutôt que de vouloir brutalement les nier. Quand on parle d’identité, je trouve qu’un des exemples les plus importants aujourd’hui, c’est l’identité de nos jeunes d’origines maghrébine ou turque, qui ont soit l’impression de ne pas avoir d’identité, soit d’avoir une identité évanescente. La Belgique ne les traite pas vraiment sur un pied d’égalité. Le Maroc par exemple n’est plus vraiment leur pays, même s’ils ont des élans de romantisme pour celui-ci. Je plaide depuis longtemps pour rendre à ces gens la fierté de leur double identité. Cela peut être une richesse d’avoir une double identité. Il faut leur rendre une certaine fierté, vis-à-vis de la culture arabo-musulmane à laquelle ils appartiennent et de la culture européenne, dans laquelle ils vivent. Je reviens un instant à Jean Jaurès parce que je me suis documenté à son sujet ces derniers temps. J’ai retrouvé un discours extraordinaire qu’il a prononcé en 1912. On est en pleine aventure marocaine, la France venant d’envahir le Maroc. Il est contre cette invasion car il est anticolonialiste. Dans un de ses discours, qui est prémonitoire, il explique qu’il existe au Maroc une civilisation passionnante, intéressante, que nous ne connaissons pas. Il est temps, selon lui, de créer dans les universités des chaires qui permettent de s’intéresser à cette culture et de la comprendre. En 1912, personne ne va le suivre. Plus de cent ans plus tard, on pleure toujours pour que l’on s’intéresse à la culture spécifique de tous les citoyens.
Théo Lefèvre
OL : Je propose à présent de vous entendre sur les grands personnages belges, ceux que vous estimez importants dans notre mémoire collective. Herman Van Rompuy, vous avez évoqué Théo Lefèvre et Jean-Luc Dehaene. Est-ce un choix lié à l’histoire de la Belgique ou un choix plus personnel ?
HV : Pour Théo Lefèvre, je ne l’ai pas connu personnellement. Il y a quelques années, j’ai suivi une interview du début des années 60. Il est interrogé par le grand romancier flamand Marnix Gijsen. Il était là, devant les écrans, un cigare à la main. Ils conversent, parlent de tout, de littérature, de poèmes qu’ils connaissaient par coeur. Une telle émission serait invraisemblable aujourd’hui. C’est le monde d’hier, comme disait Stephan Zweig. L’homme politique avait un background culturel, sans avoir honte de l’exposer. Cela a profondément changé aujourd’hui. Pour Jean-Luc Dehaene, c’est une histoire personnelle. J’ai beaucoup travaillé avec lui, notamment au gouvernement. J’ai en réalité rejoint le gouvernement à sa demande. Et ce gouvernement a véritablement démarré après mon arrivée. Ce n’était pas lié à moi, mais avant tout à la relation qu’on avait. Jean-Luc Dehaene favorisait une relation basée sur la confiance. Il m’a impressionné sur les plans intellectuel, du fairplay et du courage. Il avait la tête, le coeur et le caractère. C’était un homme exceptionnel. Je n’ai jamais rencontré un type avec autant de qualités. La carrière que j’ai faite me permet de le dire avec une certaine crédibilité. Je crois qu’il a été le plus grand Premier ministre de l’après-guerre. Il n’y a aucun doute là-dessus.
OL : Peut-être un mot aussi sur le choix de Théo Lefèvre, que vous qualifiez de « sous-estimé » et pourtant de « plus courageux ».
HV : Il fallait être courageux pour entreprendre la réforme de l’INAMI et pour voter les lois linguistiques.
PM : Téméraire même.
HV : Il en a payé le prix, un prix énorme. En 65, il a perdu les élections. Le CVP-PSC a perdu à ce moment-là 19 sièges. C’était une très grande défaite. Il a continué comme secrétaire d’État à la politique scientifique, trois ans après, dans le deuxième gouvernement de Gaston Eyskens. Aujourd’hui, on applique toujours des principes de cette période-là. Je pense notamment à tout ce qui concerne le programme spatial. Si la Belgique a développé une politique scientifique, c’est grâce à Théo Lefèvre.
PM : Ce poste fut pourtant une humiliation incroyable quand on pense qu’il avait été Premier ministre quelques années avant.
HV : Et il a terminé ainsi, seul.
Jean-Luc Dehaene
PM : Théo Lefèvre était un homme qui faisait de la politique comme on accomplit une mission. Il ne s’est absolument pas enrichi. C’est un monsieur qui a joué un rôle important, puis qui a été méprisé et, finalement, rejeté. Alors, peut-être un dernier mot sur Jean-Luc Dehaene. Je suis assez d’accord avec ce qu’Herman Van Rompuy a dit, même si j’ai une vision très différente. Je le rencontre quand je deviens chef de cabinet de Léon Hurez. Très vite, va naître entre nous une confiance que je n’ai jamais connue avec une autre personnalité politique d’un autre parti. Une confiance telle que, après environ un an, nous étions alors chefs de cabinet des deux principaux ministres, on se disait tout. C’est un phénomène exceptionnel en politique. Moi, je lui expliquais ce qui se passait au sein du PSB-BSP. Et lui m’expliquait ce qui se passait au sein du CVP. Cela nous permettait de parvenir plus facilement à des compromis. On savait jusqu’où aller d’un côté et de l’autre. Et ça, je l’ai vécu avec lui pendant des années. Il y a eu l’interruption du gouvernement Martens-Gol, où nous étions dans l’opposition. Il est alors venu me trouver au parlement, je m’en souviens et m’a parlé comme ceci : « Philippe, j’espère que nos relations ne seront pas entachées, tu dois comprendre que ce n’est pas le gouvernement que je préfère, mais c’est la vie politique ». Ensuite, nos relations ont repris très vite sur le même mode de confiance. Un jour, il m’a dit : « C’est tout de même dommage qu’on appartienne à des partis différents. On aurait pu être des amis. » C’est une phrase qui m’a beaucoup marqué. Même si je suis assez d’accord qu’il n’avait pas cette qualité de leadership en termes de finesse émotionnelle, il était exceptionnel sur les plans de la direction, de la lucidité et du courage. Il avait une intelligence politique hors norme.
Ensuite, j’ai en tête André Cools car c’était un homme qui, précisément, sentait bien les émotions de la population. Mais il a progressivement ressenti une certaine opposition au sein du parti, ce qu’il n’a pas supporté. C’est comme ça qu’il a quitté la présidence et puis, bien sûr, il y a eu le drame de son assassinat, sur lequel je ne vais pas insister.
Charles De Cobenzl
PM : Je voudrais enfin parler de Charles De Cobenzl. Il a hanté ma vie une petite dizaine d’années lorsque j’ai rédigé mon mémoire de licence et puis ma thèse de doctorat consacrée aux premières grandes statistiques industrielles du milieu du XVIIIe siècle. Charles De Cobenzl était, à l’époque, l’équivalent du Premier ministre, c’est-à-dire ministre plénipotentiaire à Bruxelles, désigné par Marie-Thérèse d’Autriche. C’était un aristocrate pas strictement autrichien, mais de la mouvance des Habsbourg d’Autriche. C’est un homme que j’ai quotidiennement fréquenté – dans les archives bien sûr ! – et pour qui j’ai une énorme admiration. Cela va peut-être vous étonner de la part de quelqu’un qui a une conception marxiste de la vie. Au XVIIIè siècle, à la veille des grands bouleversements, toute une série de monarchies, contrairement à la France, ont compris qu’il fallait vraiment faire appel à des gens de très haut niveau. Marie-Thérèse, qui n’était pas une grande intellectuelle, avait l’art de bien choisir ses conseillers.
À mes yeux, Charles De Cobenzl est un des plus grands hommes d’État que la Belgique ait connus. Il se battait d’ailleurs par rapport à Vienne, pour défendre la population dont il avait la charge. Il était un peu colbertiste, donc il voulait favoriser les industries sur le sol belge. Mais à Vienne, on était plus intéressé par l’argent qui pouvait être ramené à la capitale. Il avait des contacts parfois difficiles avec Kaunitz-Rietberg, qui était un personnage encore plus extraordinaire, chancelier de cour et d’État à Vienne. C’était également un des plus grands hommes politiques du XVIIIe siècle. J’ai découvert à travers des personnages comme ceux-là combien la qualité intellectuelle et humaine de grands dirigeants, même d’aristocrates qui avaient tous les défauts, pouvait jouer un rôle crucial, et notamment dans le développement économique et social de la Belgique. Je voudrais faire une dernière remarque d’historien. On croit que les problèmes communautaires et linguistiques sont récents, que c’est une création des politiques. Quand Charles le Téméraire décéda en 1477, sa fille Marie peinait à reprendre en main ce petit empire. Savez-vous ce qu’elle a dû négocier avec des grandes villes flamandes qui n’acceptèrent de la reconnaître qu’à une condition ? Elle a dû prendre toute une série d’engagements par rapport à ces villes concernant, en particulier, l’utilisation de la langue flamande. Les Bourguignons avaient amené le français de façon artificielle. Elle a donc signé une charte de reconnaissance des villes flamandes. Nous étions alors en 1478-1479. Donc vous constatez qu’au XVe siècle, les problèmes linguistiques existaient déjà ! Les bourgeois de ces villes ne supportaient pas ce qu’ils considéraient comme un excès de francisation de la part des ducs de Bourgogne.
Notes du livre
(1) En 2012, le Prix Nobel de la paix est décerné à l’Union européenne, alors qu’Herman Van Rompuy est président du Conseil européen.
(2) La Brigade Piron, officiellement 1e Brigade d’Infanterie belge, est fondée pendant la Seconde Guerre mondiale au Royaume-Uni. Elle est commandée par Jean-Baptiste Piron. La brigade est composée de plus de 2.000 soldats belges et luxembourgeois réfugiés en Grande-Bretagne. Elle ne prend pas part au débarquement de Normandie mais débarque le 7 août 1944 à Arromanches et à Courseulles-sur-Mer. Elle participe ensuite à la libération de la Belgique.
(3) Le Mouvement populaire wallon (MPW) est une organisation politique belge issue du Mouvement wallon. Il est fondé fin février 1961 par le syndicaliste André Renard, après la grève générale de l’hiver 1960-1961.
(4) Le PSB-BSP est le parti socialiste unitaire avant la séparation entre le PS et le SP, qui devient ensuite SPa.
(5) L’Université Lovanium est fondée en 1954. Elle constitue la grande Université catholique au Congo belge, tout en faisant partie de l’Université catholique de Louvain.
(6) Hugo Schiltz (1927-2006) est un homme politique et un avocat. En tant que chef de file de la Volksunie, il joue un rôle important dans l’avènement du fédéralisme en Belgique.
(7) Journaliste et homme politique flamand, Lode Claes (1913-1997) devient échevin du Grand Bruxelles en 1942, sous la pression du Vlaams Nationaal Verbond (VNV). Après la guerre, il est condamné pour faits de collaboration et emprisonné jusqu’en 1949.
(8) Le CVP est l’ancien nom du CD&V (parti social-chrétien flamand).
(9) André Cools (1927-1991) est ministre du Budget, vice-Premier ministre, président du Parti socialiste belge (PSB) de 1973 à 1978, puis président du Parti socialiste (PS) de 1978 à 1981. Il est assassiné à Liège.
(10) José Happart (1947) est membre du Parti socialiste. Il doit sa notoriété à son élection comme bourgmestre de la commune de Fourons, commune flamande à facilités.
(11) Antoinette Spaak (1928-2020) a été présidente du Front démocratique des Francophones (FDF). Elle était la fille de l’ancien Premier ministre et secrétaire-général de l’OTAN Paul-Henri Spaak.
(12) Guy Spitaels (1931-2012) est un homme politique, docteur en droit et professeur à l’Université libre de Bruxelles. Il est président du Parti socialiste (PS) de 1981 à 1992 et occupe diverses fonctions ministérielles, dont celle de ministre-président du gouvernement wallon.
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