Diane Ducret: « La femme peut être l’avenir de la dictature »
2023. Les dirigeants européens ont décidé de démanteler l’Europe. Une jeune femme, Aurore Henri, jette une pierre sur un élu et devient une icône. La Dictatrice, dernier roman de l’écrivaine Diane Ducret, raconte la quête du pouvoir au féminin. Aussi violent et dégoûtant qu’au masculin.
La Dictatrice (1) raconte l’ascension d’Aurore Henri, journaliste devenue chancelière de la » Nouvelle Europe » entre 2023 et 2045. Un roman d’anticipation qui s’enracine dans des réalités actuelles : montée des extrêmes, euroscepticisme, rejet de l’immigration, haine de l’autre… Vous signez une oeuvre de création ou de prédiction ?
Un peu des deux ! C’est une fausse anticipation, car il s’agit en fait du miroir de l’époque contemporaine. J’espère qu’il s’agit d’une création, mais j’avoue avoir travaillé avec une vraie crainte que cela devienne une prédiction. C’est l’histoire d’une femme qui, au départ, a des ambitions légitimes : un monde plus féminin, plus écologique, plus harmonieux, plus sécuritaire… Mais on se rend compte que ces intentions louables, appliquées à l’extrême, peuvent devenir quelque chose d’effrayant. Dans ce livre, je ne mentionne ni Hitler, ni la Seconde Guerre mondiale, comme si ça n’avait jamais existé. Mais, au fond, l’idée est que les mêmes discours peuvent produire les mêmes effets, et que le monde de demain peut devenir le monde d’hier.
Trop vouloir protéger les femmes crée des générations de victimes.
Les allusions au nazisme sont explicites : Aurore Henri a fait de la prison avant d’entamer sa carrière politique, une fois au pouvoir elle instaure le port d’un brassard rouge, crée des camps de rééducation, vole des oeuvres d’art, crée une police SS…
Mon idée était de disséminer, au long du récit, tous les éléments du discours d’Adolf Hitler sans jamais le citer. J’ai fait réciter à Aurore Henri certains de ses discours, en changeant seulement deux ou trois termes par rapport aux originaux. Quand le roman a été envoyé pour les premières relectures, j’ai été frappée d’entendre que les retours sur ces discours étaient plutôt positifs. Beaucoup estimaient que ces mots cernaient bien les attentes actuelles des gens ! C’est horrible de se rendre compte que les paroles d’Hitler, qui lui permirent d’arriver au pouvoir il y a presque un siècle, correspondent désormais à notre époque. Ce n’était pas le cas il y a encore trente ans.
Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de cette histoire ? Un fait d’actualité particulier ?
Non, plutôt un cheminement naturel. Une réflexion construite autour du constat que les femmes, aujourd’hui, accèdent de plus en plus à des fonctions de pouvoir, en politique et ailleurs, et que c’est historiquement inédit. Pour le meilleur ou pour le pire ? Si la femme est l’égale de l’homme, peut-elle aussi l’être dans la destruction, la violence, la prise de pouvoir ?
La femme peut-elle donc être un homme comme les autres ?
C’est exactement la question que je pose ! Si on veut penser que la femme est exactement l’égale de l’homme, alors il faut répondre que oui : une femme peut devenir dictatrice. Il n’y en a jamais eu, dans l’histoire. Il y a bien eu des impératrices, mais jamais des femmes qui ont accédé, seules, au pouvoir et qui sont devenues des dictatrices. C’est un néologisme, d’ailleurs, et c’est assez révélateur, qu’il n’existait pas de mot pour ça. La femme reste associée aux notions de douceur, d’amour, de maternité… J’ai voulu questionner les limites du féminin. Penser que le monde serait forcément mieux s’il était dirigé par des femmes, c’est à nouveau mettre la pression sur elles, affirmer leurs différences, penser qu’elles doivent être meilleures. Or, elles peuvent se montrer dégueulasses, comme les autres. Et c’est libérateur de l’affirmer. Oui, il est possible que la femme soit l’avenir de la dictature.
Au départ, Aurore Henri plaide pour l’émancipation de la femme. Lorsqu’elle devient chancelière, elle instaure la supériorité de la femme. Est-ce une manière, pour vous, de questionner le féminisme, dont certains affirment parfois qu’il va trop loin ?
Je voulais interroger la face cachée de certains féminismes, oui. Atteindre l’équité, évidemment que c’est une nécessité. Mais certains courants féministes prônent la différenciation, en mettant en avant le féminin sacré, en accentuant le côté » déesse « … Pour moi, ça revient à se tirer une balle dans le pied. Reléguer la femme au rang du mysticisme, du caché, de l’occulte, comme les sorcières du Moyen Age, c’est gâcher son émancipation. Chaque mouvement extrémiste entend préserver la différenciation de la femme. Hitler, Mussolini, l’islam radical… A trop vouloir les protéger, cela les empêche d’être indépendantes. Ceux qui parlent de protection de la femme me font parfois peur, car ça crée des générations de filles qui se sentent victimes. Ce n’est pas un vecteur d’émancipation.
C’est horrible de réaliser que les paroles d’Hitler correspondent désormais à notre époque.
Pour conquérir le pouvoir, Aurore Henri rencontre » le maître de l’Est » (que tout le monde devine être Poutine) pour lui demander son aide. Qu’il lui accorde… à condition de coucher avec elle. Elle accepte, bien qu’elle avait juré ne pas le faire. Les femmes, même puissantes, sont-elles toujours ramenées à leur corps ?
Ça me rappelle cette phrase de Henry Kissinger : » Le pouvoir absolu corrompt absolument. » Chez les hommes, il s’accompagne souvent d’une lubricité, d’une forme de pulsion sexuelle. Est-ce pareil chez la femme ? Cette scène du roman est très crue. En couchant avec lui, Aurore acquiert aussi du pouvoir sur lui. Est-ce elle qui se fait prendre ou elle qui prend, en réalisant son pouvoir sexuel ?
Vous écrivez : » L’Europe est prise en otage de la gériatrie. » Les jeunes, aujourd’hui, montrent qu’ils sont capables de se mobiliser, comme dans le roman.
Effectivement, les jeunes vont supporter Aurore Henri dans son accession au pouvoir. Ce livre part donc du constat de la mobilisation actuelle… en espérant que les faits qui y sont décrits ne se produisent pas. C’est donc une mise en garde. La jeunesse exaltée peut être tentée par les extrêmes, oublieuse du passé. Mais c’est aussi un appel, à davantage s’éduquer, à davantage s’intéresser au passé.
La thématique du journalisme traverse également le roman. Aurore Henri, ancienne reporter de guerre, finit par supprimer la liberté de la presse, alors que sa médiatisation avait permis son accession au pouvoir…
Les médias peuvent créer des icônes. Comme s’ils en avaient besoin… C’est ce qui s’est passé avec Donald Trump ou avec Greta Thunberg. Parfois, ces icônes médiatiques se révèlent des fétus de paille, parce qu’on ne laisse pas le temps à leurs pensées de s’exprimer. J’ai l’impression que les journaux aiment agiter le spectre de la peur. Amener des gens dangereux au pouvoir parce que ça fait vendre en cover. Dans le livre, Aurore Henri est nommée personnalité de l’année par Time Magazine. Comme Hitler le fut en 1938…
Aurore Henri devient chancelière parce que les Etats ont démantelé l’Europe. Pour sortir de la crise, elle mise sur plus d’Europe, mais cela s’avère être un échec. Impossible solution européenne ?
J’ai été marquée par le fait que, lorsqu’un Etat seul veut quitter l’Union, c’est extrêmement compliqué, mais si tous les Etats décidaient de le faire, tout ça se réglerait assez facilement. J’ai voulu décrire, sans parti pris, ce que pourrait être le démantèlement européen. Aujourd’hui, face à tous ces mouvements extrêmes, de gauche comme de droite, et même religieux, le Vieux continent vit un moment fragile, dangereux. Si on persiste dans les extrêmes, on va vers l’échec. Que ce soit l’extrême du » tout détruire » ou celui du » retour au traditionalisme « . Toute idéologie contient en elle sa destruction. Aujourd’hui, on marche sur un fil, prêt à tomber de l’un côté ou de l’autre, alors qu’il faudrait une troisième voie, celle du milieu, basée sur la compréhension, la culture, l’ouverture… Or, elle n’existe pas pour le moment, ni politiquement, ni intellectuellement.
Ce livre en appelle finalement à repenser la notion de pouvoir.
Le refonder, sans être totalitaire, ni radical. Il faudrait mettre fin aux partis, à la professionnalisation de la politique, retrouver le sentiment d’incarnation. Pourquoi de Gaulle, malgré ses erreurs, reste une référence ? Parce qu’il dégageait une adéquation entre son engagement politique et sa vie personnelle, sa probité affirmée et vécue. Aujourd’hui, on ne retrouve plus cette notion de » voici la personne qui nous représente « . L’honneur, le respect, l’engagement sont devenus des mots tabous. Ils devraient être ramenés à l’avant-plan.
La blessure profonde d’Aurore, qui la pousse à devenir dictatrice, est l’abandon par sa mère, une thématique que vous abordiez déjà dans votre dernier roman.
A aucun moment, il n’est question d’excuser, de légitimer la violence. Mais la recherche de cet amour insatisfait peut devenir une recherche de haine. C’est une blessure qui ne va jamais se refermer, de celles qui peuvent déformer un être. Soit cela pousse à ouvrir son coeur, soit ça produit l’effet inverse. Puisqu’on souffre, le monde doit souffrir aussi. Moi, en tout cas, j’ai choisi la première option !
Bio express
1982 : Naissance à Anderlecht.
2009 : Anime l’émission Le Forum de l’histoire sur la chaîne thématique française Histoire.
2011 : Publie son premier livre, Femmes de dictateurs (Perrin).
2014 : La Chair interdite (Albin Michel).
2015 : L’Homme idéal existe. Il est Québécois (Albin Michel).
2017 : Les Indésirables (Flammarion).
2018 : La Meilleure Façon de marcher est celle du flamant rose (Flammarion).
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