Deux membres de l’armée secrète sortent de l’ombre
Pendant quarante ans, un réseau européen ultrasecret s’est préparé à l’invasion soviétique. En Italie, il était gangrené par l’extrême droite et la mafia. Et en Belgique ? Deux anciens témoignent en primeur pour Le Vif/L’Express.
« Ici Bruxelles…- Chers amis Stay behind, la section SDRA 8 vous assure de sa très haute estime et vous remercie de votre dévouement au pays. Ils vous certifient que les pressions et les menaces seront vaines et que la parole donnée sera honorée. « Adolphe se porte bien. » » Ce message un brin boy scout, avec son alphabet Morse (…-) pour figurer le V de la victoire et le mot de passe ambigu « Adolphe se porte bien », est paru à la Une du Soir, le 28 mars 1991. A la demande, expliquait le quotidien, d’un « patron » de la section SDRA-8 du Service général de renseignement et de sécurité (SGRS) qui voulait faire savoir à ses « dormants » qu’il ne dévoilerait jamais leur identité. Ce que réclamaient alors le chef d’état-major général de l’armée, le lieutenant-général José Charlier, le ministre de la Défense Guy Coëme (PS) et la commission d’enquête sénatoriale sur « l’existence en Belgique d’un réseau de renseignement clandestin international ». Après ce message plein de panache, la tension retomba.
De fait, tout en étant de « bons démocrates », les hommes du SDRA-8 sont restés fidèles à leur secret professionnel et à la promesse de confidentialité faite aux « clandestins » et réciproquement. A l’occasion de son centenaire, le SGRS a décidé de « déclassifier » certains épisodes de son histoire, dont celui-là (1). En primeur, Le Vif/L’Express a obtenu le témoignage en clair de l’auteur du message anonyme, l’irréductible lieutenant-colonel Bernard Legrand et l’as des liaisons radio, l’adjudant-chef Roger Durez. Après la dissolution brutale de leur service, le 1er janvier 1991, ces deux-là ont été pensionnés et ils ont poursuivi leur carrière dans le bénévolat et l’humanitaire. L’un, en développant la randonnée de haut niveau pour les handicapés (Adeps, ASBL Handi-Rando), l’autre, en dotant MSF Belgique de liaisons radio en terrain difficile. Le genre d’hommes sur lesquels les pressions les plus fortes (jusqu’à la menace d’une cour militaire…) ont échoué.
L’époque, d’abord : c’étaient les années de plomb et les derniers soubresauts de la guerre froide, les tueries du Brabant (1982-1985) et la campagne terroriste des CCC (1984-1985). Le 3 août 1990, le Premier ministre italien Giulio Andreotti révèle l’existence d’une structure créée en 1951 par le Comité clandestin de l’Union occidentale pour parer à la menace soviétique : le réseau Allied Clandestine Committee (ACC) qui, en Italie, versa dans le néofascisme sous le nom de Gladio (glaive). En cas d’invasion, ce réseau top-secret devait « rester derrière » (Stay Behind) pour transmettre des informations aux gouvernements en exil et permettre l’exfiltration ou l’infiltration d’agents alliés par terre, ciel ou mer. Son système nerveux était le dispositif radio ultrasécurisé Harpoon. Les cellules dormantes étaient dirigées par les services secrets des pays membres au départ de deux « bases », situées l’une aux Etats-Unis, l’autre en Grande-Bretagne, vu l’implication de la CIA américaine et du MI6 britannique. Huit pays continentaux (France, Belgique, Luxembourg, Italie, Allemagne, Pays-Bas, Danemark et Norvège) étaient impliqués. La Belgique avait intégré le premier noyau de ce réseau, en 1949, sous le ministre des Affaires étrangères, Paul-Henri Spaak (PSB). Dès leur entrée en fonction, les Premiers ministres, ministres de la Défense et de la Justice (pour la tutelle de la Sûreté de l’État) étaient briefés sur ce réseau qui évitait les chemins trop courus de l’Otan. Il a tenu quarante ans.
« En 1989, lorsque l’affaire Gladio a éclaté, la Belgique exerçait la présidence tournante de l’ACC, relate Roger Durez. Nous l’avons vécue en direct. Nous étions en réunion lorsque le représentant italien nous a dit: « On doit partir, on a trouvé nos caches ! » » De fait, l’Italie, c’était un peu particulier. « Le réseau Gladio avait conservé dans ses missions le sabotage, que nous avions rapidement abandonné, pour ne pas exposer nos hommes à des représailles. Leur réseau abritait des caches d’explosifs au profit des Sabotatori des parachutistes de l’armée. Comme on l’a découvert au moment de la commission d’enquête, le réseau Gladio était infiltré par la mafia italienne. » Après la chute du mur de Berlin, la dissolution de l’ACC avait été envisagée. « Les Danois et les Norvégiens y étaient opposés parce qu’ils étaient trop proches, géographiquement, de l’Union soviétique », révèle l’ancien adjudant-chef.
En Belgique, les missions Stay Behind de l’ACC étaient partagées entre la Sûreté de l’État et le SGRS, ce dernier gérant 80 des 100 radios Harpoon achetés par notre pays. Du matériel sur mesure, fabriqué dans le plus grand secret par la firme AEG-Telefunken, selon un cahier des charges établi par un groupe de travail international de polytechniciens auquel, plus tard, participa Roger Durez, passé par les paras-commandos et formé pendant trois ans à l’Ecole des Transmissions. « Harpoon était le système le plus sûr qui soit, souligne-t-il. Vu sa très grande vitesse de transmission, il était impossible de le détecter. Son signal ne pouvait être capté que pendant huit secondes, ce qui ne permettait pas de le localiser par triangulation. » Le travail du SDRA-8 consistait à recruter des agents dans la population civile (idéalement, un duo chef de réseau-radio), à les former (au langage Morse notamment, « copier quinze groupes de cinq lettres par minute, certains n’y sont jamais arrivés ») et à les exercer régulièrement.
Roger Durez en a formé une vingtaine, en tête-à-tête. « Le service évitait les gens d’obédience communiste parce que, à l’époque, c’était l’ennemi mais on n’aimait pas non plus les militants de quelque parti que ce soit. Disons que nos clandestins étaient patriotes et belgicains, néerlandophones et francophones. » Toute leur vie avait été retournée par des enquêteurs du SGRS pour s’assurer de leur fiabilité. « Qu’ils répondent oui ou non à notre proposition, leur anonymat était garanti. On cherchait des gens indispensables dans leur fonction, au port d’Anvers, dans les chemins de fer, les grandes industries, etc. Plutôt que des grands chefs : des contremaîtres, des ingénieurs ou des médecins, libres de leurs mouvements et qui voyaient beaucoup de chose. Ils avaient une double mission : fournir du renseignement et réceptionner des parachutistes au cours des exercices que nous organisions une fois par mois. Il fallait être capable de baliser une plaine à la lampe de poche et de conduire les hommes en lieu sûr sans éveiller l’attention. » Certaines épouses connaissaient le « hobby » de leur mari, d’autres pas. Chez les Stay Behind, le secret et le cloisonnement étaient poussés à l’extrême, pour ne pas reproduire les erreurs, coûteuses en vie humaines, de la Seconde Guerre mondiale.
Leur appartenance aux paras-commandos offrait une couverture parfaite aux 16 ou 17 membres du SDRA-8, surnommés les « mines de rien ». « Nous étions un peu des forces spéciales, explique Roger Durez. Nous sortions beaucoup de nuit et faisions beaucoup de terrain. » C’est ainsi qu’une trentaine de petits containers de 60 cm sur 40 cm ont été cachés dans les bois à la faveur d’exercices militaires. Situés dans l’environnement des agents dormants, ils étaient destinés à contenir des documents opérationnels et une radio Harpoon. A n’ouvrir qu’en cas d’invasion.
A la pointe des techniques clandestines grâce à leurs contacts internationaux, les hommes du SDRA-8 ont introduit dans l’armée belge les sauts en tandem. Ils se faisaient parachuter dans des pays voisins à l’insu des autorités locales, excepté de leurs discrets homologues. « Ce n’était pas un jeu, précise Bernard Legrand. On vivait la réalité. » La dissolution du SDRA-8 a été un choc et une perte. « Je représentais une équipe de gens extrêmement bien formés, expérimentés et d’une totale confiance, poursuit-il. Dans le cadre de l’affaire Gladio, certains ont essayé de les faire parler. Ils se sont toujours heurtés à leur esprit d’équipe. Nos clandestins aussi étaient des patriotes de grande valeur. Il ne fallait pas détruire ce service mais, éventuellement, le réorienter. On l’a brutalement supprimé par ignorance et par peur du scandale, sans tenir compte des programmes internationaux auxquels nous participions. Le chef d’état-major voulait faire des économies car nos activités de couverture, sauts à haute altitude, plongées sous-marines, opérations spéciales, coûtaient trop cher à ses yeux. » Résultat ? « Certains alliés pourraient avoir pris la place… »
Le bras de fer avec les autorités se déroula dans un contexte politique particulier. En effet, le ministre de la Défense de l’époque, Guy Coëme (PS), avait failli prendre pour chef de cabinet-adjoint le colonel Guy Binet, attaché au service des achats du quartier-général d’Evere mais aussi espion à la solde de l’URSS. « Le SDRA-3 avait découvert le pot aux roses, mais c’était resté en interne. Tout cela est déclassifié maintenant… », glisse Bernard Legrand. Le 5 septembre 1988, donc, le colonel Binet est arrêté et passe aux aveux. Mais le SGRS, qui se méfiait de l’entourage du ministre socialiste, et pour cause, s’était abstenu de mettre celui-ci formellement au courant de l’existence du Stay Behind. Quand l’affaire Gladio éclata, Guy Coëme fit celui qui tombait des nues. Il avait pourtant été informé par la Sûreté de l’État de la participation de l’armée à l’ACC et lui-même l’évoquait dans un courrier confidentiel du 7 septembre 1990 au président de la Commission de la Défense nationale, Charles Poswick. Il réclama la dissolution du SDRA-8.
Les sénateurs et l’opinion publique voulaient savoir si le « Gladio » belge n’était pas lié aux tueurs du Brabant. L’intérêt judiciaire pour cette question subsiste : la juge d’instruction Martine Michel a envoyé ses enquêteurs réinterroger le colonel Legrand. « Après la découverte de Gladio, Guy Coëme a réagi de façon incroyablement légère, sans attendre d’en savoir davantage, accuse Bernard Legrand. Alors que je lui avais dit à 16 heures qu’il n’y avait pas de lien avec les tueries du Brabant, à 19h30 (NDLR : le 7 novembre 1990), il déclarait au JT qu’il avait la solution (NDLR : « Je veux maintenant découvrir s’il existe un lien entre les activités de ce réseau secret et la vague de crimes qui a ensanglanté notre pays durant ces dernières années »). Il a dû paniquer, je ne sais pas comment un ministre de la Défense pouvait se lancer ainsi… A partir de ce moment-là, il était très difficile de reprendre le contrôle. On a mis l’enquête sur une fausse piste et on a perdu énormément de temps. »
Même le général Charlier donna des ordres pour que ses militaires révèlent le nom des Stay Behind à un aréopage de trois magistrats. « Nous étions réunis dans la grande salle de l’état-major général, se souviennent, chacun de leur côté, Bernard Legrand et Roger Durez. Un adjudant s’est levé et a dit : « Mon général, si je donnais les noms, je ne pourrais plus me regarder dans la glace quand je me rase. » Le général a fermé son dossier et est parti. » Bernard Legrand prolonge : « Je ne comprends toujours pas cet acharnement. L’identité de nos agents dormants était couverte par le secret professionnel que défend la loi et nous avions signé un engagement avec eux. » En 1990, il y en avait encore 60 agents dormants opérationnels, dont 42 gérés par le SDRA-8. Le patron du SGRS, le général Raymond Van Calster, les remercia personnellement dans une lettre aujourd’hui rendue publique. Avant de quitter la scène, la « bande de têtus » avait rendu ses dossiers soigneusement indéchiffrables. ?
(1) L’exposition Classified présente l’histoire du SGRS, à Institut des Vétérans, 45-46, boulevard du Régent, à Bruxelles. Jusqu’au 6 décembre
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