Olivier Mouton
Des « foutaises de francophones » ou la fracture émotionnelle
L’entrée en piste houleuse de Michel Ier, entre une Laurette Onkelinx en pasionaria de la gauche francophone, et un Bart De Wever méprisant, illustre la profondeur du fossé psychologique nord-sud. Charles Michel, équilibriste, devra imposer sa place au beau milieu. Oui, il a du courage!
« Laurette Onkelinx ne sert pas la cause des femmes en politique. Hystérique. » Le message, envoyé par le députée N-VA Valérie Van Peel hier après-midi sur les réseaux sociaux, témoigne de l’incrédulité qui prévaut au nord du pays face à l’attitude de l’ancienne vice-Première ministre PS, soudain transformée en pasionaria de gauche sur les bancs verts de la Chambre, coriace, combative, criarde par moments. « C’est quoi ça ? », titrait mercredi matin en une le quotidien De Standaard, tandis que son homologue De Morgen insistait sur le caractère « ferme » du Premier ministre face aux huées et quolibets.
Il y a incontestablement un fossé béant entre les perceptions de la Suédoise dans les deux communautés du pays. Qui va bien au-delà d’une simple considération d’un projet politique. C’est un révélateur.
Bart De Wever, actuellement en Chine pour une mission commerciale avec la ville d’Anvers, a balayé du revers de la main les critiques émises à l’encontre de ses ministres Jan Jambon et Theo Francken, accusés respectivement d’avoir tenu des propos ambigus sur la collaboration et d’avoir assisté à l’anniversaire d’un ancien sénateur Volksunie au passé sulfureux. « Je n’ai pas trop envie de réagir à ce genre de foutaises qui occupent les francophones », a-t-il dit. Réplique immédiate d’André Flahaut, ministre PS du Budget à la Fédération Wallonie-Bruxelles : « Les masques tombent! Du mépris ».
Ces expressions virulentes de part et d’autre donnent le ton d’une législature au cours de laquelle les accents populistes de la N-VA et du PS vont se chercher pour opposer leurs projets de société et, finalement, se nourrir l’un l’autre en vue des prochaines élections de 2019. Elles sont également l’expression d’un fossé psychologique bien plus profond entre le Nord et le sud du pays, que l’on peut percevoir dans d’autres milieux que la politique, le monde de l’entreprise, par exemple, pour ne citer que celui-là.
Jan Jambon et Theo Francken ont dérapé dans les premiers jours du gouvernement, en sous-estimant la sensibilité francophone par rapport aux questions du passé, certes fondamentales? Rappelé à l’ordre en coulisses par le Premier ministre, ils ont avoué une « faute », avec l’intention de poursuivre, pragmatiques, dénués d’émotions. C’est sans compter sur la coriacité de l’opposition francophone — certains y verront de l’acharnement — qui ne veut pas lâcher le morceau, parle de « crime ignoble », réclame des démissions. Il y a un jeu médiatique et stratégique dans ce bras de fer diffusé en direct à la télévision et sur les réseaux sociaux. Mais aussi une sensibilité et une manière de procéder différentes.
Collaboration : l’entrée en piste houleuse de Michel Ier illustre la profondeur du fossé psychologique nord-sud.
La sensibilité ? Septante ans après, les milieux de gauche francophones ont encore des trémolos dans la voix lorsqu’ils parlent de la résistance durant la Seconde Guerre mondiale qui a permis de sauver la démocratie — avec les alliés, États-Unis en tête, soit dit en passant. Ils s’inquiètent légitimement de toute réminiscence d’un passé horrible, de la « bête immonde » susceptible de refaire surface à travers les partis nationalistes et extrémistes. Laurette Onkelinx n’avance-t-elle pas que « toutes les prises de pouvoir ont commencé par la conquête de l’Intérieur » lorsqu’elle dénonce la nomination de Jan Jambon à ce poste ministériel ?
En Flandre, même ceux qui condamnent tout autant la collaboration ont quant à eux tourné la page et s’inscrivent davantage dans le rapport de forces politique actuel, dans leur époque fut-elle sombre. Ils estiment que ceux qui ont « payé » peuvent réintégrer la vie normale. Fi du passé, place à l’avenir, au risque qu’il soit imprégné de relents mal soignés. Le problème de la Belgique, au fond, c’est que l’on n’a jamais réussi à évoquer de façon rationnelle, Flamands et francophones ensemble, les sombres heures du passé. Septante ans après, est-il encore temps de le faire ? Et si oui, doit-on le faire dans un tel brouhaha idéologique ?
La manière de procéder, elle aussi, est tout autre. On l’a dit, du côté francophone, tout devient vite émotionnel, voire irrationnel. Pour dénoncer, on monte dans les tours. Pour avancer, on débat longuement, parfois pour le simple plaisir d’argumenter avec des amis, avec des gens que l’on apprécie. Ou l’on joue l’obstruction quand on n’est décidément pas en phase avec le projet présenté, quand il provient de ceux que l’on n’aime pas. Du côté flamand, on ne s’embarrasse guère de sentiments, c’est l’efficacité avant tout. On collabore — sans mauvais jeu de mots — fut-ce avec des collègues avec qui l’on n’irait pas déjeuner. Demandez-le : Dans le monde de l’entreprise, c’est souvent cette ligne de fracture que l’on constate. Est-ce l’humain face à la machine ? Est-ce le laborieux face au méthodique ? Est-ce le tolérant face à l’intolérant ? Ces jugements ne sont pas toujours aussi limpides : n’est-ce pas aussi de la tolérance que de « fonctionner » avec quelqu’un, dont les points de vue, sont différents ?
L’a-t-on dit assez, au fond ? Charles Michel a du courage politique. Au sens strict du terme, parce qu’il doit naviguer entre les expressions ultra-émotionnelles d’une opposition exploitant chaque flèche pour tirer et les provocations parfois calculées, parfois maladroites d’un parti nationaliste plus fort que jamais dans l’histoire du pays. Il lui faut, et il lui faudra, des reins solides pour supporter le choc et mener à bien son projet de gouvernement. Son père Louis Michel, que l’on ne peut pas accuser d’être resté muet face aux dérives extrémistes, disait de lui hier : « Il a l’habitude des violences verbales. Il tracera son cap. » Encore faudra-t-il que ce soit possible… Dès aujourd’hui, une semaine après la nomination de son gouvernement, on le force déjà à rendre des comptes. Un fusible devra peut-être sauter — on songe surtout à Theo Francken…
Mais si le nouveau Premier ministre a du courage, c’est aussi dans la volonté d’écouter la voix d’une majorité de l’opinion publique flamande, en restant ferme, par-delà les ressentis forts et les indignations qu’il doit éprouver, lui comme d’autres. C’est un pari certes, mais il vise aussi à démontrer dans les faits que l’on respecte les souhaits d’une Flandre souvent frustrée ces dernières années. Qui plus est, l’accord avec la N-VA, principal parti de Flandre, cadenasse a priori les outrances de ce parti. Aimer la Belgique, n’est-ce pas aussi oser ce défi-là ?
En attaquant les nationalistes sur ces erreurs condamnables des premières heures, on joue sur les symboles en faisant les vierges effarouchées. Oui, certains N-VA, comme ceux de la Volksunie d’antan dont certains ont occupé de hautes fonctions, ont des fréquentations « borderline ». C’est vrai, oui, certains sont au fond d’eux-mêmes partisans de la fin de la Belgique, c’est même le point 1 du programme de leur parti. Pour le reste, à savoir leur réelle action gouvernementale, tout n’est encore, pour l’heure, que procès d’intention. Charles Michel devra, c’est l’évidence, veiller à ce que la feuille de route soit l’accord de gouvernement — et rien que l’accord de gouvernement. Priorités : l’emploi et les réformes socio-économiques. Mais qu’on le laisse au moins entamer son travail…
L’a-t-on dit assez ? Par moments, dans la déclaration du plus jeune Premier ministre belge de l’histoire (depuis que l’on a rebaptisé la fonction de chef de cabinet), il y avait même du souffle, de l’élan, la volonté de briser des tabous et de lancer des perches. « Nous voulons une société qui ouvre pour chacun le champ des possibles, une société où liberté rime avec solidarité, lance-t-il. Pour que chacun trouve sa place et puisse saisir sa chance. » N’est-ce pas, au fond, sur cela qu’il faudra prendre la Suédoise au mot ?
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