Demain, tous écolos ?
En accordant largement leur confiance à Ecolo, les électeurs ont-ils signifié qu’il est temps de passer à autre chose et de penser toute politique dans sa dimension environnementale et durable ? Pour une part d’entre eux, sans aucun doute. Pour les autres, pas forcément. Même si les choses commencent, partout, à bouger.
» Si le monde ne va pas droit, prenez à gauche. » Les passants qui ont croisé ce cycliste militant à tee-shirt vert avant de se rendre dans les bureaux de vote, dimanche dernier, n’ont pas dû être bien nombreux. Son message, discret comme un coup de tonnerre, ne s’en est pas moins glissé jusque dans les urnes. En plaçant un bourgmestre Ecolo à la tête de leur commune, les Ixellois ont simplement réclamé de pouvoir vivre, marcher, respirer dans un espace vivable. Au-delà de la victoire historique d’Ecolo, qui s’implante pour la première fois dans le tissu des communes tant à Bruxelles qu’en Wallonie et en Flandre, les électeurs ont-ils dès lors montré qu’ils ne voulaient pas seulement un changement de politique mais qu’ils avaient eux-mêmes changé ? Que leur prise de conscience des enjeux écologiques était désormais acquise et s’inscrivait jusque dans leur mode de vie ? Et que, par conséquent, la dimension » planète « , en ses mille facettes, devait à l’avenir servir de fil rouge aux décideurs politiques de demain ?
Personne n’ose affirmer aujourd’hui que la percée des verts est durable.
Nous n’en sommes pas là. Pas si loin. Pas si fort. » C’est un changement profond, mais partiel, qui se traduit encore plus partiellement par le vote Ecolo, soupire Christophe Derenne, directeur d’Etopia, le service d’études et de formation d’Ecolo. On progresse, certes, mais on ne représente toujours qu’une toute petite partie de l’électorat. On assiste à l’expression d’une prise de conscience, pas à un raz de marée, ni à un basculement de la Belgique vers l’écologie. »
Un frémissement, donc. On le voit, on le sent. Les grandes chaînes de distribution font désormais du bio à tout-va, les magasins de denrées en vrac se multiplient, les sacs plastique à usage unique ont quasi disparu, les voitures se partagent à présent, tandis que les trottinettes électriques et les monoroues fleurissent dans les villes, faisant la nique aux automobilistes coincés dans les embouteillages. Tous les indices vont dans le même sens. La société est plus quadrillée qu’il y a vingt ans par des initiatives écologiques de terrain, comme le mouvement de la transition, par exemple. Ces initiatives surviennent certes à mille lieues du champ politique. Elles n’en alimentent pas moins indirectement un vote vert, incarnation d’un souhait de société durable et de modes de consommation plus raisonnés. » Il y a un déclic, mais il doit se confirmer, déclare, prudent, Pierre Baudewyns, professeur de sociologie politique à l’UCL. La prise de conscience est plus large que le vote en faveur d’Ecolo. »
Sans doute voter Ecolo a-t-il permis à certains électeurs de manifester leur irritation ou leur lassitude face aux partis – et pratiques – dits traditionnels ou face à certains visages, présents depuis si longtemps… Mais le résultat électoral est trop flagrant pour n’expliquer qu’ainsi la progression des verts. Il semble qu’un autre élément au moins ait pesé, et pesé plus lourd que par le passé, auprès d’une partie des électeurs : la certitude qu’il n’est plus possible, à l’avenir, de faire l’impasse sur la dimension écologique de toute politique.
L’actualité des dernières semaines l’a prouvé à suffisance. La Belgique est empêtrée dans la magistrale désorganisation de ses sites de production nucléaire, fissurés, à l’arrêt ou en entretien. Des coupures d’électricité ne sont pas à exclure, comme si on n’était pas au xxie siècle. Au sud du pays, la peste porcine ne fait pas mourir que sangliers et porcelets. Elle appuie là où cela fait mal et rappelle que, faisant fi de tout passeport ou de toute procédure d’asile, dame Nature ne demande à personne le droit de franchir des frontières ni de déposer virus et bactéries où bon lui semble. Si on ne se préoccupe pas d’elle, elle s’occupera de nous : la crise de la dioxine, qui avait valu une sévère raclée au gouvernement de Jean-Luc Dehaene, en 1999, avait déroulé un scénario identique. Le récent rapport du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), alarmant à juste titre et publié quelques semaines après un été caniculaire, a tapé sur le même clou. Sans changement radical et rapide de politique pour lutter contre le réchauffement climatique, la Terre doit s’attendre au pire.
Tous les électeurs n’auront pas lu le rapport du Giec. Tout le monde ne flâne pas en forêt. Et tout le monde n’est pas gros consommateur d’électricité. Mais, largement médiatisées, ces informations préoccupantes n’en percolent pas moins dans la population, semant ici et là des gouttelettes d’intranquillité pour l’avenir. Le sien. Celui de ses enfants. Le propos n’est pas neuf. Néanmoins, plus le temps passe et plus la température monte, au propre comme au figuré. » A force d’entendre ces nouvelles, les gens se disent que le modèle actuel ne fonctionne pas et se tournent vers un autre fonctionnement de parti « , observe Pierre Baudewyns. » De plus en plus de gens commencent à prendre conscience qu’on est allé trop loin dans le productivisme et la technocratie, embraie Hugues Dorzée, rédacteur en chef du magazine Imagine demain le monde. Nous sommes devenus une « civilisation hors sol ». Il est urgent de se reconnecter au réel. On a souvent considéré les questions environnementales et écologiques comme des préoccupations de doux rêveurs, de post-soixante-huitards, voire de bobos… On se rend compte aujourd’hui que les questions écologiques sont devenues existentielles. »
Voilà, pour une part, la raison du succès des verts. Car pour répondre à ces inquiétudes, Ecolo apparaît de fait comme la formation politique la plus crédible. » Mais on peut aussi voter pour Ecolo parce que son programme, sur d’autres points, comme la migration, la défense des minorités sexuelles ou la participation citoyenne nous séduit, remarque Benoit Rihoux, politologue à l’UCL. Ou parce que ses représentants nous convainquent. » Définir la part des électeurs qui se retrouvent dans chacune de ces explications est complexe. Elle fluctue en outre de scrutin à scrutin.
Ah, les jeunes…
Les plus jeunes, notamment les électeurs appelés à voter pour la première fois, ont certainement pesé dans le vote vert. » La sensibilité environnementale est plus diffusée parmi les primo-votants que dans les autres strates d’électeurs, relève Olivier Paye, politologue à l’université Saint-Louis. Leur niveau de qualification a également joué : plus on est diplômé, plus on est politisé, et plus on est sensible à l’urgence d’apporter des réponses politiques aux problèmes environnementaux. »
L’évolution des mentalités vers une plus grande prise en compte de la dimension écologique dans les choix politiques n’en est pas moins lente et reste encore le fait d’une minorité. D’abord parce qu’elle est liée à l’éducation reçue et au milieu socio-économique dont chacun provient. Et ça, ça ne se change pas en un claquement de doigt. Ensuite parce que le monde politique actuel, toujours largement constitué de partis traditionnels, ne développe aucune vision environnementaliste de long terme. On l’a vu avec le débat cadenassé sur les voitures de société. Ou sur la fermeture » définitive » des centrales nucléaires, reportée à intervalles réguliers depuis… 2003 ! » Il ne sera possible de s’en sortir que lorsqu’il y aura une alliance entre société civile, monde des entreprises et appareil d’Etat « , insiste Hugues Dorzée. Or, sans orientation claire – et cela ne devrait pas être le seul fait d’un parti écologiste au pouvoir – la population bouge beaucoup moins vite. » Travailler sur les mentalités prend parfois vingt ans, souligne Pierre Baudewyns. En 2017, la crise des oeufs contaminés au fipronil, par exemple, a mis la pression sur la classe politique et a augmenté la conscientisation des gens. Malgré cela, les responsables politiques ne prennent pas la mesure de ce que la société attend ni de la gravité des défis environnementaux. »
Pourvu que ça dure…
La lenteur ne manque certes pas de vertu. Mais il y a urgence. » Le mouvement est plus lent que ne le laissent penser les pics de progression, déplore Christophe Derenne. Aux avancées succèdent des ressacs. Et un échec comme celui du sommet de Copenhague, en 2009, douche froidement le corps social dans ses motivations écologiques. »
Personne n’ose donc affirmer aujourd’hui que la percée des verts et du vert dans les esprits est durable. » Je ne crois pas à un changement fondamental de logiciel de la population, tranche Olivier Paye. Il faut attendre le scrutin de mai 2019 pour voir si les électeurs confirment leur préférence pour un parti écologiste. Et si Ecolo, une fois au pouvoir, tient ses promesses. » Et si le printemps est caniculaire. Et si les sangliers retrouvent la forme. Et si, et si…
» Le cycle d’attention aux enjeux est de moyenne durée, rappelle toutefois Benoit Rihoux. Or, l’intérêt pour l’environnement va croissant depuis quelques années. Il y a peu de risques que la tendance s’inverse soudain d’ici à 2019. » Cela dit, en Europe, jamais l’environnement n’a été l’enjeu prioritaire d’un scrutin. Cette place d’honneur reste dévolue aux questions socio-économiques. Jusqu’à présent, en tout cas.
» Mais peu à peu, la population comprend intuitivement que Ecolo, malgré ses faiblesses, incarne un long terme inévitable qui dépasse tous les soubresauts de la vie politique, avance un observateur du monde politique : à long terme, les écologistes ont raison. »
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