Carte blanche

Déboulonner Léopold II: mais au fond, quel est l’objectif? (carte blanche)

Pierre Migisha, ex-député et journaliste belgo-congolais, souligne que le retrait des statues ne règle rien, il faut s’attaquer aux vraies causes de ces discriminations toujours d’actualité.

Depuis quelques jours, l’idée de déboulonner des statues et bustes du Roi Léopold II à Bruxelles, ou de rebaptiser le tunnel qui porte son nom, est remontée à la surface et semble faire son petit bonhomme de chemin. Tout d’abord par le biais d’une proposition de résolution qui sera débattue prochainement au Parlement bruxellois et puis aussi avec la sortie récente du Secrétaire d’État bruxellois en charge de l’Urbanisme et du Patrimoine qui se dit prêt à accorder les permis ad hoc si un débat « entre, notamment, experts et représentants de la population congolaise vivant à Bruxelles devait aboutir à cette conclusion ». Enfin, une pétition électronique a rassemblé plusieurs dizaines de milliers de signatures pour réclamer aussi la tête du ‘Roi Bâtisseur’ à Bruxelles, alors qu’elle vient déjà de rouler ailleurs dans le pays comme à l’UMONS.

D’emblée, soyons clairs : plus grand monde ne peut nier aujourd’hui ce que nombre de documents de l’époque ou d’historiens ont d’ailleurs régulièrement mis en évidence. Des atrocités sans nom ont été commises envers la population de l’Etat Indépendant du Congo, qui fut d’abord, de 1885 à 1908, ‘propriété privée’ du Roi Léopold II. Pour beaucoup, il paraît indubitable également que des exactions et une exploitation inhumaine des indigènes ont continué à exister ensuite, au minimum dans les premières années du Congo belge. On pourrait bien sûr ergoter pendant des mois sur la responsabilité exacte du deuxième Roi des Belges – qui pour rappel ne mit finalement jamais lui-même les pieds au Congo – par rapport aux mains coupées ou autres horreurs, mais, quoi qu’il en soit, il apparaît évident qu’au panthéon de l’Histoire, il ne figurera sans doute jamais juste à côté du Mahatma Ganhdi ou de Mère Teresa pour ne citer que ces deux-là.

Aujourd’hui certains veulent donc lui couper la tête, voire davantage. Raisons invoquées : en gros, « il ne mérite pas de trôner dans l’espace public ou le fait d’enlever ses statues permettra de faire avancer la lutte contre le racisme car les fondements de ce fléau envers les Noirs en Belgique proviennent de l’époque Léopold II au Congo ». N’étant pas psychanalyste, je ne me prononcerai pas en profondeur sur le deuxième aspect évoqué mais tout de même, à priori, j’éprouve quelques difficultés avec le raisonnement intellectuel qui insinue que cela contribuera, à terme, à diminuer le racisme et donc à améliorer le sort des gens de couleur de notre pays.

Soyons sérieux : est-ce vraiment le déboulonnement des représentations de Léopold II qui va faire en sorte de supprimer, demain, les discriminations et les brimades au quotidien? Ou qui va permettre à des citoyens d’origine sub-saharienne de trouver plus facilement un logement ou un travail ; d’être pris en considération pour un poste à responsabilité ? Est-ce la décapitation de Léopold II qui va favoriser la présence de personnes de couleur dans les CA de grandes institutions publiques comme la SNCB, la Banque Nationale, ou encore La Poste ? Est-ce vraiment cette démarche qui va amener de la couleur dans les équipes dirigeantes des entreprises du Bel 20 ou de centaines d’autres ? Est-ce ce processus qui va entraîner l’émergence, à nouveau, d’une députée fédérale ou d’une Ministre noire dans un Gouvernement de notre pays ? « Allez, alstublieft! », comme on dit à Bruxelles…

A mes yeux, le combat fondamental qui mérite d’être mené, c’est de s’attaquer aux vraies causes de ces discriminations ou obstacles, celles qui font gonfler sans arrêt l’immense bulle des ‘Belges de seconde zone’. Un vrai plan de lutte contre le racisme – qu’on attend toujours d’ailleurs au niveau fédéral – s’avère plus que jamais indispensable. Un vrai travail en profondeur, à tous les niveaux de pouvoir, qui doit associer le secteur public et le secteur privé et qui doit viser en partie aussi un changement des mentalités. En ayant bien en tête que c’est surtout au niveau de la recherche d’emploi que la souffrance de dizaines de milliers de citoyens est très profonde.

Les chiffres d’une étude assez récente de la Fondation Roi Baudouin font toujours froid dans le dos : alors qu’ils sont 60% à être diplômés du supérieur, un taux plus élevé que la moyenne nationale, les personnes d’origine congolaise, rwandaise ou burundaise vivant en Belgique éprouvent 3 à 4 fois plus de difficultés à trouver un emploi. Et quand elles y parviennent, c’est souvent pour un travail d’un niveau inférieur à leur degré de qualification. Le combat principal ne se trouve-t-il donc pas là ? N’est-ce pas une des raisons principales pour lesquelles 10.000 personnes ont manifesté dimanche dernier à la Place Poelaert ? Oui, ‘Black Lives Matter’, les vies des Noirs doivent compter ! Cela doit être le cas dans tous les domaines de la société belge, et pas uniquement en sport, dans les maisons de repos ou dans le showbiz !

Et quid de Léopold II, me direz-vous ? Alors, on ne fait rien ? Si bien sûr, mais l’histoire, on ne l’efface pas, on l’explique. Et donc c’est un devoir de beaucoup mieux enseigner la colonisation, de façon plus complète et pertinente. Sans occulter les côtés très sombres. Voici quelques années, le débat était déjà arrivé sur la table. J’avais fortement plaidé à l’époque pour qu’on aille dans cette direction, d’autant que, de mes souvenirs des cours d’histoire à l’école, le chapitre du Congo belge fut enseigné de manière pour le moins expéditive. Aujourd’hui, enfin, je peux me réjouir du fait que le tir sera enfin bientôt corrigé du côté de l’enseignement francophone. La Flandre doit être aussi amenée à suivre le mouvement. Pour combler ce vide ô combien important. N’oublions pas que l’histoire de la colonisation, aussi imparfaite fût-elle, c’est l’histoire de notre pays. Et au-delà de ce qui pourra à l’avenir figurer dans les manuels scolaires, on devra sans doute réfléchir à la meilleure manière d’ajouter, auprès des statues et des bustes de ce Roi contesté, des éléments de contextualisation. Pour rappeler précisément qui il fut et ce qu’il représenta pour nos deux pays. Mais aussi pour rappeler que la conquête du Congo, initiée sous son règne, ne fut pas qu’un conte de fées…

Pierre MIGISHA

Ancien député bruxellois et à la Fédération Wallonie-Bruxelles

Ancien journaliste

Belgo-congolais.

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