Covid: quand l’argent magique ne coulera plus
Pandémie oblige, les robinets publics sont grand ouverts depuis près d’un an, alors que les Etats étaient déjà lourdement endettés. L’ardoise devient salée. Inquiétant? A moins qu’on annule la dette? Impensable?
Pour faire face à la Covid, la générosité des gouvernements est sans fin. Ceux-ci sont même encouragés par le secrétaire général de l’OCDE et la présidente de la Banque centrale européenne. Les milliards s’additionnent sur leurs calculettes pour la colonne « dépenses ». Les Etats qui prétendaient n’avoir plus un rond en poche ont sorti des liasses pour sauver du désastre les secteurs de l’économie les plus touchés par le confinement. Un virus et hop, oubliés, tous les principes de précaution! Personne n’oserait encore prononcer le mot « austérité ». Au frigo, le pacte européen de stabilité et de croissance imposant aux Vingt-Sept de maintenir leur déficit public à 3% du PIB et la dette à 60%. Quel revirement!
Depuis le début du millénaire, la dette souveraine des pays développés a plus que doublé, atteignant 130% de leur PIB.
Aujourd’hui, avec les aides à la relance qui se mettent en place, les milliards s’ajoutent aux milliards. Inédit: la Commission européenne va emprunter elle-même sur les marchés pour soutenir les Etats. On le sait, la Belgique recevra 5,95 milliards pour autant que les projets retenus par le fédéral et les Régions reçoivent le feu vert européen. Ce n’est pas encore gagné.
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De toute façon, il faudra davantage que cette manne tombée du ciel pour relancer la croissance. Outre la mobilisation du secteur privé et des épargnants, l’équipe De Croo a dit vouloir consacrer 3,5% du PIB aux investissements publics. Récemment, Jean-Marc Nollet, coprésident d’Ecolo, a affirmé que la Belgique devait ajouter neuf milliards au plan de relance. Suffisant? L’économiste Bruno Colmant, professeur à l’ULB, n’y va pas par quatre chemins: « Pour vraiment remettre l’économie sur les rails après cette crise, il faudrait emprunter de 80 à 100 milliards d’euros, lance-t-il. Avec des taux d’intérêts au plancher, l’argent ne coûte quasi rien. Profitons-en! Avec même des emprunts à cent ans… »
Endettement public: pas fini
Le choc pandémique rend cette stratégie de l’argent « magique » incontournable. Oui, mais qui va payer l’ardoise finale? Que faire de cet amoncellement de dettes publiques qui atteignent des niveaux records, alors qu’elles baguenaudaient déjà dans les sommets à cause de la crise de 2008? Pourrons-nous échapper à un retour de l’austérité? Depuis le début du millénaire, la dette souveraine des pays développés a plus que doublé, atteignant 130% de leur PIB.
En Belgique, à la fin de l’année dernière, la dette fédérale s’élevait à 424,7 milliards d’euros, alors que le taux d’endettement (rapport de la dette publique au PIB) devrait avoisiner 116% (contre 98%, en 2019). La dette fédérale a augmenté de 32 milliards, en 2020, principalement à cause de la Covid. On s’attend à ce qu’elle gonfle de 22,7 milliards en 2021, et que la facture du corona atteigne 117% du PIB. Cela donne le tournis, mais la Belgique a connu pire. « En 1993, notre dette a grimpé jusque 138% du PIB, rappelle Jean Deboutte, directeur à l’Agence fédérale de la dette. A l’époque, c’était le record mondial, alors que la moyenne européenne tournait autour de 60%. Et les taux d’intérêt étaient bien plus élevés. » Aujourd’hui, la dette belge à 116%, loin d’être exemplaire, tient un peu mieux la comparaison avec le reste de la zone euro (95,1%, au second trimestre 2020) ou la France (116%).
Vu la longueur de la crise sanitaire, la plupart des Etats, dont la Belgique, risquent de s’endetter encore davantage dans les deux ou trois ans à venir. Pour le moment, ce qui ressemble à un château de cartes se maintient grâce aux banques centrales. Voilà une bonne décennie que celles-ci rachètent à tout-va des titres de dettes souveraines et injectent, en contrepartie, d’importantes liquidités dans le système financier, créant de la monnaie ex nihilo. Au niveau de la zone Euro, c’est la BCE qui, via les banques centrales nationales, joue ce rôle de gardien. Elle détient ainsi, actuellement, 20% de la dette de l’eurozone et la même proportion de la dette belge, soit environ 80 milliards.
« C’est une monétisation qui ne dit pas son nom, explique Bruno Colmant. La monnaie créée par la BCE pour racheter les titres souverains arrive in fine dans l’économie et dans les caisses de l’Etat pour financer le déficit budgétaire, les dépenses courantes… C’est surtout une situation de consanguinité jamais vue entre les Etats et les banques centrales, censées être indépendantes depuis les années 1970. » A l’origine, le Public Sector Purchase Programme (PSPP) était destiné à être temporaire. Mais force est de constater qu’il s’inscrit dans la durée, même si pour la Covid il a été rebaptisé Pandemic Emergency Purchase Programme (PEPP). A priori, il n’y a pas de raison que cela change. Sauf si cette injection monétaire provoquait un jour une dépréciation de l’euro et donc une forte inflation.
Ces dix dernières années, la masse monétaire n’a cessé de gonfler, surtout sur les comptes d’épargne et les crédits aux particuliers. Pour l’instant, le risque semble minime. L’inflation est même inférieure à l’objectif d’un peu moins de 2% fixé par la BCE pour stabiliser les prix et le pouvoir d’achat. Cela dit, il n’est pas certain que la BCE puisse poursuivre ad vitam ce programme d’achat d’actifs du secteur public qui, pour certains, enfreint ses statuts. Le 5 mai dernier, en plein pic de la pandémie, les critiques de la Cour constitutionnelle allemande à propos du PSPP – certes contrées par le gouvernement et les députés allemands – ont résonné comme un coup de semonce.
Si un pays faisait défaut unilatéralement, cela impliquerait sans aucun doute sa sortie de l’euro.
Dans ce contexte, le come-back des propositions visant à annuler de la dette publique inscrite au bilan des banques centrales semble opportun. L’idée de rendre perpétuels ces emprunts de la BCE, qui ne seraient donc jamais remboursés, est défendue en Italie ou en France, y compris par l’économiste Alain Minc, plutôt réputé libéral. Elle est aussi évoquée en Belgique. « Ce ne doit pas être un tabou », déclarait Etienne de Callataÿ dans Le Vif , en octobre dernier.
« Il s’agit, à la base, d’une proposition soutenue par des économistes hétérodoxes, explique Olivier Bonfond, économiste au Cepag (Centre d’éducation populaire André Genot) (1). Le principe est d’annuler les dettes détenues par la BCE ou de les rendre perpétuelles, ce qui revient en quelque sorte à les annuler, car on ne rembourserait ni capital ni intérêts, mais avec une différence au niveau comptable. Cela permettrait aux pays européens, dont la Belgique, de diminuer leur dette de 15 à 20% pour retrouver des marges de manoeuvre et réemprunter un même montant pour financer une relance économique qui soit socialement utile et écologiquement durable. »
Les banques mises à contribution?
Côté syndical, la FGTB revendique une annulation partielle de la dette, après un examen approfondi. « Un audit de la dette fédérale permettrait de voir comment et pourquoi elle a été contractée et qui la détient en dehors de la BCE et donc, aussi, quelle est la part de dettes due à de mauvaises décisions politiques », précise Thierry Bodson, le président du syndicat socialiste. La FGTB wallonne, elle, propose que la Région ne paie pas les intérêts de sa dette aux banques en 2021 et 2022, soit deux fois 300 millions d’euros, en s’appuyant notamment sur l’argument juridique du « changement fondamental de circonstances », dû à la Covid, qui permet de remettre en cause le principe de droit pacta sunt servanda (les conventions doivent être respectées) et de modifier les termes d’un contrat.
« Le taux moyen payé sur l’ensemble de la dette wallonne est de 2,15%, alors que les banques empruntent à 0% auprès de la BCE, voire au taux de – 1%, analyse Olivier Bonfond. Il ne faut pas oublier non plus que ces banques ont été sauvées en 2008 par l’Etat belge et qu’elles ont été épinglées dans divers scandales financiers, y compris les récentes FinCEN files (NDLR: lacunes dans les obligations antiblanchiment des banques révélées, à l’époque, par le consortium journalistique ICIJ). Il est donc normal qu’elles contribuent à l’effort pour sortir de cette crise. »
Mieux vaut maintenir l’ambiguïté actuelle
Si l’idée d’une annulation fait son chemin, elle est encore loin de convaincre la majorité des économistes. « Ce serait une catastrophe, commente Bertrand Candelon, professeur à l’UCLouvain et nouveau chroniqueur économique du Vif. Si un pays faisait défaut unilatéralement, cela impliquerait sans aucun doute sa sortie de l’euro. Et si tous les pays européens décidaient d’annuler leur dette détenue par la BCE, cela entraînerait une dépréciation importante de l’euro et des conséquences dommageables au niveau de la crédibilité sur les marchés financiers. On l’a vu en Afrique: des pays ont mis dix ans à retrouver un accès sur les marchés. »
L’argument de la crédibilité est balayé par Olivier Bonfond qui rappelle que la dégradation du rating d’un pays par une agence de notation, qui évalue le risque de non-remboursement des dettes publiques, n’a pas forcément des conséquences négatives, loin de là. La Belgique l’a expérimenté fin 2011, avec Standard&Poors, lorsque sa dette frôlait les 100%. La facture du corona n’ a pas augmenté, malgré le passage de sa cotation de AA+ à AA. Le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz partage le même constat. Il a déjà répété qu' »empiriquement, il y a très peu de preuves accréditant l’idée qu’un défaut de paiement entraîne une longue période d’exclusion des marchés financiers ». On le voit, il y a là de quoi débattre.
Mais ce débat aura-t-il lieu? Bruno Colmant prône un statu quo: « Tout est dans le discours, dit-il. Les dettes sont déjà perpétuelles de facto . On sait qu’elles ne se rembourseront jamais et que la loi Wagner, selon laquelle la dette publique augmente avec le niveau de vie de la population, se vérifie. Mais ni les banques centrales ni les Etats ne peuvent l’avouer clairement. Leur crédibilité exige une certaine ambiguïté. Autrement, ce serait aussi un mauvais message pour les emprunteurs privés. »
Pour Jean Deboutte, la question de l’annulation n’est pas du tout à l’ordre du jour. « Selon moi, ce n’est pas nécessaire, car même si les dettes n’ont jamais été aussi importantes, les conditions d’emprunt n’ont, elles, jamais été aussi bonnes, analyse-t-il. Les emprunts sont, en outre, assez longs. La BCE a même acheté des titres souverains à des taux négatifs. Si on annulait, elle y perdrait. Les Etats aussi. » La situation est donc soutenable et on peut encore emprunter. Pour le moment. Le directeur à l’Agence de la dette pense que le débat à venir portera plutôt sur les critères du pacte de stabilité. Lorsqu’on les ressortira du frigo, les Etats membres de l’UE pourraient envisager de les revoir, notamment le plafond de 60% du PIB.
« Annuler la dette n’est pas une option »
Pour Pierre Wunsch, le gouverneur de la Banque nationale de Belgique, annuler la dette, même partiellement, est impensable. Surtout avec le déficit actuel.
« Ce n’est pas une option. » Guère surprenant: convaincre Pierre Wunsch d’une éventuelle nécessité d’annuler la dette publique est mission impossible. Même celle détenue par la BCE? « Oui, réagit ce docteur en économie, car la Banque centrale rachète les dettes, sur le marché secondaire, aux banques. Lesquelles risqueraient alors de faire faillite. Ce ne serait pas un simple jeu d’écriture. Si les dettes d’Etat sont à l’actif de la BCE, cela signifie qu’il y a un passif. » Et une annulation d’une petite partie de la dette, genre la dette due à la Covid: impensable? « Cela aurait un coût gigantesque en matière de crédibilité pour un gain très marginal vu que les taux d’emprunt sont très bas, voire négatifs, tranche le gouverneur. Autant se tirer une balle de bazooka dans le pied. »
OK, mais, sachant qu’elle ne sera sans doute jamais remboursée, la dette n’est-elle pas de facto perpétuelle? « Il faut bien distinguer une dette perpétuelle d’une dette qui n’est pas remboursée mais renouvelée, explique Wunsch. Quand une émission arrive à terme, elle est remboursée et l’Etat se représente devant le marché, avec une politique budgétaire crédible, pour réemprunter. A l’instar d’une entreprise qui, à l’échéance de sa dette, doit avancer un plan d’action crédible pour continuer à accéder aux crédits. » Bon, si les taux restent bas, on peut continuer comme maintenant, alors? « Oui, mais il ne faut pas tabler sur le fait que la BCE sera toujours là, à n’importe quelles conditions. La mission des banques centrales n’est pas de financer les Etats mais de contrôler l’inflation. Si celle-ci remonte à 2 ou 2,5%, elles n’achèteront plus de dette d’Etats. »
Plus que la dette, c’est le déficit qui préoccupe le gouverneur de la BNB. Il admet qu’un retour à l’équilibre ne sera pas possible avant la fin de la décennie, mais souligne qu’une réduction des déficits devra s’amorcer dès que la reprise sera suffisante, vers 2022-2023. « Une dette à 120% aux conditions actuelles est tenable, confie-t-il. Mais, si le déficit n’est plus sous contrôle, les marchés n’auront plus confiance. Il n’y a jamais eu d’assainissement important et durable des finances publiques en Belgique. Le risque est d’arriver au point de basculement, comme pour le climat. Et, quand ça part en vrille, ça peut aller vite. On l’a vu avec la Grèce. » Pour Pierre Wunsch, si on se préoccupe des générations futures pour le climat, il faut aussi le faire pour la dette qui risque de reposer sur leurs épaules.
(1) Son livre Il faut tuer TINA. 200 propositions pour rompre avec le fatalisme et changer le monde (éd. Le Cerisier, 2017) a fait l’objet de plus de 250 conférences en Belgique et en France.
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