Céline Nieuwenhuys
Covid, climat: préparer plutôt que réparer (carte blanche)
« Face à aux enchaînements de catastrophes sanitaires, climatiques et sociales survenus cet été, les habitudes et les routines ne peuvent plus constituer une réponse », souligne Céline Nieuwenhuys (Fédération des services sociaux), dans un texte coécrit avec Véronique van der Plancke et Paul Hermant. Voici une proposition de rupture.
Le mouvement de solidarité populaire qui a suivi les inondations de juillet est marquant à bien des égards. D’abord parce qu’il a proposé une autre image que celle d’une population atomisée par presque une année et demie de pandémie et de mesures gouvernementales. Ensuite parce qu’il a montré la force de ce qui n’est pas institué mais de ce qui est simplement organisé: personne n’a lancé un mot d’ordre général auquel il aurait suffi d’adhérer. Au contraire, c’est la simple force de l’exemple qui a été contaminante: une force démultiplicatrice qui a donné l’impulsion à un nombre considérable de personnes, parfois venues de très loin, de venir au secours des premiers réfugiés climatiques de l’intérieur de notre pays.
Ce mouvement de solidarité est également exemplaire en ce qu’il a réussi, très rapidement et sans doute aussi malgré lui, à pointer les failles, les manques et les absences des institutions et des autorités qui auraient pu et dû intervenir. Il y aurait bien des parallèles à faire avec la façon dont la question du Covid a été appréhendée dès mars 2020 et comment des réponses ont été apportées, à quel prix, avec quel discours, avec quelle approche, avec quels résultats, etc…. Dans le cas des inondations de juillet, nous avons presque vécu la répétition de ce qui avait présidé aux premières heures de la pandémie, notamment cet étonnement devant ce qui était sinon prévu, au moins prévisible. Ce manque de prévision et de précaution – le tout formant ce que nous appelons « le soin » – est déterminant pour imaginer quels types de politiques de reconstruction urbanistique et sociale seront mises en oeuvre prochainement ou ne devront pas l’être.
Pour y parvenir, il faudrait non pas nous adapter à la situation, mais la dépasser et rompre avec un certain nombre d’habitudes confortables.
La linéarité légistique et administrative – cette propension à produire toujours plus du même parce « qu’on sait comment ça fonctionne » et parce « qu’on a toujours fait comme ça » – possède une force d’inertie terrible, capable à elle seule d’effacer les effets de tout ce mouvement de solidarité populaire dont nous parlions plus haut. La linéarité, c’est être incapable d’imaginer le futur autrement que comme une continuation du présent, bon gré mal gré. Et même si notre intuition nous appelle à bouger nos manières de vivre et de faire, notre raison quant à elle nous incite à ne pas changer ce qui a, selon elle, fonctionné depuis des décennies, voire des siècles. La linéarité prend le parti de la raison contre le mouvement de l’intuition. C’est cette linéarité qu’il nous faut mettre en cause à l’occasion de cette nouvelle catastrophe. C’est ce genre de pensée héritée d’un fonctionnement qui a tendance à mettre sur le dos de causes naturelles exceptionnelles ce qui est largement dû aux actions et aux activités économiques et politiques: ainsi en atteste encore le dernier rapport du GIEC.
Pour casser cette linéarité, nous proposons quant à nous cette grille de lecture et d’action toute simple:
1. Si quelque chose a déjà été fait, c’est sans doute le signe qu’il ne faut pas nécessairement le refaire;
2. Si quelque chose n’a jamais été fait, c’est peut-être l’occasion de tenter de le faire.
Faire quelque chose qui n’aurait jamais été fait suppose cependant, pour ce qui nous concerne, que ces changements produisent des droits nouveaux dont bénéficient d’abord les personnes les plus fragilisées et les plus impactées par les catastrophes les plus récentes. Elles sont prioritaires dans l’obtention de ces nouveaux droits. Mais nous savons aussi que ces droits, par capillarité et par diffusion, atteindront très vite l’ensemble de la société. Personne ne sera donc lésé. Ces droits, qui sont souvent conducteurs de libertés supplémentaires et qui élargissent les capacités d’agir de la collectivité, ne sont cependant pas à confondre avec le maintien et le respect de libertés étroites, comme la liberté d’être pour soi, la liberté d’être chez soi, la liberté d’être entre soi. La distinction est importante. Elle vaut ici comme elle vaut ailleurs. Ces catastrophes nous montrent que certaines libertés – ou libéralités considérées comme telles – demandent à s’estomper tandis que de nouveaux droits doivent apparaître.
Quels sont les droits qui pourraient donc « bouger » à l’occasion de la catastrophe de juillet? Nous voyons trois domaines, très immédiatement, où de nouveaux droits sont accessibles et nécessaires: le statut de cohabitant, le code wallon du logement, le fonds des calamités. Ce sont des droits qui touchent a priori des publics dits « pauvres » ou « défavorisés ». Mais la confrontation au réel (et non pas à une soi-disant raison) a montré que la majorité des zones sévèrement impactées par les inondations étaient aussi des zones de pauvreté. Ce n’est pas un cas général, sans doute, mais cela reste une constante troublante que les populations les plus pauvres se retrouvent aussi en première ligne des catastrophes (de celle-ci comme celle de la pandémie). C’est pourquoi il est inutile de simplement vouloir accompagner les victimes, réparer les dégâts ou compenser les pertes subies. Ce qui est nécessaire, c’est de changer du tout au tout la manière dont nous considérons les victimes, les dégâts et les pertes à l’aune des responsabilités socio-économiques qui les concernent et les dépassent.
Le statut de cohabitant, fermement contesté par toute une série de mouvements et d’associations depuis des années maintenant, a trouvé ses limites lors des tentatives de relogement après les inondations. Ce statut décourage les bénéficiaires d’allocations sociales de progresser financièrement et socialement en vivant ensemble, comme famille, comme citoyen solidaire et comme cohabitant : en effet, la communauté de vie provoque une chute significative du montant de l’allocation sociale des divers cohabitants. Ce statut enfreint dès lors leur liberté de choisir avec qui ils veulent vivre, même au sein de leur famille. Il est devenu de lui-même obsolète dès qu’il a fallu reloger des victimes, par exemple dans la famille ou chez des proches. La linéarité, ce serait de suspendre momentanément ce statut en raison de circonstances exceptionnelles, tandis que les nouveaux droits postulent que les droits sont attachés à des personnes et non à des situations. Ils posent aussi, par ailleurs, qu’il y a plus d’intérêt écologique à avoir une chaudière pour deux plutôt qu’une pour chacun…
Le code wallon du logement a pas mal bougé ces derniers mois. Mais insuffisamment pour permettre d’appréhender la question de savoir où loger une population qui est de plus en plus nombreuse à chercher comment habiter. En imaginant la formule du logement en containers, le gouvernement wallon a, par l’absurde, pris la mesure du chemin à parcourir… Il est déjà certain que le secteur de la reconstruction sera – et cela a déjà commencé – l’objet d’une foire d’empoigne pour un certain nombre de firmes habituées à artificialiser les sols et à modifier les paysages. La linéarité supposerait de reloger les personnes le plus vite possible en tenant compte des conséquences d’une situation jugée « exceptionnelle », les nouveaux droits réclament de penser à la manière d’habiter ensemble, quitte à inventer un nouveau type de logement qui serait social aussi parce qu’il permettrait la vie en commun.
Le fonds des calamités demande quant à lui à disparaitre intégralement sous cette forme et cette appellation. Car nous ne sommes qu’au début de calamités… sans fonds. Transformer ce mécanisme en fonds climatique et en faire la huitième branche de la Sécurité Sociale serait une idée à débattre, comme d’ailleurs du financement d’un tel fonds par les entreprises dont l’activité même est productrice de ces inégalités environnementales et co-responsable de la catastrophe en cours. Le fonds des calamités, sous sa forme actuelle, prévoit d’indemniser des victimes que leur statut social a empêché de s’assurer correctement ou d’indemniser des situations au-delà des obligations maximales légales de couverture. La linéarité consiste, ainsi qu’on l’a vu, à discuter avec le système assurantiel pour partager la charge financière. Les nouveaux droits imposent d’aller plus loin en généralisant et en systématisant ce droit et en le déliant du statut d’exceptionnalité qui le particularise toujours. En ce sens, dénommer le fonds des calamités serait un premier pas vers la reconnaissance de la catastrophe en cours. Intégrer un nouveau « fonds climatique » à la Sécurité Sociale serait une avancée majeure.
La linéarité voudrait que ces trois propositions soient considérées comme trop ambitieuses ou trop complexes: « Vu la situation, si nous parvenons à colmater des brèches, ce sera déjà pas mal… »… Mais cet été nous a offert une actualité tout simplement insoutenable pour les uns et invivable pour les autres (l’indifférence n’a plus sa place). Face à ces enchaînements de catastrophes sanitaires, climatiques et sociales, les habitudes et les routines ne peuvent plus constituer une réponse en ce qu’elles risquent, sinon de provoquer, au moins de contribuer aux catastrophes de demain. La préparation, l’imagination, l’audace sont désormais nécessaires si nous voulons être en capacité d’anticiper ce qui nous arrive. Et d’arrêter de devoir toujours « réparer ». C’est ce que ce billet tente humblement de dire et c’est à quoi il appelle… Cela nécessitera le courage de s’accorder d’abord et de se confronter ensuite, sans relâche, à trois défis:
1. Faire comme nous n’avons pas l’habitude de faire ou considérer le penchant habituel comme l’exact contre-exemple;
2. Construire de nouveaux droits et anticiper nos politiques (économiques, urbanistiques, environnementales, de santé, etc.) en prenant pour repère les populations les plus fragiles et vulnérables;
3. Recréer et encourager le sens du collectif et des communs pour casser cette spirale infernale qui conduit aux catastrophes sanitaires, climatiques et sociales.
Céline Nieuwenhuys,secrétaire générale de la Fédération des services sociaux (avec Véronique van der Plancke et Paul Hermant, membres du Bureau politique de la Fédération)
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