Confinés des villes ou confinés des champs, deux modes de vie différents?
Comment les « confinés citadins » vivent-ils leur quotidien par rapport aux « confinés campagnards » ? On a recueilli quelques témoignages et la vision d’un philosophe et d’un sociologue sur la question.
Catherine, 40 ans, campagnarde
J’estime que j’ai la « chance » de vivre ce confinement dans un petit village. Je suis en télétravail toute la journée et je sors le week-end et en soirée pour faire de longues balades à vélo dans les champs ou pour courir dans les bois. Lors de ces sorties, je rencontre beaucoup plus de cyclistes, amateurs ou chevronnés, que d’habitude, surtout quand le soleil est de la partie, comme si toutes ces personnes étaient avides de liberté et d’espace. Quasiment personne ne porte de masque mais tout le monde respecte bien la distanciation sociale réglementaire. Grâce à ces échappées, j’arrive à un peu « oublier » la présence du virus et à m’extraire de la lourdeur du confinement.
Je ne pense pas que je pourrais me sentir sereine en ville où beaucoup plus de comportements ou de signes nous rappellent les dangers et les ravages de l’épidémie. J’ai halluciné quand une collègue m’a raconté qu’elle avait été poursuivie par un drone en rue qui lui ordonnait de respecter la distance réglementaire. J’espère qu’un tel engin ne survolera jamais mon jardin, je trouverais cela horriblement intrusif !
Hier, je suis allée à la poste et j’ai été saisie d’angoisse en voyant des personnes avec des masques. Le week-end dernier, en nous baladant en famille, on a croisé une brigade de trois policiers à vélo, c’était vraiment inhabituel. Mes enfants étaient très étonnés. La plaine de jeux du village est aussi interdite d’accès, ce qui les frustre beaucoup. Quand je sors dans la rue, je n’ai pas l’impression que le monde est complètement bouleversé. J’en viens à culpabiliser de cette apparente innocence et légèreté quand je pense à la tragédie qui se vit en ce moment.
Antoine, 27 ans, citadin
Honnêtement, je ne peux pas vraiment comparer la situation entre la ville et la campagne. Je ne sors que très peu de chez moi. Je suis sorti environ trois fois depuis le début du confinement pour aller faire mes courses et seulement deux fois pour me balader. Franchement, ces balades ne m’aident pas vraiment à me sentir mieux, même s’il fait bon. J’habite dans le centre-ville de Bruxelles, près des Halles-St-Gery, je croise vraiment beaucoup de gens quand je me promène et ça ne me met pas à l’aise du tout. Les gens changent de trottoir ou sont à l’extrémité, certains portent des masques d’autres pas.
En plus, ce que j’aime d’habitude dans la ville c’est son activité, sinon aucune raison d’y être. Quand je sors, je vois tous ces bars, restaurants et magasins fermés, c’est vraiment anxiogène. La poussière commence même à se déposer sur les devantures. Sinon, j’habite dans un appartement assez spacieux avec deux colocataires dont un est rentré chez ses parents. Ça permet de ne pas trop péter un plomb et de ne pas se sentir seul. Mais bon, parfois j’hésite à terminer le confinement chez ma mère pour profiter du jardin et du bois aux alentours pour pouvoir changer d’air sereinement.
Vincent, 52 ans, citadin
Je fais partie des privilégiés. Dans une grande maison avec jardin de Woluwe-Saint-Lambert, une commune cossue de Bruxelles, mon confinement est matériellement plus supportable que celui de nombreuses personnes. Mon épouse et moi continuons d’ailleurs à travailler à plein temps. Pas de perte de revenus, et les journées sont rythmées par le boulot. On travaille d’ailleurs beaucoup. Les ordinateurs sont presque toujours ouverts les jours de semaine et le travail, dans nos secteurs respectifs, n’a pas diminué, que du contraire. On s’oblige d’ailleurs à fermer nos PC le week-end. Du coup, on est un peu en décalage avec le quotidien d’autres personnes qui semblent en vacances depuis plus d’un mois. Je dis bien « semble », car c’est surtout une impression qui ressort du ton des informations diffusées à longueur de journée. A première vue, le Belge ne rêverait que d’aller à la mer, de bricoler et d’entretenir son jardin.
Dans la réalité, je vois surtout que les rues s’animent à partir de 17 heures, comme si après une journée de travail, les gens avaient besoin de sortir. Preuve probable que dans mon quartier on est encore nombreux à pratiquer le télétravail. Par contre, je pense que l’on est aussi de plus en plus nombreux à nous demander si les entreprises pour lesquels nous travaillons ont les reins suffisamment solides pour supporter encore longtemps cette crise. Car plus on avance, et plus on se demande comment on va pouvoir se débarrasser de cette saloperie? Et pas seulement d’un point de vue économique.
Alors qu’il y a seulement trois semaines, on trouvait presque le port du masque ridicule, on estime maintenant irresponsable de faire ses courses dans un grand magasin sans cette protection élémentaire. Ce qui ne nous empêche pas de trouver égoïste ce jeune couple qui se balade en rue avec des masques FFP2 alors que ce type de protection semble encore manquer dans certains hôpitaux. Mais après on relativise… Que peut-on faire d’autre, si ce n’est d’essayer de mieux comprendre les autres pour sortir de ce confinement un peu plus sage?
Laetitia, 39 ans, campagnarde
Je me sens plutôt privilégiée, car pour moi, ce confinement est une véritable aubaine. Je suis institutrice primaire en enseignement spécialisé. Mon travail consiste, pour le moment, à envoyer des exercices et à téléphoner à chacun de mes élèves afin de garder un lien avec eux. Ma fille est une ado de 16 ans, elle arrive à s’occuper toute seule.
De plus, nous avons la chance d’avoir comme passion commune l’équitation et de posséder nos chevaux à domicile. Ils occupent les 3/4 de notre temps. Entre les soins à leur administrer et les balades dans nos campagnes, notre vie n’est finalement pas trop chamboulée.
J’ai également fait le choix de continuer à voir mes parents (ils habitent à 2 km de chez moi), ma maman étant atteinte d’une maladie qui ne lui laisse, selon les médecins, que quelques mois à vivre, je n’ai pas pu me résoudre à ne plus la voir durant cette période. Au contraire, ça nous laisse beaucoup de temps pour partager de nombreux bons moments ensemble sans le stress de la vie quotidienne.
Le seul moment où je fais face à la situation tragique que vit notre pays, c’est lorsque je vais faire mes courses et là, j’ai vraiment l’impression de sortir de ma « bulle de confort ». Autant vous dire que je n’y vais qu’en cas d’extrême nécessité, je préfère de loin aller dans les commerces de proximité, ou encore, mieux, à la ferme.
La vision du philosophe
Michel Dupuis, professeur à l’Institut de philosophie de l’UCLouvain
« Le confinement, c’est un mélange d’espace et de temps. A la campagne, ce qui est flagrant, c’est que le rapport à l’horizon est infini, par rapport à l’horizon urbain, qui est vite obstrué par des immeubles. Cet horizon concret nous renvoie à celui plus abstrait du 3 mai, et du probable déconfinement. Le confinement donne des envies d’horizons qui ouvrent des possibles. C’est encore plus le cas à la campagne où il est possible de prendre un certain recul par rapport à un contexte anxiogène. Le rapport au coronavirus est moins oppressant. En dehors des villes, et c’est un grand luxe, le confinement permet une sorte d’isolation, de vivre comme « Robinson« , sans bouger de son périmètre de vie. Il y a moins de stress, moins d’interactions qui nous rappellent le virus menaçant. Le « spectacle » n’est pas le même. Cela a toujours été le cas d’ailleurs que ce soit en temps de guerre ou de frondes sociales, où la ville, les centres urbains ont toujours été beaucoup plus anxiogènes et le théâtre de plus d’actions ».
Elizabeth, 36 ans, citadine
À Bruxelles, on peut difficilement passer à côté de la pandémie. Quand il fait beau le week-end, on se sent même carrément mal à l’aise. Partout, il y a des policiers en voiture, à vélo et même à cheval. Ils contrôlent les conducteurs de voiture, et parfois même les joggeurs qui courent sans leur carte d’identité sur eux. S’installer sur un banc n’est pas une bonne idée non plus. On a ainsi assisté à l’altercation entre un homme âgé privé d’espace et de soleil chez lui prié de se lever par la police. Et dans les parcs, des drones vous intiment l’ordre de respecter la distanciation sociale.
Tout ça donne l’impression désagréable d’être privée de sa liberté la plus élémentaire, même si évidemment, on garde à l’esprit que c’est pour de bonnes raisons. Par ailleurs, comme le port du masque se multiplie en ville, il est impossible d’oublier qu’on est en pleine pandémie. Ces derniers jours, je me sens même envahie d’un sentiment de culpabilité quand on sort faire ses courses dépourvu d’un masque. Dans les supermarchés, la tension est palpable. Et je ne parle même pas de la honte qu’on éprouve, quand prise d’un rhume des foins, on a le malheur d’éternuer.
Aurélie, 40 ans, citadine
J’habite en ville, dans une commune bruxelloise au nord de Bruxelles, près d’un grand axe de circulation.
Bien sûr, j’ai hâte, comme tout le monde de retrouver une vie « normale« , où je ne dois pas me déplacer sur la rue pour croiser quelqu’un sur le trottoir trop étroit, où je n’entends pas mes filles me dire : « ils ne peuvent pas être à si beaucoup ensemble », où je ne croise pas une foule de personnes portant un masque (même si ce n’est pas la majorité), où il n’y a plus d’interdiction d’aller jouer dans le parc de l’autre côté de la rue, …
Mais je découvre aussi certains côtés positifs à la situation actuelle : pour la première fois, j’entends les oiseaux chanter à toute heure de la journée. J’ose également laisser mes filles rouler à vélo sur la piste cyclable vu la circulation quasi inexistante (avec un bémol que ceux qui se déplacent actuellement en voiture le font souvent trop vite).
Quand nous allons dans un des parcs et bois à proximité, nous croisons souvent des parents et copains d’école qui cherchent également à sortir un peu de chez eux. C’est un plaisir de VOIR en vrai (et pas sur écran) des visages connus. Quand je fais la file à la boulangerie le week-end – qui peut être trèèèès longue – je me rends compte que les gens sont patients et ont un autre rapport au temps.
Et puis, le rendez-vous à 20h pour applaudir le personnel soignant nous a permis de rencontrer nos voisins, après 6 ans. Une voisine a l’idée d’organiser un BBQ de quartier à la fin du confinement. Je trouverais génial que cela se concrétise !
Un couple de retraités, 70 ans, campagnards
Nous habitons une maison à la lisière des champs dans un petit hameau. Nous nous y sommes toujours plu mais ressentons fréquemment le besoin d’en sortir pour une expo, une sortie shopping, un voyage,… Et surtout ce qui nous tient vraiment à coeur, c’est de nous occuper de nos petits-enfants après l’école. Ce serait mentir que d’affirmer que toutes ces bouffées d’amour, de tendresse, d’amitié, de culture, de dépaysement, … ne nous manquent pas.
Le calme de notre rue est comme d’habitude de temps en temps dérangé par les ombres fugaces de quelques promeneurs, cyclistes ou joggeurs. Parmi eux, chaque soir à la même heure une petite dame toujours habillée de rose. Visuellement, peu de différences donc. Perception affûtée par l’isolement ou réalité, les oiseaux semblent aujourd’hui plus nombreux et plus bavards, les cerisiers n’ont jamais eu autant de fleurs.
Le fermier, imperturbable comme dans le laboureur de « La Chute d’Icare », continue, lui, ses travaux de saison.
La situation dans le pays nous arrive par la lorgnette parfois déformante des médias et j’imagine alors l’anxiété dans les longues files devant les supermarchés, les rues désertes mais aux fenêtres vivantes, les parcs où l’on peut encore rencontrer quelques promeneurs. Par contre, je me dis que s’il y a dans ces endroits plus d’animation, le virus guette partout. La vie en ville s’apparente sans doute à un défi permanent marqué par la prudence et la vigilance.
Si la solitude et la monotonie routinière du confinement semblent plus palpables à la campagne, elles sont aussi plus rassurantes. Nous relativisons. A part nos sorties au jardin ou dans nos chemins quasi déserts nos occupations sont sans doute les mêmes que tous les confinés, une nouvelle routine pleinement acceptée pour le bien de tous.
Julie, 26 ans, citadine
La majorité des personnes qui se déplacent à Liège ne portent pas de masque. Je pense que c’est une question de temps car la Ville a décidé d’en fournir aux citoyens. Quand je sors une fois par semaine de mon appartement pour une balade, je trouve que la ville est quasiment vide. Pourtant, ce n’est pas le cas. Je remarque qu’il y a beaucoup plus de personnes à vélo. J’habite sur une grande place, non loin d’un parc et les personnes présentes fluctuent beaucoup depuis le début du confinement. La police est intervenue plusieurs fois et les gens étaient particulièrement virulents envers elle. Généralement, les policiers demandent de ne pas s’assoir sur un banc plus de 5 minutes, ils encouragent les habitants à rentrer chez eux ou encore, à respecter la distanciation sociale.
Mon copain va, lui, courir tous les jours. Il me dit que si dans les parcs, il n’y a pas trop de monde, ce n’est pas le cas dans les espaces verts plus reculés où des personnes de tout âge se rassemblent. C’est vrai que tout le monde n’a pas la chance d’avoir une maison ou un appartement assez grand, surtout dans les familles nombreuses.
Le point de vue du sociologue
Daniel Bodson est professeur de sociologie à l’UCLouvain.
L’important dans ces témoignages est de faire quelques distinctions. Il s’agit de quelques cas de ressentis mais on ne peut pas extrapoler ces témoignages à l’ensemble de la population. Il y a des gens à la campagne malheureux et vice versa à la ville. La campagne n’est pas non plus idyllique. Il ne faut pas tomber dans le cliché « Martine à la ferme ».
Il est important de prendre en compte la densité de population. Par exemple, à Haren, on compte 795 habitants au km carré. A Anderlecht, on en compte 6672 au km2, alors qu’à Libin, dans les Ardennes, on en compte seulement 36 au km2. Cette comparaison de densité permet d’éclairer le propos. A partir du moment où on est 6671 au km2, qu’il y a des mesures de distanciation sociale, c’est évidemment beaucoup plus pesant que si on est seulement 36.
Cette notion de la densité peut influencer le ressenti. On est dans une situation stressante qui fait qu’inconsciemment, l’autre, qui est omniprésent partout où l’on aille, est perçu comme un danger. Dès qu’on veut faire une course, on est dans une file, c’est très contraignant.
Le fait de disposer d’espace autour de chez soi, même si c’est évident, peut jouer aussi. Souvent, les personnes qui vivent à la campagne disent avoir de la chance de vivre ce confinement dans un village. On peut s’occuper à l’extérieur, il fait beau, etc., … Si on a des enfants et qu’on peut profiter d’un jardin, la contrainte est beaucoup moins pesante que si on est confiné à sept dans un logement avec deux chambres.
Le rapport à l’espace est plus particulier à la campagne. Beaucoup de personnes continuent à travailler. C’est le cas des agriculteurs qui représentent un peu plus de 1% de la population totale active aujourd’hui. Pour eux, rien n’a changé dans leur vie professionnelle.
Les conditions personnelles, outre socio-économiques, jouent aussi. Si on est jeune, marié avec des enfants, ou retraités, … le confinement peut se vivre très différemment qu’on soit en ville, ou à la campagne. Ce qui est certain, c’est que les jeunes à la campagne sont tout aussi impatients de retrouver leurs amis que ceux qui habitent en ville.
Dans l’environnement immédiat, il est clair que le virus est peu visible à la campagne. Il n’y a aucune contrainte dictée par le coronavirus en forêt ou dans les champs, pas de rappel constant de la pandémie. Cela permet quand on fait une balade à vélo de souffler, de se détacher de cette angoisse permanente. Si on se promène au parc à Bruxelles, par contre, c’est beaucoup plus répressif. Tout cela participe à une perception différenciée d’un côté ou de l’autre, en distinguant bien la visibilité à travers les médias et dans l’environnement quotidien.
Le fait de disposer de différents capitaux – intellectuel, économique, social – est aussi important en ces circonstances. Si on peut continuer à activer son capital social par Skype ou les réseaux sociaux, c’est évidemment mieux que d’être isolé à se morfondre.
La campagne, moins risquée en temps de pandémie?
Aurait-on l’impression d’être moins en danger à la campagne ? Pour Thomas Michiels, professeur à l’Institut de Duve de l’UCLouvain, il est clair que la propagation du coronavirus est dépendante de la concentration de personnes à un endroit donné. « Ce sont d’ailleurs les grands centres urbains qui ont développé le virus plus rapidement. La contamination est favorisée par une distance proche en espace et en temps, comme être dans l’environnement direct d’une personne qui tousse ou éternue dans les minutes qui suivent », explique-t-il. « C’est logique vu que le virus se transmet à 80% par aérosols et 20% par contamination directe, par des postillons ou en touchant une surface contaminée « , complète-t-il.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici