Comment s’organise le nouveau marché de la fumette ?
Il y a quatre ans, les coffee-shops des Pays-Bas disaient buiten aux étrangers. Une mesure, jamais complètement appliquée, qui a réorganisé les marchés néerlandais et belge de la drogue. Explosion du deal de rue, des plantations locales, des ventes en ligne… La consommation de cannabis n’a en rien diminué.
Des cendres, rien que des cendres. Seules les façades ont survécu. Les flammes ont dévoré tout le reste, une nuit de juillet dernier. Y compris les 500 plants de cannabis cultivés dans le grenier de cet élégant manoir bordant l’entrée du parc privé de Cointe, le plus huppé des quartiers de la Cité ardente. L’herbe se trouve souvent où on ne l’attend pas. Sous un terrain de tennis à Hamoir, dans une écurie à Remicourt, dans l’annexe d’un château à Franc-Waret, dans la cave d’un fleuriste à Erquelinnes, à côté d’une école à Nessonvaux, dans une villa à 3 500 euros de loyer mensuel à Court-Saint-Etienne… Mais l’herbe se trouve. Ah, ça oui.
Les démantèlements de plantations de grande envergure se multiplient, selon les statistiques policières. Début octobre, dans un hangar du zoning industriel de Herstal, la police a encore mis la main sur… 6 400 plants. Un record. Conséquence d’investigations davantage ciblées ? Ou d’une production intensifiée ? Tant que les dealers ne tiendront pas un cadastre public de leurs repaires, difficile de trancher… Experts et forces de l’ordre penchent toutefois pour la seconde hypothèse. A cause de 2012. Année où les chiffres semblent basculer. Année à part dans le calendrier de la came : c’est celle où les coffee-shops hollandais ont dit vaarwel à leurs clients étrangers.
Entre les amateurs de fumette et les Pays-Bas, l’idylle durait depuis une vingtaine d’années. Pragmatisme, sauce batave : dès 1991, les autorités ont toléré ces établissements, espérant ainsi tenir les consommateurs éloignés des circuits criminels et des drogues dures. La permissivité des premières années (30 grammes par jour et par personne !) a rapidement été freinée (5 grammes, dès 1995). Car, déjà, ces » cafés » attiraient trop de monde et entraînaient trop de nuisances.
Malgré tout, le monde comme les nuisances ont persisté. Toujours plus de touristes, toujours plus de problèmes de voisinage, de bruit, de parking, de trafic routier et de drogues dures, ainsi qu’un indissociable regain de criminalité. Si les Pays-Bas étaient devenus le royaume du joint, Maastricht s’imposait comme capitale, très, très prisée des Belges, Allemands et Français » montés à Maas » pour s’approvisionner. Avant 2012, entre 5 300 et 6 300 personnes se ravitaillaient quotidiennement dans ses coffee-shops. Soit entre 1,9 et 2,3 millions de visiteurs annuels, dont 69 % d’étrangers.
Toeristen buiten !
Trop is te veel. Et tant pis pour les retombées bénéfiques sur l’économie locale. Droguez-vous chez vous ! Le 1er mai 2012, le gouvernement a introduit le wietpas, une carte d’accès aux coffee-shops uniquement délivrée aux résidents néerlandais. D’abord d’application dans les communes frontalières, le sésame devait être généralisé dans tout le pays dès le 1er janvier 2013.
Puisque les touristes ne peuvent plus aller si facilement vers la drogue, la drogue vient à eux
Mais, en avril 2012, le gouvernement néeerlandais est tombé. Sept mois plus tard, un nouveau lui succédait. » Bien que le ministre de la Sécurité et de la Justice soit resté le même, (il) abolit le critère des clubs privés « , écrivent Marianne van Ooyen-Houben, Bert Bieleman et Dirk Korf, trois chercheurs néerlandais, dans une étude publiée, en 2016, dans l’International journal of drug policy.
La carte de membre avait fait l’unanimité contre elle, à commencer chez les consommateurs néerlandais. Etre fiché pour fumer ? Autant acheter illégalement ! Des dealers se sont mis à squatter tous les coins de rue. Toujours plus nombreux et acharnés. » On achetait de l’herbe comme des pizzas ! Avec des commandes par téléphone, des livraisons à domicile… « , dépeint Michaël Dejozé, criminologue et policy officer à l’Euregio Meuse-Rhin. Les nuisances n’avaient en rien disparu. Face à ces » effets collatéraux inattendus « , les autorités ont donc fait marche arrière, laissant le libre choix aux communes d’imposer ou non le wietpas. Toutes celles à flanc de frontière l’ont conservé, les autres l’ont enterré.
Sur les forums spécialisés, la carte des coffee-shops ouverts ou fermés aux étrangers est quotidiennement mise à jour. Belges, Français et Allemands n’ont pas complètement renoncé aux Pays-Bas. Ils avalent juste davantage de kilomètres. Voire organisent des achats groupés. » Ils se disent qu’il est moins risqué, au niveau des contrôles, qu’une seule personne fasse le trajet, pointe Michaël Dejozé. C’est pour cela que quand ils se font prendre, c’est avec des quantités plus importantes. »
Drôles de colis
Les moins téméraires préfèrent le Net. » La vente par Internet est en pleine expansion, constate Michel Bruneau, commissaire au service central drogues de la police fédérale. Les gens commandent sur le dark Web ou parfois même sur des sites « ouverts » et se font livrer par la poste. » Tout simplement. Les restrictions néerlandaises ont réorganisé le marché. » L’offre en cannabis est devenue plus mobile, mais la demande plus statique « , résume le policier.
Puisque les touristes ne peuvent plus aller si facilement vers la drogue, la drogue vient à eux. Lorsqu’ils ne se fournissent pas sur la Toile ou ailleurs aux Pays-Bas, ils font vivre le commerce de proximité. Les organisations criminelles ont ouvert des succursales et des cultures locales pour se rapprocher de leur clientèle. » Les réseaux sont encore mieux organisés, souligne Marc Gerits, responsable de la section répression des stupéfiants à la brigade judiciaire de la police de Liège. Chaque plantation a son jardinier, son électricien, ses guetteurs… »
Point de nouvel El Chapo belge du cannabis ou d’opportuniste Heisenberg de la marijuana : les têtes pensantes restent néerlandaises. Elles ont simplement encore davantage internationalisé leur empire. Ces organisations transfrontalières ne font pas les affaires des investigations policières. » Il existe des accords de coopération entre les pays mais les techniques d’enquête et les procédures sont plus compliquées « , concède Bernard Frederick, directeur judiciaire de la police locale de Liège.
Par contre, de plus en plus de consommateurs se découvrent la main verte. La microculture maison a la cote. Michaël Hogge, chargé de projets chez Eurotox (l’observatoire socio-épidémiologique alcool- drogues en Wallonie et à Bruxelles), cite le nombre de plants de cannabis saisis par la police : 312 000 en 2010, 397 000 en 2013. Soit 1 070 cultures démantelées en 2010, et 1 300 trois ans plus tard. » Ce phénomène prend de l’ampleur parce que c’est facile ! Il ne faut pas beaucoup de matériel et on trouve toutes les explications sur Internet… » La pousse est tellement aisée que jouer au petit dealer peut devenir tentant…
Je ne suis pas toxico
Julien Van Calster, lui, aimerait cultiver en grande quantité et en toute légalité. Ce Liégeois est l’un des promoteurs du cannabis social club Peace, qui tente d’émerger en Cité ardente. Parce qu’il en a marre de se faire passer pour un toxico. » Oui, je fume tous les soirs pour me détendre et m’endormir. Cela ne m’empêche pas de bosser dix heures par jour ! » Avant, il allait à » Maas « , aujourd’hui il achète à un dealer. Que son argent atterrisse dans des réseaux criminels l’insupporte. Lui voudrait une plantation réservée à des membres, avec récoltes supervisées par un huissier et bénéfices réinvestis dans des projets sociaux. A l’instar de l’asbl Trekt uw plant à Anvers qui, après quelques déboires judiciaires, a fini par être tolérée par les pouvoirs publics. Mais les cannabis social clubs qui apparaissent à Liège comme dans d’autres villes (Tournai, Namur, Hasselt…) se heurtent à la frilosité des autorités. Alors, à défaut de cultiver, ces initiateurs tentent de sensibiliser. Persuadés que leur modèle contrerait non seulement la criminalité, mais réglerait aussi les soucis de qualité et de prix.
La qualité : les nostalgiques estiment que les coffee-shops ne proposaient que » de la bonne « . Peut-être illusoirement, car si la vente de marijuana est tolérée aux Pays-Bas, sa culture ne l’a jamais été et les établissements s’approvisionnent via les circuits illégaux, dont la première préoccupation n’est pas le bio. Quoi qu’il en soit, et même si les experts chargés d’analyser les prises policières n’ont rien remarqué, depuis que le deal de rue a repris ses quartiers, les consommateurs craignent de retrouver leur herbe mélangée à du verre pilé, du sable, de la Maïzena ou toute autre joyeuseté chimique lestant les paquets. » Puis, dans les coffee-shops, il y avait un vrai choix, qui est aujourd’hui plus limité. L’herbe, c’est comme l’alcool, il y a des tas de variétés et ce n’est pas parce qu’on aime la bière qu’on apprécie le whisky ! « , lance Antoine Boucher, porte-parole de l’asbl Infor-Drogues.
Le prix : le » cannabis social » se veut moins onéreux que l’illégal. A Liège, le business plan de Peace table sur 5,5 euros le gramme, contre une dizaine d’euros dans la rue. Où, à titre de comparaison, le gramme d’héroïne s’écoule à environ 12 euros. Une faible différence de tarif qui inquiète les policiers. Tout comme la récente explosion du cannabis synthétique, une » copie » chimique de l’herbe. En beaucoup plus puissante et dangereuse. Des jeunes sont morts d’y avoir goûté. Mais sur le marché illégal, les drogues dures et douces cohabitent désormais plus que jamais. Précisément ce que les coffee-shops entendaient éviter.
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