Comment organiser le retour du travail en présentiel?
Le télétravail a-t-il changé nos vies? Répercussions et solutions.
Laurent Taskin (Louvain School of management): « Le télétravail n’est pas une fin en soi. C’est un outil »
Le management doit être humain ou ne sera pas: Laurent Taskin, professeur à la Louvain School of management, en est persuadé. La période de télétravail obligatoire, qui a pris fin le 27 juin (bien qu’il reste recommandé), a montré, selon lui, à quel point les contacts professionnels étaient cruciaux. L’enjeu sera de penser le retour en présentiel pour les favoriser.
Etes-vous consulté par les entreprises qui se demandent comment gérer au mieux le retour en présentiel?
Effectivement! Je dirais que beaucoup d’organisations sont au milieu du gué. Nombre de firmes ont annoncé un retour à la situation d’avant mars 2020 à partir de septembre prochain. Souvent, des conventions collectives prévoyant deux jours de télétravail par semaine existaient déjà, mais elles n’étaient pas ou pas complètement appliquées. Des questions techniques se posent (quel équipement, quelle intervention financière, etc.), mais aussi des questions de management. Comment investir dans l’humain, dans la confiance, dans la reconnaissance…
Que retenir de cette longue période de télétravail imposé?
Au niveau de la recherche, on n’avait jamais pu étudier auparavant les effets d’un télétravail permanent. Même s’il a eu lieu dans un contexte anxiogène, on peut d’abord observer que ça a fonctionné. C’est d’ailleurs l’argument des travailleurs face à des employeurs qui leur demandent de revenir au boulot comme avant. Les salariés ont tout de même éprouvé une forme de confort de travail. Au moins par rapport à l’économie du temps de transport, souvent vu comme inutile, coûteux, stressant. Ce temps a pu être alloué à du travail ou à la vie familiale. Cette question d’équilibre privé-professionnel est même parfois mise au second plan derrière les motivations de politique environnementale, de transition et de mobilité.
Avant, on régulait la distance. Maintenant, on va devoir réguler la présence. C’est un changement de paradigme.
La pandémie n’a-t-elle pas mis en évidence le rôle primordial des contacts humains, y compris professionnels?
Face au travail à distance, l’entreprise en tant que communauté humaine de travail a vraiment été mise à mal. Nos recherches nous montrent que les liens aux autres, à l’entreprise, se sont fortement distendus. On a donc redécouvert le people management, le management de proximité, le management humain. Qui ne se base pas sur la surveillance, ni même sur les objectifs à atteindre, mais qui donne de la reconnaissance, qui visibilise le travail – et pas seulement les résultats.
Le management par objectif, souvent associé au télétravail, a-t-il vécu?
Il a montré ses limites. Si on ne fait qu’objectiver, mesurer, c’est réducteur. La relation de travail nécessite de mettre en valeur la reconnaissance de ce travail. Sinon, on risque d’entrer dans un rapport plus instrumental, plus transactionnel. Qu’est-ce que je dois faire et pour quand je le délivre? Paradoxalement, durant la pandémie, certains managers se sont rendu compte qu’ils n’avaient jamais été aussi proches de leurs équipes, même à distance. Ils ont investi près de 20% de temps en plus dans les contacts. Le management est vraiment une fonction à redéfinir. Ou à juste définir, car dans certaines sociétés, il n’est pas reconnu comme un métier. Or, gérer une équipe nécessite réellement des compétences particulières. Cette crise l’a d’autant plus souligné.
Les salariés ont pu expérimenter une meilleure conciliation entre vies professionnelle et privée. Un problème pour l’entreprise?
Les employeurs redoutent que l’égalité vie professionnelle-vie privée bascule. Ils sont parfois effrayés de constater que les problèmes personnels arrivent désormais en premier lieu. Par exemple, au moment de fixer une réunion, ils s’entendent parfois dire que l’horaire ne convient pas parce que ça correspond à l’heure de sortie d’école, à celle du sport… Il faut donc définir des balises claires: autant de jours de distanciel, à quelles conditions, pour qui, pour quoi faire, etc.
Pour quoi faire, justement? Les employés peuvent avoir le sentiment que le présentiel n’offre que peu de plus-value.
La valeur de la présence est bien perçue, liée aux espaces d’interaction. Mais l’intérêt d’être présent ne l’est parfois plus. Avant, on régulait la distance. Maintenant, on va devoir réguler la présence. Les managers vont devoir se demander quelles sont les activités qui nécessitent de se rendre au bureau, et non plus quelles sont les tâches qui peuvent être effectuées à domicile. C’est un changement de paradigme.
A trop forte dose, le télétravail perd-il ses effets bénéfiques?
Les avantages du télétravail sont identifiés depuis trente ans. L’un des principaux était que cette journée chez soi serait en quelque sorte préservée, on faisait le choix de l’isolement. Mais si, demain, la proportion travail à domicile double, ou triple, ces journées ne seront plus préservées, mais seront la duplication de jours de travail ordinaires. Et les effets bénéfiques deviendront sans doute moins évidents. Certains managers se mettent donc à réfléchir à des moyens de garder ce temps de travail préservé d’une autre manière. Par exemple en prévoyant un ou deux vendredis par mois où, même en distanciel, on n’organise pas de réunion.
Le télétravail généralisé a-t-il fait ressurgir des inégalités?
Le télétravail n’est pas une obligation: aucun employeur ne peut y contraindre. Ce n’est pas non plus un droit. C’est un choix. Et, lorsqu’il est posé, on estime que c’est en connaissance de cause. Mais c’est pour ça que la régulation est importante: pour affirmer une forme d’équité.
Quelles doivent être ces balises? Quel est le bon mix?
Les entreprises prennent souvent la question par ce bout-là, comme si le télétravail était une fin en soi. Alors que c’est une finalité, qui peut poursuivre différents objectifs: le développement de l’auto- nomie – c’était la vision des années 1990 et 2000 – , un levier pour améliorer une politique de bien-être, un moyen de diminuer les coûts… Aujourd’hui viennent s’y greffer des éléments de mobilité, de transition environnementale. Il est important de rappeler que le télétravail est un outil, qui peut aider dans le cadre d’une politique d’entreprise. Mais, concernant le bon mix, ce que la recherche et la pratique nous montrent, c’est qu’au-delà de deux jours ou de 50% du temps de travail, on remarque que les effets d’isolement prennent le pas sur les avantages.
Quel conseil donneriez-vous aux entreprises?
Il faut organiser des discussions sur le retour en présentiel. Qu’avons-nous appris de cette année et demie? Qu’est-ce qui nous a manqué? Comment allons-nous nous organiser et pourquoi avons-nous besoin de nous voir? Les managers vont devoir prévoir des temps de sociabilisation, qui passeront peut-être aussi par une refonte des espaces de travail: moins de bureaux individuels là où il en existe encore, plus d’espaces d’interaction.
Sophie Thunus (UCLouvain): « Les inégalités rejaillissent dans la sphère professionnelle »
Le télétravail généralisé a fait rejaillir certaines inégalités sociales et économiques sur le lieu de travail, et jusque- là une protection symbolique, selon Sophie Thunus, professeure de management de services de soins de santé à la faculté de santé publique de l’UCLouvain. Un aspect à prendre en compte pour organiser le retour en présentiel.
Certains employés n’ont quasiment plus mis les pieds au bureau depuis un an et demi. D’un point de vue scientifique, cela a dû être une période intéressante à étudier, non?
C’est effectivement une transition très intéressante à interroger. Avec mon collègue, nous avons lancé une grande étude en ligne en mars-avril 2020 au sein du personnel des universités belges, un milieu professionnel qui a dû, lui aussi, basculer en distanciel du jour au lendemain. Il s’agissait surtout d’analyser les choses sous le prisme des réunions, mais cela touche forcément plus largement au télétravail.
Que disent les résultats?
Que le télétravail permet plus facilement d’honorer des réunions par ailleurs de plus en plus nombreuses, liées au mode de fonctionnement intersectoriel. Nos résultats, comme la littérature, montrent que le télétravail est perçu comme une option intéressante pour limiter les déplacements, donc la pollution. Et par conséquent aussi pour diminuer le stress, se dégager plus de temps. Ensuite, il donne une impression d’efficacité accrue, car plus focalisée sur l’ordre du jour. Voilà pour les avantages.
Et les inconvénients?
Le télétravail peut souligner les vulnérabilités. Par exemple socio-économiques: tout le monde ne dispose pas d’une pièce séparée, d’une bonne connexion, d’un ordinateur de qualité, etc. Ou d’un réseau social pour se décharger de certaines tâches. C’est là qu’intervient la notion de genre: le travail domestique n’est vraisemblablement pas encore tout à fait partagé. Avant, se rendre au bureau était une protection symbolique. On ne devait pas s’y inquiéter de devoir faire tourner une machine… Désormais, ces inégalités sociales et économiques rejaillissent dans la sphère professionnelle.
A l’heure du retour en présentiel, les entreprises doivent tenir compte de ces inégalités?
Il faut effectivement en tenir compte au moment de généraliser ou non le télétravail. Il ne faudrait pas imposer une série de solutions à tous alors qu’elles ne conviendraient pas à certains. On doit profiter du fait que cette thématique est devenue un sujet de réflexion collective. Ma recommandation serait de lancer une discussion collective sur les risques et les opportunités appris durant cette expérience, puis d’avoir une approche individuelle, une discussion avec chaque travailleur.
L’enjeu, désormais, est de trouver un bon mix entre présentiel et distanciel?
Je ne veux pas me prononcer sur un nombre précis de jours, car simplement je n’en sais rien, mais il est clair qu’une alternance est à favoriser. Pour avoir le meilleur des deux mondes, pas le pire! L’éloignement nous a justement montré à quel point il ne faut pas négliger les aspects émotionnels, subjectifs, ces interactions qui favorisent la créativité.
Motiver les personnes à revenir au bureau, ça signifie redonner de la plus-value à ce qui est fait au bureau?
Tirer profit collectivement de l’épreuve traversée implique de questionner des modes de fonctionnement qui semblaient auparavant évidents. Comme ces réunions dans lesquelles on passe tant d’heures. Il s’agira peut-être désormais de faire la distinction entre celles qui nécessitent de prendre des décisions rapides, fonctionnelles, de routine, qui peuvent se tenir par vidéo- conférence, et celles qui exigent de la créativité et qui sont préférables en présentiel.
Ce qui nécessite de nouvelles compétences managériales?
Je dirais plutôt une occasion de rappeler que le management a une composante réflexive importante qui est peut-être trop souvent mise de côté au profit des aspects stratégiques et objectifs du travail.
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