Comment les mosquées restructurent les quartiers (étude)
Une étude met en évidence le rôle des lieux de culte musulmans dans la restructuration des quartiers où ils sont implantés et dans l’organisation de l’espace public.
Partout en Europe, les mosquées font aujourd’hui partie du paysage urbain. Logique: il y aurait près de vingt-six millions de musulmans dans les pays de l’Union européenne et au Royaume-Uni, soit à peu près 5% de l’ensemble de la population (7,6% pour la Belgique). Une proportion qui pourrait doubler (entre 7,4% et 14%) d’ici à 2050, selon les projections du Pew Research Center, un organisme américain indépendant qui fournit des statistiques démographiques. Si ces projections se confirment, il est probable que le nombre de lieux de culte dédiés à l’islam dans les villes européennes soit lui aussi plus élevé à l’avenir.
On a constaté que les commerces ethniques avaient remplacé des boutiques qui existaient auparavant dans les quartiers proches des mosquées.
Or, l’implantation d’une mosquée, comme tout autre lieu de rassemblement, peut avoir un impact sur la vie de quartier, la mobilité et le commerce local, voire sur la dynamique d’une ville. C’est cet ancrage actuel dans le tissu urbain qu’ont examiné trois chercheurs urbanistes, Mohamed El Boujjoufi et Jacques Teller, de l’ULiège, et Ahmed Mustafa, de la New School of New York.
« C’est la première fois qu’une étude croise la présence de commerces ethniques et de musulmans avec la présence de mosquées, mais uniquement à travers l’aspect socio-urbain, amorce Mohamed El Boujjoufi, chercheur en sociologie urbaine. Aujourd’hui, quand on se balade dans une rue où il y a des commerces ethniques, on ne peut pas deviner s’il y a une mosquée dans les environs ou pas. L’idée est partie de ce questionnement: les mosquées se sont-elles implantées dans les quartiers où le commerce était déjà présent ou est-ce la présence de la mosquée qui a généré l’activité commerciale? Au cours de cette étude, nous avons constaté que les commerces ethniques avaient remplacé des boutiques qui existaient auparavant dans le quartier, ou qu’ils s’étaient installés au rez-de-chaussée d’habitations proches des mosquées. »
Pour démontrer le rôle des lieux de culte musulmans dans la dynamique commerciale urbaine, les auteurs ont focalisé leur analyse sur la ville de Liège, qui compte treize mosquées, mais leurs conclusions sont valables pour les autres villes belges et européennes qui partagent la même histoire migratoire, soulignent-ils.
Les débats liés à l’obtention d’un permis d’urbanisme pourraient accentuer le repli de la communauté musulmane sur elle-même.
Davantage vers l’extérieur
Ce qu’ils ont surtout voulu objectiver, c’est la manière dont la présence d’une mosquée dans un quartier peut influencer son développement, voire restructurer l’environnement. Ils ont découvert qu’autour de chaque mosquée s’était créé un véritable écosystème comprenant non seulement des commerces ethniques mais aussi beaucoup d’Horeca et tout ce qui tourne autour des soins corporels (coiffure, esthétique). Ce dernier point pouvant être ramené à la configuration des villes musulmanes et à l’importance, dans l’islam, des soins du corps dans les rituels de prière.
Ils ont aussi noté d’importantes évolutions, notamment en ce qui concerne le rôle de la mosquée. « Les premières mosquées belges étaient souvent accompagnées d’écoles coraniques ou de langue arabe ainsi que de boucheries ou d’épiceries. Mais ces services-là étaient proposés à l’intérieur même de l’enceinte, retrace Mohamed El Boujjoufi. Alors qu’aujourd’hui, on distingue d’un côté les activités socioculturelles et, de l’autre, les activités économiques. Au fil du temps, la mosquée est devenue un élément structurant de l’environnement immédiat. Elle organise le tissu urbain et transforme le quartier en un lieu de rencontres. A cet égard, elle joue un rôle important dans l’organisation de la vie sociale et politique musulmane. »
Cette récente ouverture des mosquées sur la ville n’est toutefois pas systématique. L’étude menée à Liège a permis de dégager différents cas de figure. Concrètement, dans les villes belges, on trouve quatre types de mosquées plus ou moins inclusives: celles qui se limitent à une salle de prière, celles qui organisent aussi des activités mais uniquement accessibles aux fidèles de la mosquée, celles qui ouvrent leurs portes et leurs activités à l’ensemble de la communauté musulmane et celles, enfin, où les activités sont plus variées (conférences, débats, repas, fêtes de quartier, etc.) et ouvertes à l’ensemble des habitants. « Le fait qu’une mosquée s’ouvre aux non-musulmans permet à la fois de donner une meilleure visibilité sur ses activités et de rendre la population plus ouverte aux autres communautés », analyse l’urbaniste.
Aujourd’hui, la création et le développement des lieux de culte définissent de nouvelles centralités dans la ville.
Que préfigurent les observations faites par les trois chercheurs? Si on part de l’hypothèse que les musulmans seront de plus en plus nombreux dans les villes européennes, on peut présumer que le nombre de mosquées augmentera lui aussi dans les prochaines années. Ces écosystèmes, qui viennent se greffer autour des lieux de culte, ne risquent-ils pas de favoriser un certain repli communautaire?
« Il est certain que l’islam prend une place plus importante dans l’espace public européen et que la communauté musulmane a contribué à l’émergence d’une géographie urbaine spécifique qui a remis en question la représentation sociale de la sphère publique et privée. Aujourd’hui, la création et le développement des lieux de culte définissent de nouvelles centralités dans la ville contemporaine par rapport aux centralités existantes, et ce, à différentes échelles spatiales. Notre analyse montre une influence importante de la mosquée sur le choix de l’emplacement des commerces ethniques. La distance par rapport au centre-ville et aux centres commerciaux ont une relation statistiquement significative avec l’emplacement des magasins ethniques, mais l’importance est bien moindre que celle de la présence du lieu de culte. Cela doit nous pousser à revoir le critère de localisation des nouvelles mosquées, car il ne s’agit pas seulement de construire ou de convertir un bâtiment existant, mais d’inscrire la mosquée de façon harmonieuse dans son contexte et de forger un lien qualitatif avec les espaces extérieurs. »
Les facilités avant tout
Autre réalité à prendre en compte: la proximité d’une mosquée n’est plus vraiment un critère de choix de résidence pour les musulmans. D’autant que les lieux de prière sont rarement situés dans le centre-ville mais plutôt en périphérie ou dans des quartiers moins attrayants. « Les lieux de vie des musulmans dans la ville sont plus dispersés qu’avant. Aujourd’hui, les choix de résidence sont davantage guidés par la proximité des écoles, des transports ou des espaces verts. On observe déjà bien cette tendance à Bruxelles ou Anvers, où la nouvelle génération part s’installer dans d’autres quartiers tandis que les plus âgés, dont les primo-arrivants, auront tendance à rester dans les environs des mosquées. » L’apparition de nouvelles mosquées et leur localisation dépendront aussi de l’évolution des normes urbanistiques. « Les villes restent très sélectives et très attentives lors de l’examen des dossiers. » Ce qui est pour elles un moyen de lutter contre les mosquées invisibles et de mieux contrôler les activités des lieux de culte. « Cependant, le manque de flexibilité dans les règlements et les débats liés à l’obtention d’un permis d’urbanisme pourraient justement accentuer le repli de la communauté musulmane sur elle-même et la conduire à pratiquer la religion discrètement. »
L’Exécutif des musulmans dans le viseur
Combien la Belgique compte-t-elle de mosquées? Difficile à dire. On en identifie environ trois cents mais peu d’entre elles sont reconnues officiellement: vingt-six en Région bruxelloise, une quarantaine en Wallonie et autant en Flandre – où le gouvernement prévoit de durcir les critères donnant accès à la reconnaissance et donc à un financement public. A côté de ces lieux de culte reconnus, on trouve encore aujourd’hui de nombreuses salles de prières, souvent désignées sous le nom de « mosquées clandestines », gérées sous le statut d’asbl. Une fois la reconnaissance acquise, une mosquée reçoit des subventions au même titre que les autres lieux de culte et ses imams sont rétribués. En échange, ses gestionnaires sont contraints de rendre publics les comptes annuels et de se soumettre à la tutelle de l’autorité administrative.
Récemment, de vives tensions sont apparues entre l’Exécutif des musulmans de Belgique (EMB), organe représentant les mosquées reconnues, et le gouvernement fédéral. En cause, les influences étrangères, principalement de la Turquie et du Maroc, qui pèsent sur la gestion du culte musulman. Mais aussi la diffusion d’idées fondamentalistes dans une mosquée d’Heusden-Zolder, dans le Limbourg, dirigée par le président de l’Exécutif des musulmans de Belgique. Une dérive que la Sûreté de l’Etat pointe dans un récent rapport. En attendant que la lumière soit faite sur cette affaire, la subvention allouée à la formation des imams a été suspendue par le ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne (Open VLD), compétent en matière de rémunération des ministres des cultes. Il a, en outre, demandé à la Sûreté de l’Etat de mener une enquête approfondie sur l’EMB.
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