« Comment la Belgique peut avoir 1,6 million de pauvres? »
« Les élections fédérales ressemblent à un cirque, n’est-ce pas ? Luc Bertrand, éminence grise de la finance belge n’aime pas beaucoup notre démocratie. Entretien sur la N-VA et le PS, le Vlaams Belang et le PTB, Didier Reynders et Donald Trump.
« Je ne suis pas un extrémiste », dit Luc Bertrand. « Je veux m’exprimer d’une manière très nuancée, mais je fais une analyse de l’actualité politique complètement différente de celle que l’on trouve habituellement dans les médias ». « Toute l’année, tout le monde dans notre pays, Flamands, Wallons et Bruxellois, travaillent bien ensemble, du secteur culturel aux universités en passant par le monde des affaires. Mais une fois tous les cinq ans, il faut apparemment que quelques personnes se volent dans les plumes. On nous monte les uns contre les autres, en bonimentant pour un agenda politique. Cela rapporte des votes, mais c’est tout. »
Président de la société d’investissement anversoise Ackermans & van Haaren, Luc Bertrand est l’un des administrateurs les plus puissants du pays. Son holding est actionnaire d’un grand nombre de sociétés telles que le groupe de dragage DEME, le groupe de construction CFE et les banques d’investissement Delen Private Bank et Bank J. Van Breda. Il est propriétaire d’une série de maisons de repos et d’assistance et de Tour & Taxis, le site du canal de Bruxelles en cours de transformation en lieu de manifestations culturelles, de centre d’affaires, de parc et de quartier résidentiel. « C’est fascinant », dit Bertrand en un clin d’oeil. « Ça me prend 150% de mon temps. »
L’histoire d’Ackermans & van Haaren remonte à 1876, mais ce n’est qu’en 1990, lorsque Bertrand prend la barre, que le groupe prend véritablement son envol. Ses chiffres sont impressionnants : le groupe a connu une croissance moyenne de près de 15 % par an et, en à peine un quart de siècle, sa valeur boursière s’est multipliée par cent. Aujourd’hui, le groupe compte plus de 22.000 collaborateurs, dont 7.000 en Belgique. Bertrand répond toujours de la même façon : « Nous devons rester modestes, très modestes « .
Ces dix dernières années, Bertrand est devenu la voix du monde financier dans notre pays, un peu à contrecoeur. Pourtant, il ne donne pas souvent d’interviews, et il apparaît encore moins dans les débats télévisés. Mais les rares fois où il s’exprime, on l’écoute attentivement. Son opinion sur la politique est aussi réfléchie que tranchante. « Savez-vous ce qu’est aujourd’hui la politique? Monsieur A dit quelque chose et Monsieur B dit le contraire. C’est le niveau du débat politique dans notre pays aujourd’hui. »
Vous dites ça aux politiciens ?
Luc Bertrand : Ils savent ce que je pense. (ricanement)
Vous ne mâchez pas vos mots ?
Non, mais je suis aimable. Il ne faut jamais insulter les gens.
Qu’avez-vous pensé en apprenant les résultats des élections du 26 mai ?
Je ne vous le dirai pas, car ça choquerait beaucoup de gens. Mais ces élections fédérales ressemblent un peu à un cirque, non ?
À un cirque ?
Oui. J’ai assisté au débat électoral entre Bart De Wever, président de la N-VA, et Jean-Marc Nollet, président d’Ecolo, que De Tijd et L’Écho ont organisé à Tour et Taxis à l’approche des élections. Un millier de personne les ont écoutés pendant une heure et demie. Mais un quart de ces personnes – les Bruxellois – ne peuvent voter ni pour De Wever ni pour Nollet. Et deux tiers des personnes présentes, les Wallons et les Flamands, ne peuvent en élire qu’un seul. Vous trouvez ça normal ? J’aimerais pouvoir choisir, pour le Parlement fédéral, parmi tous les politiciens qui se présentent pour avoir un siège au Parlement et former un gouvernement fédéral. Cependant, l’organisation actuelle des élections fédérales fait en sorte que les Flamands, les Bruxellois et les Wallons ne pensent qu’à eux-mêmes.
À cela s’ajoute que le soir des élections, six messieurs dames se réunissent pour décider ce qu’ils vont faire de mon vote.
Les présidents de parti ?
(hoche la tête) Ce n’est pas… (réfléchit) Comment dire…. le but d’une démocratie ? Quelque chose cloche fondamentalement dans la manière dont les élections et la démocratie sont organisées dans notre pays.
Une circonscription fédérale ferait-elle vraiment une différence ? Beaucoup de Flamands voteraient-ils pour un candidat wallon et vice versa?
À un moment donné, Charles Michel (MR) a été l’homme politique le plus populaire de Flandre. Et Jan Jambon (N-VA), en Wallonie, on l’adore. Vous seriez surpris des résultats.
Notre démocratie est-elle en crise ?
Notre démocratie est certainement en crise. Les Français ne sont pas parfaits – je ne veux pas que vous pensiez que je pense ça – mais leur système de majorité absolue est beaucoup plus démocratique que le nôtre. De plus, chaque Français peut voter pour les mêmes politiciens, et les Français élisent eux-mêmes leur président.
Souhaitez-vous introduire un tel système en Belgique?
Oui, cela rendrait le choix du citoyen plus clair et donnerait à l’électeur ce qu’il ou elle choisit. En Belgique, il faut toujours parvenir à un compromis. Cela nous a sauvés de très mauvaises décisions, mais cela nous a aussi empêchés de prendre de très bonnes décisions. Je pense qu’il serait préférable que celui qui obtient le plus de voix puisse mettre son programme en oeuvre. Et si ce sont les socialistes, ce sont les socialistes. Nous verrions ce que pense l’électeur. (rires) Mais ce n’est pas comme ça que ça marche en Belgique. Par exemple, j’ai lu dans Knack que nous avons un gouvernement de centre-droit depuis cinq ans. Vraiment ? Chaque fois que le gouvernement est allé à droite, par exemple lorsqu’il voulait un budget équilibré, il a été saboté d’une manière ou d’une autre par un parti de coalition. C’est inacceptable, non? Ce n’est pas ainsi qu’on ira quelque part. En fin de compte, rien ne se passe. C’est le problème de notre pays.
Avez-vous été surpris par le succès électoral du Vlaams Belang et de la PTB/PVDA ?
En Belgique, nous voyons la même chose que partout en Europe : la montée de partis populistes politiquement inexpérimentés, mais qui proposent de nouvelles recettes dont ils prétendent qu’elles résoudront tout. Regardez ce qui se passe au Royaume-Uni : tout ce Brexit est un cauchemar. Ou prenez la France, l’Italie ou les Pays-Bas. L’Allemagne et l’Espagne sont également en difficulté. Le succès des partis populistes en Belgique, de l’extrême droite au nord et de l’extrême gauche au sud, n’est donc pas une exception. Ce n’est pas leur succès qui m’a surpris, mais la grande insatisfaction de la population et la grande perte des partis traditionnels. Je pense que les nouveaux médias comme Facebook y sont pour quelque chose: les partis populistes atteignent les plus faibles beaucoup mieux qu’avant.
N’y a-t-il pas autre chose en jeu? Prenons la protestation des gilets jaunes, qui manifestaient contre l’augmentation du coût de la vie.
Nous ne réalisons pas à quel point nous sommes bien dans ce pays. Nous n’y pensons plus, mais les gens travaillent dur, on crée beaucoup de richesses et l’État redistribue beaucoup. Cela pourrait peut-être être plus efficace, d’accord, mais il y a beaucoup de redistribution. Selon l’extrême gauche, pas assez, et selon l’extrême droite, pas aux bonnes personnes. Je ne vois pas de bonne analyse. Quand j’entends dire que la riche Belgique compte 1,6 million de pauvres, sachant ce que nous payons tous en impôts, je m’interroge. Comment pouvons-nous avoir 1,6 million de pauvres ?
Répondez vous-même à cette question.
Tout d’abord, je me demande comment on mesure la pauvreté. Pour être pauvre, il faut avoir moins de 60% du revenu médian, et dans notre pays cela concerne manifestement 1,6 million de personnes. Eh bien, si vous me dites ça tous les jours à la radio et à la télévision, je vais le croire. Nous croyons tout ce que dit le journal, vous le savez. Surtout quand c’est écrit dans Knack. (rires)
Vous n’êtes pas sûr qu’il y ait vraiment 1,6 million de personnes qui vivent dans la pauvreté dans notre pays ?
Il y a certainement de la pauvreté dans notre pays, mais 1,6 million de personnes? Alors qu’on crée tant de prospérité qui est si bien redistribuée? Cela me choque. Il est logique que cela rende les gens insatisfaits, alors qu’ils paient tant d’impôts. Et pourtant, dans de nombreux domaines, la Belgique est un pays où il fait bon vivre. Les gens aiment venir vivre ici. Mais il y a toujours une raison d’être insatisfait.
Outre les gilets jaunes, il y a aussi les gilets verts, les jeunes du climat…
(interrompt) Ils ont raison! Plus que raison! Nous respirons beaucoup de saletés à cause des émissions des moteurs diesel et de notre industrie. Donc, ces jeunes ont évidemment raison dans ce qu’ils disent, mais ils ont tort dans la façon dont ils veulent résoudre le problème. Ils veulent que tout le monde renonce à sa voiture et que les entreprises ferment leurs portes. Ce n’est pas une solution, c’est reculer dans le temps.
Je pense que la solution viendra de la science. Il semble que nous travaillions déjà aujourd’hui à une solution pour éliminer le CO2 de l’air et le convertir en énergie, par exemple. Cela résoudra peut-être le problème du CO2 ? J’entends souvent dire que nos enfants ne vivront pas aussi bien que nous aujourd’hui. C’est totalement absurde. Je suis convaincu que l’évolution technologique fera en sorte que nos enfants et petits-enfants vivront bien mieux que nous.
Ne devrions-nous pas changer notre comportement pour stopper le réchauffement climatique?
Bien sûr, mais quelle est l’alternative à la voiture si, par exemple, je dois voyager d’Anvers à Bruxelles et qu’il n’y a pas de transports publics sur lesquels je peux compter pour me rendre à destination dans un délai raisonnable ? Chaque jour, 400.000 personnes doivent être à Bruxelles pour travailler. Elles n’ont pas d’autre choix que d’être coincées dans la circulation pendant une heure et demie le matin et une heure et demie le soir. Et puis il y a des politiciens à Bruxelles qui rendent la vie encore plus difficile à ces gens et qui veulent bannir les voitures du centre. Ils habitent au centre de Bruxelles, à dix minutes en vélo du travail. C’est fantastique pour eux. Mais ils rendent la vie encore plus difficile à 400 000 personnes, qui sont déjà bloquées dans les embouteillages pendant trois heures par jour parce qu’il n’y a pas d’autre solution, malgré le fait qu’elles cèdent 50 % de leur salaire aux impôts. Et tous ces navetteurs ne peuvent pas voter pour les politiciens bruxellois – vous voyez comme notre système électoral est mauvais ? Et puis les partis traditionnels se demandent pourquoi ces gens ne votent plus pour eux. Enfin! Le citoyen se rend doucement compte qu’il ne signifie plus rien et se rebelle. Les partis extrémistes en profitent. Vous voulez que je vous dise quelque chose?
Nous sommes curieux.
Lorsqu’avec Ackermans & van Haaren, nous avons repris la Société Nationale d’Investissement (SNI), nous avons trouvé les plans du métro et du Réseau Express Régional (RER), le réseau suburbain dans et autour de Bruxelles. Ceux-ci dataient de 1994. Certaines gares ont été construites, une partie des lignes ont été aménagées, mais rien ne fonctionne. Vous trouvez ça normal ? Moi pas, en tout cas. Alors qu’on paie tant d’impôts. (rires) Je ne sais pas si je travaille pour Ackermans & van Haaren ou pour l’État belge. Parce que je verse plus à l’État que ce que je garde d’Ackermans & van Haaren.
Vous êtes un fonctionnaire, monsieur Bertrand.
(rires) Ils me poussent dans ce sens. J’insiste sur le fait qu’une redistribution importante ne me pose aucun problème. Il est bon que les épaules les plus fortes portent les charges les plus lourdes. Mais il y a des limites. Ainsi qu’à la tolérance à l’égard des insultes que les politiciens se lancent les uns aux autres.
La formation du gouvernement est extrêmement difficile…
Ce n’est guère surprenant, non? Comment pouvez-vous réunir trois résultats différents provenant de trois régions différentes? C’est là le gros problème, non pas que nous vivions, soi-disant, dans deux démocraties. Je ne pense pas que les Wallons, les Bruxellois et les Flamands soient très différents. Je ne vois pas cela dans nos entreprises. Les Flamands sont peut-être un peu mieux organisés. (rires)
Alors pourquoi la situation économique en Wallonie est tellement plus mauvaise qu’en Flandre depuis si longtemps ? Le chômage y est plus élevé, le taux d’emploi y est plus faible et l’écart continue de se creuser.
C’est également lié à notre système électoral et au manque de clarté des politiques qui en découle. (vivement) Tout le monde l’a oublié, mais en 2007, le MR de Didier Reynders était plus grand que le PS d’Elio Di Rupo. (Le MR a atteint 31,2%, le PS 29,5%, NDLR) Mais Reynders n’était pas autorisé à faire quoi que ce soit. Rien. Il a été exclu. Nous avons une politique différente de celle pour laquelle nous votons. Il ne devrait pas en être ainsi.
Le 26 mai, c’était le Vlaams Belang le grand gagnant…
(interrompt) C’est vous qui le dites. Mais ce parti n’a atteint que 18% en Flandre. Et la Flandre représente 55% du marché électoral total en Belgique. Ainsi, le Vlaams Belang a obtenu 18 des 55%. Avec sa » grande victoire « , ce parti obtient environ 10 % des voix dans tout le pays. Ce n’est rien, non?
Cela vous poserait un problème si le Vlaams Belang ou la PTB/PVDA devaient gouverner?
(Réfléchit) Je ne sais pas, c’est un vrai dilemme. Je sais qu’un parti est soit illégal – et vous ne pouvez pas voter pour lui – ou pas illégal – et vous pouvez donc voter pour lui. Et si vous pouvez voter pour un parti, peut-il être exclu du gouvernement à l’avance ? Je l’ignore.
Autrefois, le Vlaams Belang utilisait un certain langage, aujourd’hui ils disent qu’ils ne le font plus. Je ne sais pas si c’est vrai. Quoi qu’il en soit, j’avertis souvent mes amis du sud du pays : si vous ne tenez pas compte de ce qui se passe en Flandre, si vous insultez constamment les Flamands et les reléguez au second plan, alors les deux partis nationalistes flamands obtiendront la majorité en Flandre. Et les conséquences sont imprévisibles.
Le PS et la N-VA doivent-ils se parler?
Ils n’ont pas le choix. Reste à voir si ces pourparlers aboutiront. (Silence) Vous savez, je ne comprends pas vraiment pourquoi la N-VA est représentée de cette façon dans le sud du pays. Comme s’il s’agissait d’un parti aux sympathies nazies. C’est tout à fait faux. Et l’image du PS dans le nord du pays ne correspond pas non plus à la réalité. Cette polarisation a permis aux deux partis de gagner des voix, mais s’ils veulent que la société aille de l’avant, ils devront se rejoindre.
Combien de temps pouvons-nous nous permettre de ne pas avoir de véritable gouvernement ?
Un gouvernement en affaires courantes travaille avec un budget de douzièmes provisoires : chaque mois, il peut dépenser un douzième de ce qu’il a dépensé l’année précédente. Je ne sais pas quel impact cela aura sur l’économie. Ce que je sais, c’est que le manque d’investissements est l’une des principales raisons pour lesquelles la Belgique connaît aujourd’hui une croissance aussi limitée. Et il n’y aura pas d’investissement avec un gouvernement en affaires courantes. Je pense qu’il vaut mieux avoir un vrai gouvernement.
Et pendant ce temps, les ministres fuient le gouvernement : après Kris Peeters (CD&V) et Charles Michel, Didier Reynders (MR)…
… et tous vers l’Europe. Qu’y aurait-il de si attrayant là-bas ?
Ou qu’y a-t-il de si peu attirant ici ?
Peut-être. Je comprends le saut de Charles Michel, et je comprends aussi que quelqu’un comme Reynders, après une carrière de 40 ans en politique belge, dont 20 ans comme ministre, parte à l’Europe. J’espère toutefois qu’il pourra devenir un poids lourd au sein de la Commission européenne, comme l’a été Frans Timmermans lors de la précédente législature. Mais tous ces ministres qui quittent le gouvernement en un court laps de temps, c’est un peu beaucoup.
Reste à voir ce qu’ils y trouveront. L’Union européenne aussi traverse une crise.
L’UE, c’est la Belgique en grand. Tout comme la Belgique, elle doit devenir plus efficace. Et elle doit plus souvent parler d’une seule voix. Je suis absolument en faveur d’une plus grande intégration européenne. C’est précisément parce que je suis un europhile profondément convaincu que je suis si insatisfait de la manière dont les choses se passent dans l’UE. Après, je veux être prudent. Les choses vont dans le bon sens. Par exemple, le président français Emmanuel Macron prend des initiatives en matière de commerce, de politique étrangère et de défense. Il comprend que rien qu’avec la France, sans l’Europe, il n’ira pas très loin.
En tant qu’europhile, êtes-vous en faveur d’une armée européenne?
Oui, mais nous devons veiller à ce que « l’armée européenne » ne devienne pas un slogan populiste et que nous ne jetions pas le bébé avec l’eau du bain. Qui, par exemple, veut payer pour cela ? Et : nous avons l’OTAN. Elle fait du bon travail depuis 75 ans et est bien organisée. Ce que les Américains ont fait pour nous après la Seconde Guerre mondiale est fantastique. Le président Donald Trump a tout à fait raison lorsqu’il dit que nous devons payer notre part.
Comment jugez-vous le président Trump?
Il a été élu avec la promesse « ‘Make America great again ». Je ne suis pas d’accord avec ce qu’il dit et certainement pas avec la façon dont il le dit. Je ne suis pas sûr non plus qu’il comprenne les inconvénients macro- et micro-économiques de sa politique. Mais il poursuit une politique, il prend des décisions et défend les intérêts personnels des Américains. Je pense que les Américains comprendront et reconnaîtront cela. Un second mandat n’est certainement pas à exclure.
Trump soutient la vie d’entreprise américaine, en Europe je ne vois personne soutenir la vie d’entreprise européenne.
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