Colonisation belge au Congo : l’école est-elle amnésique ?
L’histoire de la colonisation belge au Congo demeurerait peu enseignée dans les écoles secondaires francophones. Et quand elle y est abordée, elle est jugée insuffisante.
L’équipe du Centre de recherches en histoire du droit et des institutions (Crhidi), rattaché à l’université Saint-Louis-Bruxelles et dirigé par la professeure Nathalie Tousignant, vient de rendre sa note à Marie-Martine Schyns. La ministre de l’Education (CDH) lui avait demandé, comme à d’autres académiques de différentes universités, un avis sur le programme d’études » Histoire 466/2015/240 « , à destination des élèves de la 3e à la 6e de l’enseignement qualifiant. Rédigé en 2014, le référentiel trace les objectifs du cours – soit » quoi enseigner ? » – et s’applique à tous les réseaux (communautaire, libre, communal, provincial…). C’est à partir de ce nouveau référentiel que la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) a écrit, pour ses propres athénées, un nouveau programme – » Comment enseigner ? » – , délivré depuis la rentrée 2017-2018.
Jusqu’à présent, la note n’a pas suscité de réaction de la part de la ministre. Mais les chercheurs n’en démordent pas : tant le référentiel que le programme » répercutent une vision vague, réductrice, voire erronée de la colonisation belge « . Explications.
Dans l’enseignement général, le référentiel, destiné aux élèves de 5e et de 6e secondaire (publié en 1999 et d’application), prévoit bien, parmi les compétences et les savoirs requis, la colonisation sous les titres » Le monde et l’impérialisme des pays industrialisés » et » La décolonisation et les relations Nord-Sud « . A partir de ces deux concepts, l’élève doit maîtriser » les principaux éléments constitutifs d’un processus de colonisation, d’un processus de décolonisation et d’une politique impérialiste « . C’est tout. La colonisation belge n’est pas étudiée en soi. Elle n’occupe pas un chapitre clairement identifié et n’occupe pas plus de place que l’Inde britannique ou l’Algérie française. Dans le document, » il n’existe ainsi aucune obligation de l’enseigner et il peut dès lors arriver que le sujet soit totalement absent du cursus d’histoire de certains élèves « , déclare Romain Landmeters, doctorant en histoire contemporaine au Crhidi.
Ce référentiel serait en cours de réécriture.
Il en est de même, a fortiori, dans les nombreux programmes – selon les chercheurs, on en compterait treize au sein des différents réseaux et pouvoirs organisateurs -, dans lesquels ni l’Afrique ni l’une de ses régions ni même le Congo ne sont mentionnés dans les contenus obligatoires : tout au plus, l’épisode colonial belge est-il mentionné à titre d’exemple. » Tout ça contribue à faire sortir la colonisation du champ de l’histoire de Belgique et en fait un chapitre de l’histoire internationale ; une histoire qui somme toute n’est pas commune « , soutient l’historien.
Inadéquation historique
Le référentiel qui encadre les cursus technique et professionnel arrivait donc comme une avancée, une volonté de prendre le sujet à bras-le-corps. Ainsi, sur le papier, tout est clair : le texte indique explicitement que la colonisation du Congo et son indépendance doivent être enseignées en 4e année. Mais la toile de fond se révélerait trop réductrice, puisqu’elle prend pour appui » les disparités Nord-Sud « , thème permettant, selon ses rédacteurs, » d’éclairer les enjeux majeurs de la société actuelle « . Les débats les plus vifs portent sur les concepts de » migration » et de » développement « , qu’impose le référentiel pour étudier le fait colonial. » D’un point de vue historique, aborder la colonisation sous le prisme de la migration n’est pas adéquat « , avance Anne Cornet, historienne et cheffe de travaux au Musée royal de l’Afrique centrale. Elle rappelle ainsi qu' » au Congo belge, la colonisation n’était pas une migration, c’était une colonie d’exploitation « . Rien à voir avec celle des Amériques, dite » de peuplement « , où des hommes émigrent. Il y eut fort peu d’émigration spontanée des Belges vers le Congo, à la différence des Anglais ou des Espagnols vers le Nouveau Monde.
La seconde notion de » développement » ne serait pas plus pertinente. Ainsi, on y lit que » la colonisation provoque la croissance économique « . » L’affirmation sous-entendrait que la colonisation a aussi été positive. Mettre en balance les points positifs – la fondation d’écoles et de dispensaires – et négatifs – les crimes coloniaux et le racisme institutionnalisé – de la colonisation belge, c’est un exercice complètement dépassé, explique Romain Landmeters. Il s’agit d’un raisonnement biaisé qui n’a pas de sens dans la démarche historique. Le but doit être de comprendre le système colonial dans sa globalité, d’autant que de nombreux spécialistes ont démontré que ces établissements contribuaient surtout à asseoir la domination belge. »
Des carences étonnantes
Voilà pour le référentiel (adopté par le parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles) que les réseaux ont traduit dans leurs programmes. L’école libre s’est limitée à recopier les prescrits du document, tout comme le Cpeons, réseau officiel des villes et des communes, laissant le soin aux enseignants de complexifier éventuellement le contenu.
En revanche, la FWB vient d’adopter un programme hyperprécis, désormais au menu des athénées à raison de treize périodes en 4e. Elaboré par des enseignants, des conseillers pédagogiques et un inspecteur d’histoire, il essuie tout autant de critiques. Aucun mot, par exemple, sur la résistance des colonisés à la conquête coloniale. » Les « populations indigènes » ne sont pas considérées comme des acteurs à part entière mais comme un groupe compact indifférencié composé de victimes inactives, autrement dit des « objets d’histoire » « , poursuit Romain Landmeters. La violence coloniale est évoquée mais, selon le chercheur, sur le ton de l’euphémisme. » Le mode passif est le plus souvent utilisé : ce qui empêche de saisir qui sont les acteurs et qui sont les victimes. »
Nulle part il n’est question des territoires du Rwanda et du Burundi, sous tutelle belge à partir de 1924. Dans le chapitre consacré à la décolonisation, le programme ne cite pas une seule fois Patrice Lumumba, premier Premier ministre et principale figure de l’indépendance du Congo, tout comme son assassinat, en 1961, dans lequel la responsabilité morale de la Belgique a été établie.
Le programme se focalise sur les temps forts de la colonisation. Entre l’épopée léopoldienne (1885-1908) et l’indépendance du Congo (1955-1965), il n’y a rien. Le temps long de la domination coloniale et ses conséquences sur les corps et les esprits tant congolais que belges en sont absents, malgré des années de recherche historique sur la question, et particulièrement depuis la décennie 2000. » Un fossé tend à se creuser entre les avancées et les perspectives des recherches internationales récentes sur la période coloniale et ses héritages et leur intégration dans les programmes et manuels scolaires « , pointe Amandine Lauro, chercheuse qualifiée au FNRS et enseignante à l’université Libre de Bruxelles. L’ULB a, d’ailleurs, également fourni un travail identique de recommandation et d’expertise, à la demande de la ministre. Or, les leçons d’histoire de la colonisation se révèlent, d’après la spécialiste, le champ d’étude idéal pour apprendre à l’élève à décentrer son regard et à déconstruire les généalogies des discriminations, des inégalités et des stéréotypes actuels.
Les manuels qui illustrent les programmes présentent les mêmes écueils. Amandine Lauro souligne la » cécité des manuels sur le point de vue des colonisés « , proposant une histoire largement eurocentrée. Ainsi, on y voit généralement témoigner des colons et des missionnaires.
Interpellée au parlement, Marie-Martine Schyns a souligné que le programme » avait bénéficié de l’expertise de deux historiennes de renom, les professeures Anne Morelli de l’ULB et Anne Cornet (Musée royal de l’Afrique centrale) « . Contactée, Anne Cornet répond qu’elle » n’a participé ni à l’élaboration ni à la validation du programme « . Par contre, elle a » effectivement fait un certain nombre de remarques et de suggestions, notamment sur le concept de migration « . Jointe également, Anne Morelli n’a pas relu les parties du programme consacrées à la colonisation belge. Pour autant, quoique non-spécialiste de la matière, il ne lui paraît pas que le programme incriminé » minimise les crimes du colonisateur belge. En effet, on peut y lire : « La recherche du profit et le sentiment de supériorité des Européens empreint de racisme provoquent l’exploitation des populations congolaises. Celles-ci sont victimes d’exactions : chicote, mains coupées… ». Excusez du peu ! »
Face aux critiques, la ministre a ainsi sollicité récemment les commentaires de chercheurs qui n’ont pas été associés au travail.
Pour autant, il semble difficile de savoir si oui ou non l’histoire de la colonisation belge est enseignée aux élèves. Les horaires prévus pour la discipline et l’importance du programme n’autorisent toutefois qu’une étude » à grands traits « . » Il est évident que le programme n’est pas le cours élaboré par les professeur(e)s. A titre indicatif, les savoirs du programme incriminé s’étalent sur deux petites pages A4, une séquence de onze heures de cours dépasse largement ce volume de savoirs « , précise Anne Morelli. Mais, par manque de temps, la seconde moitié du xxe siècle resterait peu abordée dans les classes. Combien d’élèves n’atteignent pas l’après-Seconde Guerre mondiale ?
Pour ceux qui poursuivent des études supérieures, l’histoire de la colonisation n’est pas non plus une matière obligatoire des cursus universitaires francophones belges. Amandine Lauro reconnaît que l’offre d’enseignement se révèle assez faible dans les universités. Si on s’en tient aux intitulés, seules l’ULB, surtout, et l’UCL proposent un cours d’histoire de l’Afrique, sous forme obligatoire ou optionnelle selon les cursus. Des cours relativement récents, puisque rouverts après 2000. Selon la chercheuse, » il convient toutefois de garder en tête que tant les futurs enseignants d’histoire que les futurs professeurs de haute école sont tous formés à l’université « . Les autres risquent bien de n’avoir jamais abordé le sujet.
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