Colonies belges : les enfants dont l’âme devait être « blanchie »
Dès 1958, près de 300 enfants métis nés au Congo et au Ruanda-Urundi sont envoyés en Belgique pour y être adoptés par des familles blanches. Il s’agit de les » sauver d’un destin de nègre « , souvent contre la volonté de leur mère. Quelques-uns sortent du silence, pour dénoncer ces » enlèvements « .
Charles François Gérardin assure qu’il n’en veut « à personne ». « Je suis dans la quête. On a voulu nous oublier. Ce que j’attends, c’est que notre histoire soit enfin reconnue. » Arrivé en Belgique quand il avait 14 ans, il fait partie des 283 enfants métis qui, entre 1958 et 1961, ont été évacués en métropole pour être placés dans des familles blanches chrétiennes ou des institutions. Ce sexagénaire est le fils d’un fonctionnaire blanc en poste au Congo belge et au Ruanda-Urundi. « Mon père était agent sanitaire et se déplaçait très souvent. » Célibataire, l’homme a reconnu Charles, officiellement. Et trois autres gosses.
De sa vie auprès de sa mère rwandaise, Charles n’a gardé aucun souvenir : « Elle a été convoquée par l’administration coloniale. Je ne sais pas ce qu’il s’est dit. Mais un matin, on est venu me chercher. » Il a 5 ans et est emmené à l’institut des enfants mulâtres, à Save, près de l’actuelle ville de Butare, au Rwanda, où Martha, sa soeur, 7 ans, est déjà placée : un pensionnat dirigé par des Soeurs Blanches d’Afrique et dont les finances fonctionnent en grande partie sur les subsides de l’Etat belge. Il y reste jusqu’à ses 12 ans, ne voyant sa mère que de rares fois, durant les vacances.
De Save, Charles évoque des journées rythmées par la messe matinale obligatoire et par les coups de martinet lorsqu’il souille ses draps. Les pensionnaires les plus âgées font tout : lessiver, puiser l’eau dans la vallée… « On ne devait pas leur donner l’illusion d’être princesse », se justifie, en 1987, soeur Lutgardis, la directrice de l’établissement, à Assumani Budagwa, chercheur, auteur d’un ouvrage de référence (1). « Je vois encore le geste méprisant du doigt de la soeur chassant ma mère venue me voir », raconte Evariste Nikolakis. Ceux-là se souviennent des raclées et des humiliations infligées par les religieuses pour des peccadilles. Pour « une belle tomate rouge, qui me faisait de l’oeil… Quand cette soeur m’a attrapé, d’abord j’ai ramassé une claque, puis elle m’a mis sur la tête un bandeau où il était écrit »voleur » ! Ça m’a marqué pour la vie, parce qu’avant, chez mes parents, se servir n’était pas voler. » A Save, la première violence faite aux enfants est de leur attribuer un autre prénom. Marie Neys, entrée à 5 ans, signale que « si le nom du père était connu, on le modifiait : Dolvan devenait Delva, Gheldoff devenait Guedof… » « A l’orphelinat, nous étions tous baptisés. En fait, on nous coupait de nos racines africaines », ajoute Charles Gérardin. Son histoire le ramène toujours à cette statistique : 10 000 enfants métis sont nés pendant la colonisation dans la région des Grands Lacs et presque tous ont été confiés à des institutions catholiques réservées aux « mulâtres ».
Des « ennemis intérieurs »
Depuis peu en Belgique, des chercheurs se sont emparés du sujet, mais leurs travaux demeurent limités par la difficulté d’accès aux ressources documentaires, éparses et protégées par la loi sur la vie privée. Sarah Heynssens, historienne à l’Université d’Anvers et auteure d’une étude sur le déplacement des enfants métis du Ruanda-Urundi vers la Belgique (2), est la première à avoir consulté à la fois les archives africaines du ministère belge des Affaires étrangères, les fonds des associations privées d’adoption et les récits des témoins.
Tout commence en 1908. Les colons blancs, belges, portugais et grecs, stationnés en général trois ans dans la colonie, ont des liaisons avec des jeunes Africaines. De ces unions naissent des bébés aux cheveux lisses ou aux yeux clairs. Peu de pères reconnaissent leurs nouveau-nés trop colorés et restent souvent inconnus. « Le Blanc qui vivait avec son enfant métis et sa compagne africaine devait se montrer discret car il transgressait la loi coloniale, une sorte d’apartheid non écrite mais impérative. S’il la bafouait, il était sanctionné, muté et même renvoyé », explique Sarah Heynssens.
C’est que, entre Blancs et Noirs, tout est strictement séparé : écoles, hôpitaux, cimetières, restaurants, cinémas, magasins, quartiers d’habitation… Ces enfants métis étaient dès lors considérés comme des « erreurs » ou des « accidents ». Ils étaient officiellement appelés, rappelle Lissia Jeurissen, historienne à l’ULg, « mulâtres » : mot dérivant de l’espagnol mulato, « un semblant de mulet », version humaine du « bâtard » du cheval (sous-entendu l’Européen blanc) et de l’ânesse (symboliquement l’esclave noire). Leur existence est envisagée comme un grave « problème » dans un système colonial basé sur les binômes colon-colonisé, Blanc-Noir et Européen-indigène. « Les mulâtres possèdent les vices des deux races », écrit un observateur, en 1930 (3). « Tantôt plutôt chétif, tuberculeux et de santé fragile, tantôt frappés de stérilité ou, au contraire, d’extrême fécondité, tantôt débile ou naturellement intelligent, le métis est également plutôt timide, mais facilement irritable lorsque la nature sauvage reprend le dessus », rapporte un autre en 1940 (4).
Dans la logique coloniale, cette descendance métisse représente surtout une menace. L’Etat belge craint de voir naître une véritable classe de révoltés, hostiles aux Blancs et qui mettent en danger le pouvoir colonial. « La population métisse devient un ennemi interne omniprésent, résume Sarah Heynssens. Plusieurs congrès sont organisés pour discuter de cette question. » Il fallait aussi soustraire ces mômes à la vue des Africains : eux aussi, surtout au Ruanda-Urundi, voyaient d’un mauvais oeil ces « petits bâtards ». « Dans la rue, sur le chemin de l’église, les enfants sont insultés, bombardés de pierres. On leur tire les cheveux », affirmait soeur Lutgardis dans Noirs, Blancs, Métis (5).
Entre inquiétude et mauvaise conscience, dès 1915, le gouvernement colonial belge règle la « question des mulâtres » en, écrit-il, « les soustrayant complètement à toute influence des Blancs et surtout au contact avec les Noirs, et ce durant toute leur jeunesse ». Cette tâche est confiée aux agents territoriaux, qui représentent l’autorité coloniale dans chaque territoire. Ils doivent sélectionner les enfants qui seront placés dans des institutions religieuses. L’Etat finance chaque gosse accueilli. Le manuel pratique à l’usage des fonctionnaires, que Sarah Heynssens a consulté, les enjoint de « décider la mère ou l’indigène qui exerce sur l’enfant la puissance paternelle, à envoyer le petit mulâtre dans une mission pour y recevoir une instruction et une éducation convenables ». D’autres mères, au contraire, acceptent de confier leur progéniture aux religieux. « C’est souvent chez eux que les enfants non-européens reçoivent la meilleure éducation, note l’historienne. Mais l’abandon légal étant un prérequis pour entrer dans une école comme Save, ces mères sont dans l’obligation de placer leurs enfants sous la garde de l’Etat. »
A Save, comme dans d’autres missions catholiques, il s’agit de leur « blanchir l’âme » pour pouvoir plus facilement les intégrer dans la société blanche. « On juge les métis comme une réserve de main-d’oeuvre inespérée destinée aux emplois subalternes », détaille Lissia Jeurissen. Ces petits pensionnaires sont séparés de leur fratrie et des autres pupilles. Ils ont leurs dortoirs, leur salle de prière, leurs salles de classe et des vêtements, chaussures et coiffures à l’occidentale. On leur réserve aussi un « traitement de faveur » : des heures supplémentaires en français et une nourriture plus riche et plus variée. Durant des années, ils vivent ainsi enfermés dans une espèce de no man’s land. Les contacts avec l’extérieur sont restreints, les visites limitées au strict minimum. Vers 15 ans, on propose aux jeunes filles le mariage. Les soeurs organisent des rencontres avec de jeunes métis ou des Blancs, jamais des Noirs. « Cette distance a fait naître chez nous l’idée que nos parents se désintéressaient de nous. Mais on nous a aussi convaincu d’un sentiment de supériorité et inculqué le dédain à l’égard de nos mères africaines », pointe Charles Gérardin. A 12 ans, le gamin, comme les autres garçons, est transféré dans une institution dirigée par des frères jésuites, à Byimana.
« Opération sauvetage »
A Save, soeur Lutgardis, elle, n’a qu’un objectif : secourir les métis, en les envoyant en Belgique métropolitaine. En 1959, elle a le sentiment que la situation, au Rwanda et au Congo, va évoluer très vite et que des menaces de mort pèsent sur ces enfants. Mais en fouillant dans les archives, Sarah Heynssens et Assumani Budgwa ont mis au jour que les métis n’ont jamais été inquiétés. « Même lorsqu’éclatent les premiers troubles en novembre 1959, et jusqu’en 1961, aucun convoi de métis n’a été attaqué », souligne Assumani Budgwa. « Soeur Lutgardis a utilisé le prétexte de la révolution pour accélérer l’évacuation de jeunes métis vers la Belgique. » Pour autant, aux yeux du chercheur, la religieuse n’était pas un monstre : « Elle était de bonne foi. Elle a été la première à considérer les métis comme des victimes, pas comme un danger. Pour elle, il s’agissait de leur offrir un avenir ailleurs et, selon ses mots, c’était une démarche inspirée de la Providence. »
Les religieuses de Save et un prêtre belge, le père Eugène Delooz, franciscain et directeur à la fédération chrétienne des classes moyennes (issue du Mouvement ouvrier chrétien), mènent campagne auprès des autorités et en Flandre pour trouver des familles d’accueil ou d’adoption. L’Etat colonial accepte de financer le transport des enfants vers la Belgique. Les premiers sont évacués le 4 novembre 1959, même si, dès 1958, quelques gosses sont déjà arrivés ici. A partir de cette date, des petits groupes quittent la colonie, à bord d’avions militaires ou de la Sobelair, parfois via des vols spéciaux. « Même les mères de bébés et de bambins métis, trop jeunes pour entrer à Save, sont contactées et convaincues d’envoyer leurs enfants en Belgique », précise Sarah Heynssens. On fait donc signer à ces femmes seules, pauvres et illettrées des procès-verbaux autorisant leurs enfants à partir en métropole, « pour faire de grandes études », et en leur promettant un retour au pays. Ce qui leur était offert, en réalité, c’était un aller simple.
Le 12 septembre 1959, la mère de Charles Gérardin appose ainsi son pouce encré sur la « déclaration d’accord » : « Je soussignée Mukarugwiza, Thérèse, fille de Bihizi et de Nyamvura, originaire de la colline Muyira, déclare par la présente désirer et accepter que mon fils mulâtre né le 2 juin 1945 à Popolo Aketi Congo belge, aille en Belgique pour y poursuivre ses études et y résider. » Le père est décédé en 1956. Charles, son frère et ses deux soeurs sont envoyés à Bruxelles. On leur dit qu’ils partent en vacances au bord d’un lac. Les enfants sont cédés à des familles, parfois dès leur arrivée à Zaventem. Les plus âgés et ceux dont personne ne veut sont élevés dans des foyers d’accueil, à Schoten (Anvers), Everbeek (Bruges)… Un petit nombre est adopté – la plupart n’étant pas légalement adoptable puisqu’ils ont des parents bien vivants. Les religieux usent de tous les moyens de pression et de persuasion. « Les soeurs menaçaient les mères de leur faire payer les frais d’internat si elles n’apposaient pas leur signature, épingle Sarah Heynssens. Impayable, évidemment. »
Volontairement séparé de sa fratrie, Charles est expédié dans un collège jésuite, Saint-François-Xavier, à Namur. Les contacts avec les autres évacués, même les frères et soeurs, sont très rares. Cette séparation est renforcée par le fait que les familles d’accueil obtiennent la garde légale de l’enfant qui leur est confié grâce au système de « conseil familial », constitué de six membres de la famille d’origine. Dans le cas de Save, il se compose d' »amis » et de personnes connaissant l’enfant : la famille d’accueil, du père Delooz, de soeur Lutgardis, des travailleurs sociaux… Tout est fait pour les couper de la famille maternelle : les courriers sont interceptés dans les deux sens, parfois on travestit les noms afin de brouiller les pistes…
Une éclaircie survient pourtant : le père Charles Dury se prend d’affection pour le jeune Charles Gérardin et lui trouve un couple de la noblesse, « au coeur en or et avec déjà quatre enfants », qui l’accueille pendant cinq ans et lui prodigue tendresse et éducation. « Il y a bien sûr d’autres enfants heureux, mais ils ne font pas oublier ceux qui ont eu moins de chance et n’ont pas surmonté le traumatisme. » Son frère a été placé dans une famille d’accueil en Flandre. Ses soeurs aussi. L’une d’elles a voulu entrer dans le noviciat. Refusée. Motif : « Née d’un péché. » « Chacun a tracé sa route sans se retourner. Nous avons eu des vies différentes, mais c’est ma famille. »
Aujourd’hui, Charles préside l’association Métis de Belgique/Metis van Belgie, qui réunit, depuis deux mois, une cinquantaine de membres. Elle soutient ceux qui veulent avoir accès à leurs archives personnelles. « Nous avons été oubliés, déracinés, kidnappés. La douleur se transmet aux générations suivantes. Faire connaître l’histoire des métis de Save est un devoir de mémoire. »
(1) et (5) Dans Noirs, Blancs, Métis. La Belgique et la ségrégation des métis du Congo belge et du Ruanda-Urundi (1908-1960), publié à compte d’auteur.
(2) Entre deux mondes. Le déplacement des enfants métis du Ruanda-Urundi vers la Belgique, par Sarah Heynssens la Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », Presses universitaires de Rennes.
(3) et (4) Les ambitions du colonialisme belge pour la « race mulâtre » (1918-1940), Lissia Jeurissen, dans le cadre de sa thèse de doctorat.
Les personnes concernées peuvent demander la consultation de leurs dossiers. Pour les francophones, à : sonia.vandeneede@cfwb.be du service de l’ACC www.adoptions.be/ Pour les néerlandophones, à : leen.vandamme@kindengezin.be/
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