Carte blanche
« Cher monsieur Uyttendaele, le monde en voie de disparition, c’est le vôtre » (carte blanche)
Le Cercle du Libre Examen de l’ULB réagit au texte du constitutionnaliste critiquant la participation de la secrétaire d’Etat Sarah Schlitz à une marche en mixité choisie. « Le monde en voie de disparition, c’est celui de votre universalisme abstrait, aveugle aux différences et incapable de penser l’égalité réelle. »
Cher professeur, cher maître, cher monsieur Uyttendaele,
Nous nous permettons de vous interpeller publiquement en réaction à la publication de votre carte blanche « Sarah Schlitz: après la neutralité inclusive qui exclut, l’égalité qui divise (carte blanche) » publiée dans le Vif ce mercredi 1er septembre. Vous y critiquez le choix de la Secrétaire d’État de participer à une marche en mixité choisie (entre femmes et minorités de genre), organisée pour échanger sur le vécu de ces personnes lié à la crise Covid. Dans une réponse qui se veut cordiale et respectueuse dans la forme, mais intransigeante dans le fond, il nous faut pointer les erreurs de raisonnement, amalgames et raccourcis contenus dans vos propos.
Vous commencez votre argumentaire en prétendant que les souffrances des hommes (à savoir la maladie, la perte d’un proche, l’impossibilité d’assister aux funérailles, la crainte de perdre son emploi ou de voir son entreprise faire faillite) seraient une « quantité négligeable, une variable d’ajustement » selon la Secrétaire d’État. Or, contrairement à ce que vous laissez entendre, personne ne nie ou ne conteste que tout le monde a souffert dans le cadre de la crise Covid. Cependant, certaines formes de souffrances, discriminations et violences ont été adressées spécifiquement à certaines catégories d’individus. Le fait de reconnaître qu’il existe des souffrances, discriminations, violences plus ciblées envers certains groupes d’individus ne signifie pas que d’autres formes de violences – telles que celles que vous avez citées – n’existent pas. On ne peut reconnaître que le sexisme, le racisme, les inégalités de classe et autres formes de discriminations existent sans reconnaître la spécificité des violences et discriminations qui s’y attachent. Ce sont ces discriminations spécifiques, entre autres, qui peuvent être partagées en mixité choisie.
Ainsi, les femmes sont plus sujettes aux violences domestiques (menant parfois à des féminicides), à une répartition inégale du travail domestique (réalisant ainsi la majorité du travail gratuit), et plus exposées au harcèlement de rue, aux violences sexuelles et à l’exclusion dans l’espace public. La crise sanitaire a également une fois de plus mis en lumière qu’elles sont majoritaires dans le travail de première ligne.
Il nous apparaît alors que vous ne comprenez pas les raisons qui poussent certaines minorités à recourir à la mixité choisie. Cette dernière, parfois appelée non-mixité, est un mode d’organisation sociale et politique (et non une fin en soi) réservant certains espaces à des groupes sociaux discriminés afin de faciliter leur inclusion et leur participation au débat politique. Ces groupes entendent donner une place aux personnes concernées, ici en l’occurrence les femmes, pour aborder des discriminations, violences et vécus qui leur sont propres. Le but de ces initiatives est de donner une place centrale à ces sujetsqui sont habituellement passés sous silence. Ne pas respecter ces espaces revient à nier ou minimiser l’existence de la violence abordée.
De plus, ces groupes permettent à ces femmes de s’exprimer sur leur propre condition, sans qu’un homme se fasse porte-parole d’un vécu qui n’est pas le sien.
Vos propos illustrent bien le phénomène que les groupes en mixité choisie tentent d’éviter. Face à des violences adressées spécifiquement aux femmes, vous objectez des violences subies *également* par les hommes, ne laissant ainsi aucune place aux premières. Ces groupes permettent également de formuler des revendications en interne, lesquelles pourront ensuite être confrontées au débat démocratique. Le processus d’élaboration d’une revendication ne peut pas disqualifier la revendication en soi ni celles et ceux qui la défendent dans le débat public.
Vous abordez ensuite la problématique de la « Cancel Culture ». Or, à aucun moment, la Secrétaire d’État n’a appelé, directement ou simplement par sa présence à cet évènement, à dénoncer publiquement des individus, groupes ou institutions responsables d’actions, comportements ou propos perçus comme problématiques. En prétendant à tort que la souffrance des hommes est niée et en associant la mixité choisie à la « Cancel culture » (pourtant bien distincts), vous prêtez des intentions et propos fictifs censés décrédibiliser ce genre d’initiative.
Par la suite, vous insérez ces évènements en mixité choisie dans « L’histoire de la ségrégation ». Les mots nous manquent pour qualifier cette indécente comparaison avec le régime politique de l’Apartheid. Comment peut-on établir un parallèle entre un régime politique d’exclusion systématique d’une minorité opprimée et une balade à Liège entre une vingtaine de femmes ou autres minorités de genre ?
Vous expliquez ensuite qu’il existe « deux neutralités – la neutralité inclusive et la neutralité d’apparence – mais également deux égalités, celle qui unit d’une part, celle qui divise, d’autre part ». Sans aborder ici votre conception de la neutralitéqui – à elle seule – mériterait une analyse critique, que signifie ce slogan sans fond « d’égalité qui divise » ?Après tout, personne ne qualifie une réunion syndicale exclusivement entre employé·e·s (sans patron·ne·s) « d’égalité qui divise ». Pourquoi, dès qu’il s’agit des réalités indéniables d’autres rapports de domination, les espaces d’échanges entre personnes aux vécus similaires sont-ils systématiquement critiqués ? Pourquoi cette couverture médiatique, cette ridicule tempête dans un verre d’eau, si ce n’est pour refuser à des femmes (ou autres minorités) un cadre pour aborder les inégalités, violences et discriminations qui leur sont spécifiques ?
Par ailleurs, le phénomène de l’entre-soi nous semble être beaucoup plus présent dans des milieux et groupuscules exclusivement masculins. De ces groupes non mixtes qui, en excluant les femmes et minorités, reproduisent les discriminations que les rassemblements en mixité choisie tentent de contrecarrer, pas une mention ou critique ?
« L’égalité ne peut être qu’universelle ». Certes, mais ce qui est contestable, c’est votre prétention d’incarner la seule forme acceptable de lutte pour « l’égalité dans la dignité » et votre assertion selon laquelle la prise en compte des particularités individuelles nuirait à ces aspirations universalistes. Si l’égalité est un objectif à portée universelle, elle se réduit à une déclaration formelle, voire un voeu pieux, lorsqu’elle n’entend pas prendre en compte les réalités effectives et particularismes des individus.
« [L’égalité] ne peut compartimenter les individus en fonction de la couleur de leur peau, de leur genre, de l’histoire de leurs aïeux, ». Cependant, c’est précisément en raison de (et notamment) la couleur de peau, du genre ou de la situation économique des individus que l’égalité leur est déniée. Effacer la condition des individus n’efface pas les discriminations subies.
« Mais peut-être ce propos doit-il être disqualifié parce que celui qui les porte est un homme, à la peau blanche, âgé de 60 ans, épris d’universalisme, une sorte de résidu intellectuel d’un monde en voie de disparition. »
Ce qui « disqualifie » vos propos, ce n’est pas votre personne, mais votre manque de rigueur, vos sophismes et vos invectives injurieuses masquées sous forme d’argumentaires ainsi que votre refus d’intégrer les acquis de décennies de travaux scientifiques et de réflexion politique. Le « monde en voie de disparition« , c’est celui de votre universalisme abstrait, aveugle aux différences et incapable de penser l’égalité réelle.
Bien à vous,
Le Cercle du Libre Examen de l’ULB
PS: Nous avons mis entre guillemets, en gras et en italique, les phrases issues de la carte blanche de Marc Uyttendaele.
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