Ces oeuvres, scènes ou héros du cinéma qu’Hergé a transposés dans Tintin
Cinéphile averti, Hergé a transposé dans les aventures de Tintin de nombreuses scènes de films américains, allemands et français. Auteur d’une enquête approfondie sur le sujet, le tintinologue Bob Garcia voit dans le 7e art la principale source d’inspiration du créateur du petit reporter.
Effet visuel saisissant : à la fin du film Les Aventures fantastiques du baron de Münchhausen (1943), de Josef von Báky, un laquais passe, un chandelier à bout de bras, devant le tableau-portrait du baron, qui s’anime soudain. Münchhausen se penche en avant et souffle la flamme du chandelier, avant de se figer à nouveau dans son cadre. La séquence a dû impressionner Hergé, qui la transpose aussitôt dans Les 7 boules de cristal, récit publié du 16 décembre 1943 au 3 septembre 1944 dans Le Soir » volé » et repris fin 1946 dans Le Journal de Tintin : à Moulinsart, le tableau-portrait de Tournesol s’anime devant un Haddock ébahi. Le professeur se penche hors du cadre et remue son fameux pendule en disant » Pardon ! … Un peu plus à l’ouest ! « , direction qu’il affectionne depuis Le Trésor de Rackham le Rouge. Le capitaine y voit un effet de l’alcool et jette sa bouteille de whisky par la fenêtre du château.
Hergé n’a jamais caché que le cinéma faisait partie de ses sources d’inspiration. Le père de Tintin a fréquenté les salles obscures depuis son plus jeune âge : le cinéma des Galeries, à Bruxelles, une salle des Marolles, ou encore l’Excelsior, à Etterbeek, près de la maison familiale. Il s’y est gavé de films américains, français et allemands. Dans ses interviews, il cite volontiers ses acteurs préférés : Charlie Chaplin, Laurel et Hardy, les Marx Brothers, ou encore l’Allemand Hans Albers, interprète du baron de Münchhausen dans le film de 1943. En février 1932, Hergé et Germaine Kiekens, sa fiancée, vont voir un film musical allemand qui les séduit : Le Capitaine Craddock, d’Hanns Schwarz et Max de Vaucorbeil. Le nom de Haddock provient-il de ce film ? Le débat persiste entre tintinologues. Un indice : dans Le Crabe aux pinces d’or, le capitaine chante C’est nous les gars de la marine, chanson du film.
« Hergé avouait être une « éponge » »
Les biographes d’Hergé – Philippe Goddin, Benoît Peeters, Pierre Ajame… – et Huibrecht van Opstal, auteur de Tracé RG. Le phénomène Hergé (Lefrancq, 1998) – ont relevé certaines analogies entre tel film et tel passage des albums. Mais aucune étude approfondie n’avait, jusqu’ici, été consacrée au cinéma en tant que source d’inspiration du créateur de Tintin. Auteur, l’an dernier, de Tintin, le Diable et le Bon Dieu (Desclée de Brouwer), éclairage sur la place des religions dans l’oeuvre d’Hergé, Bob Garcia s’est attelé à la tâche. Dans son nouveau livre, Tintin, du cinéma à la BD (sortie prévue le 11 septembre chez le même éditeur), le tintinologue explore les traces laissées par le 7e art dans la saga hergéenne. » La liste est longue des films qui ont inspiré le dessinateur, assure-t-il. Pour retrouver ces sources cinématographiques, il a fallu procéder avec méthode : j’ai recensé tous les acteurs et réalisateurs qu’affectionnait Hergé, puis, j’ai vu ou revu leurs oeuvres, du moins celles dont le père de Tintin a pu avoir connaissance au moment où il dessinait ses histoires. J’ai passé des dizaines d’heures à visionner ces films, travail entamé il y a plus de vingt ans. Au début, je devais acheter les DVD. Aujourd’hui, presque tous les films sont sur le Net. »
Au terme de son enquête, l’auteur confirme : le cinéma a été la principale source d’inspiration d’Hergé. » Ses emprunts sont nombreux et flagrants, assure-t-il. Cela n’a rien de gênant : tout créateur subit des influences, conscientes ou non. Hergé avouait lui-même qu’il était « une éponge ». Il puisait des idées dans les romans, les reportages d’expéditions, l’actualité et, surtout, le cinéma de son temps. Les scènes de films reprises dans ses albums sont habilement intégrées au récit et ont souvent une qualité visuelle ou humoristique supérieure à la séquence d’origine. » Bob Garcia reconnaît que la frontière est diffuse entre les influences directes, vérifiables (en consultant les archives et interviews), et les influences indirectes (revues de cinéma du moment, films racontés à Hergé par son entourage). » Je n’ai retenu que les oeuvres qui présentaient une correspondance saisissante avec le travail d’Hergé. La plupart de ces films ont été de réelles sources d’inspiration du dessinateur. D’autres sont des hypothèses, résultat de déductions dues au contexte cinématographique de ses albums. »
Courses-poursuites et bévues
Le cinéma burlesque, dont le seul but est de faire rire le public, a largement alimenté les aventures de Tintin, surtout les premières. Ces films-là sont construits autour d’une course- poursuite, principe adopté par Hergé depuis les Soviets jusqu’à L’Affaire Tournesol. Ou alors, l’effet comique provient du personnage-vedette du film, dont les bévues provoquent l’hilarité du spectateur. » Les Dupondt, Haddock et Lampion useront et abuseront, eux aussi, de ce comique de répétition « , remarque Bob Garcia. A ses débuts, Tintin ressemble à Buster Keaton, star du cinéma muet. Tous deux ne reculent jamais devant l’obstacle et sont en perpétuel mouvement. A l’instar de » l’homme qui ne rit jamais « , le Tintin des Soviets (1929-1930) connaît les pires déboires sans se départir de son flegme : » Il a dû se passer quelque chose d’anormal « , observe le petit reporter, sorti miraculeusement vivant d’un attentat à la bombe contre son train. Dans The Navigator (1924), Buster trouve par hasard une tenue de scaphandrier et l’enfile, ce que fera aussi Tintin pour s’évader d’une prison soviétique. Dans le même film, Buster tombe d’une manche à air sur la tête de sa fiancée, exactement comme Milou sur le bandit Tom, dans Tintin au Congo, publié dans Le Petit Vingtième de juin 1930 à juin 1931.
Dans Roughest Africa ( Laurel dans la jungle), sorti en 1923, Stan Laurel filme des animaux sauvages, se retrouve nez à nez avec un lion et chasse l’éléphant à la dynamite, » exploits » que Tintin accomplira, lui aussi, lors de son aventure congolaise. Dans Tintin en Amérique (1931-1932), le petit reporter entreprend une périlleuse sortie sur la façade d’un immeuble, transposition d’une séquence de Feet First ( A la hauteur, 1930), deuxième film parlant d’Harold Lloyd. Dans A Night at the Opera (1935), Groucho Marx s’échappe d’une cabine de bateau par un hublot et gagne une cabine supérieure à l’aide d’une corde. Tintin fera de même dans Le Crabe aux pinces d’or (1940-1941), juste avant sa première rencontre avec le capitaine Haddock. Dans le même album, la scène de la fuite dans le cellier et de l’enivrement de Haddock et Tintin est une réminiscence d’une séquence analogue de The Flying Deuces ( Les Conscrits, 1939), un Laurel et Hardy dont Hergé tirera plusieurs idées : l’envoi des bouchons de champagne dans les yeux des poursuivants, l’évasion des héros en avion, le crash de l’appareil…
Films policiers, d’espionnage, de pirates…
Les films policiers ont aussi influencé le dessinateur : Tintin se comporte en détective plutôt qu’en journaliste. Dans L’Oreille cassée, Milou, ironique, estime que son maître se prend pour Sherlock Holmes. Hergé s’inspire également des films d’espionnage : Rastapopoulos est le cerveau d’une organisation souterraine ; et il est question de microfilms dans les albums Objectif Lune et L’Affaire Tournesol. Les films de guerre et d’aviation sont aussi une source exploitée à plusieurs reprises. Comme le pilote Dick Grace, héros du film Wings ( Les Ailes, 1927), de William A. Wellman, Tintin sort toujours indemne des pires crashs aéronautiques (dans les Soviets, les Cigares du pharaon, L’Ile noire et Le Crabe aux pinces d’or).
Sans surprise, le diptyque Secret de la Licorne/Trésor de Rackham le rouge (1942-1943) doit beaucoup aux films de pirates, en particulier à L’Ile au trésor (1934), de Victor Fleming, et à Capitaine Blood (1935), de Michael Curtiz. En revanche, les apparitions spectrales dans les Soviets et les araignées et champignons gigantesques dans L’Etoile mystérieuse renvoient au cinéma fantastique. » On rattachera aussi à ce genre-là deux scènes des 7 boules de cristal qui ont effrayé plus d’un jeune lecteur, complète Bob Garcia : la foudre en boule chez le professeur Bergamotte et la réapparition de la momie de Rascar Capac dans un cauchemar de Tintin. »
Hitchcock, source d’inspiration
Autre aventure de Tintin inspirée par le cinéma fantastique : L’Ile noire, récit publié dans Le Petit Vingtième en 1937-1938. A la même époque ressort en salles King Kong, film américain en noir et blanc produit et réalisé par Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack. Hergé récupère l’idée du gorille géant pour créer son Ranko, plus petit de taille, mais doté des mêmes traits de caractère et attitudes : agressif comme King Kong, il peut, lui aussi, se montrer attendrissant. Le décor grandiose de l’île du Crâne, où se déroule l’action du film, préfigure celui de l’île Noire. Du haut de son repaire, King Kong se martèle la poitrine à coups de poing et pousse son effroyable grognement, comme le fera Ranko du haut de son donjon.
Dans L’Ile du Dr Moreau (1932), d’Erle C. Kenton, adaptation du roman d’H.G. Wells, on retrouve les thèmes de l’île et de la bête. » Mais surtout, le Dr Müller, l’un des plus grands ennemis de Tintin, est la parfaite transposition physique du Dr Moreau, interprété par Charles Laughton, assure Bob Garcia. Lors d’un affrontement, Moreau est frappé par le héros, comme Müller est corrigé par Tintin. » Les similitudes entre L’Ile noire et Les Trente-neuf marches d’Alfred Hitchcock sont plus évidentes encore (le film est sorti en 1935, deux ans avant le début de la publication du récit d’Hergé) : le héros du film est poursuivi jusque dans les Highlands écossais et il est attaché à une autre personne par une paire de menottes qui entravent leurs gestes. Les scènes ferroviaires sont reprises dans l’album : le héros croise son ennemi dans un wagon et engage une course-poursuite ; il bouscule un serveur portant un plateau-repas ; il passe d’un wagon à l’autre par les portes extérieures, tandis que le train roule à vive allure.
Parchemin, fumerie d’opium, repaire inca…
Toutefois, l’oeuvre cinématographique la plus exploitée par Hergé est Die Spinnen(Les Araignées), film muet de Fritz Lang en deux volets, (1919 et 1920), tiré de l’unique roman du réalisateur. Kay Hoog, le héros du film, préfigure Tintin. Jeune aventurier, il découvre un parchemin qui le met sur la piste d’un trésor. Décrypté, le message permet de situer son emplacement. Mais une organisation secrète, informée par un majordome qui écoute aux portes, chloroforme Kay. Quand il retrouve ses esprits, une course au trésor s’engage. Le héros rencontre alors le descendant d’un célèbre pirate du xviie siècle, qui lui montre le journal de bord de son ancêtre et un tableau qui le représente… Pas besoin d’être expert tintinophile pour reconnaître, dans ce scénario, l’intrigue de l’album Le Secret de La Licorne (1942 – 1943) .
Le dessinateur a utilisé d’autres séquences du film dans Les Cigares du pharaon, Le Lotus bleu et Le Temple du Soleil. Ainsi, le véritable chef de la société secrète affrontée par Kay Hoog reste mystérieux, tel Rastapopulos dans les Cigares (1932-1934), appelé » Maître « . Dans la BD comme dans le film, un fakir recourt à l’hypnose pour subjuguer ses victimes et on accède à une cache souterraine par un gros arbre creux. Dans Die Spinnen, le jeune Kay se rend dans une fumerie d’opium, le Dragon rouge, autre repaire de la secte. Il demande une pipe et fait semblant de fumer, scène reprise dans le Lotus (1934-1935). Comme Tintin dans Le Temple du soleil (1946-1948), le héros de Fritz Lang découvre la dernière retraite des descendants des Incas. Son équipe et lui y pénètrent en faisant pivoter une lourde pierre. Ils font irruption dans un temple où un grand prêtre célèbre le dieu Soleil. Il s’ensuit une bagarre entre les Incas et les visiteurs. Kay Hoog localise le trésor et s’échappe en franchissant une cascade !
La Femme sur la Lune, de Fritz Lang
D’une durée de près de trois heures, un autre film de Fritz Lang, Frau im Mond ( La Femme sur la Lune), sorti en 1929, est une source essentielle du diptyque Objectif Lune– On a marché sur la Lune, publié au début des années 1950. Dans ce film muet, un jeune savant, Wolf Helius, assiste un vieux professeur dans la mise au point d’une fusée et la réalisation d’une expédition lunaire. Colérique et têtu, le prof préfigure le Tournesol d’ Objectif Lune, tandis que le jeune scientifique y a un quasi- homonyme, Frank Wolff, l’assistant de Tournesol. Les analogies ne s’arrêtent pas là : dans Frau im Mond, les membres d’équipage perdent connaissance sur leurs couchettes lors du décollage et une échelle métallique leur permet de passer d’un étage à l’autre de la fusée.
Plus frappant encore, ils font la même expérience comique de l’apesanteur que les héros d’Hergé : l’un d’eux tente de faire revenir dans son verre du liquide sorti en boules d’une bouteille, scène reprise dans On a marché sur la Lune, où le whisky du capitaine Haddock prend la forme d’une sphère. Autres similitudes : un passager clandestin est découvert et, sur la Lune, l’un des héros s’aventure dans une grotte et tombe dans une crevasse, comme Tintin. Au terme du séjour sur la Lune, Wolf Helius décide, à l’instar de Frank Wolff, de se sacrifier, et cela pour les mêmes raisons que lui : le manque d’oxygène pour le voyage de retour. En revanche, l’épisode d’ On a marché sur la Lune où Haddock sort de la fusée, flotte dans l’espace et est récupéré au lasso par Tintin provient d’un autre film : Destination Moon, du réalisateur américain Irving Pichel, sorti en 1950, l’année même où Hergé entame son récit lunaire. Sources avérées ou succession de hasards ? » Je répondrais en citant Michel Audiard, sourit Bob Garcia : « Un barbu, c’est un barbu. Trois barbus, c’est des barbouzes ! » Un hasard est un hasard, mais trois hasards, c’est de la statistique. «
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