Carrefour : la mort annoncée du caissier
Carrefour se restructure et c’est l’emploi belge qui tremble : jusqu’à 1 233 postes pourraient être supprimés. Ce n’est sans doute qu’un début. Les nouvelles technologies, comme les attentes des consommateurs, conduisent à une érosion et à une transformation des métiers de la grande distribution. Mais pas à leur complète disparition.
Lire également « Migrants, Carrefour : jamais la Belgique n’a été à ce point clivée » et « Carrefour : pourquoi la Belgique est-elle plus touchée que la France ? »
La menace plane sur les chewing-gums et les magazines people. Amazon s’apprête à indirectement régler leur compte à toutes ces choses tentantes mais dispensables qui finissent tout de même dans nos caddies à force de patienter aux caisses des supermarchés. Le géant américain a inauguré à Seattle, fin janvier, un magasin où les clients sortent directement sans payer. N’y entrent que ceux dont le smartphone est équipé de l’application Amazon Go (le nom de l’enseigne) ; des portiques se chargent de les repérer. La suite est connue : rayons, produits, emplettes. Sauf qu’à la fin, plus besoin de passer les faire scanner, ni de dégainer le portefeuille. Il suffit de repasser par les mêmes portiques. Voilà. Le montant est déduit directement à partir de la carte de crédit. Des caméras – par dizaines – ont scrupuleusement enregistré chaque achat et une technologie – sur laquelle les concepteurs ne s’étendent pas – a calculé automatiquement la note. Des journalistes américains ont bien essayé de voler, ils n’y sont pas arrivés.
Et l’intelligence artificielle tua les caisses, comme les scanners portatifs avaient sacrifié les caissiers. Les employés n’ont pas tout à fait disparu de ce point de vente pilote. Ils réassortissent les rayons, préparent les plats ou conseillent d’opter pour le sandwich au poulet plutôt qu’au bacon. Entre trois et dix salariés pour une superficie de 177 mètres carrés. Les clients seraient » hyperheureux » de ne plus s’encombrer d’échanges interpersonnels, relate Pierre-Alexandre Billiet, directeur de la revue spécialisée Gondola et professeur en retail management à la Solvay Business School. » Au Japon, une étude a montré que la nouvelle génération de consommateurs craint le contact humain « , poursuit-il.
Les Belges n’en sont pas là, et n’y seront culturellement peut-être jamais. Il faudra probablement plusieurs années avant que la technologie d’Amazon Go débarque chez nous, si elle se généralise un jour. Des problèmes techniques se sont déjà produits, les caméras suivant difficilement la cadence en période de grande affluence. Mais l’expérience américaine confirme ce que la restructuration annoncée fin janvier chez Carrefour et, avant elle, celles chez Delhaize, Makro et Cora laissent augurer : l’emploi dans la grande distribution est en voie de disparition.
Le retour en force de l’épicerie
Ou, plutôt, de raréfaction. » Tout ce qui peut être automatisé le sera, si la valeur ajoutée du travail est trop faible « , et donc trop onéreuse, prédit Pierre-Alexandre Billiet. » Il y a un deuil à faire sur certains jobs, ceux qui ne sont pas valorisés par le consommateur. » » C’est socialement cruel, mais aucun secteur n’y échappe. Chaque révolution industrielle a entraîné une disparition de postes et de fonctions, prolonge Didier Van Caillie, professeur en stratégie des entreprises à HEC-ULiège. Il y a eu l’automatisation, les développements informatiques, la digitalisation de l’économie… Et il y aura, bientôt, l’intelligence artificielle. »
Claude Boffa, professeur à la Solvay Business School, pense également qu’il faut miser sur la » valeur ajoutée du métier « . » A quoi sert la distribution ? A sélectionner des produits qu’on ne trouve pas ailleurs, à donner des conseils, des recommandations… Pas juste à tout mettre en exposition et à lancer des bonjour – au revoir – merci. Ça, l’ordinateur le fait aussi. » Le modèle de l’hypermarché impersonnel se meurt, 1 233 emplois chez Carrefour risquent d’en faire les frais. Paradoxalement, celui de l’épicerie de proximité revit, celui-là même en Belgique que les mastodontes avaient contribué à éteindre.
Les clients se remettent à apprécier les petits points de vente, plus coûteux mais moins standardisés, où les vendeurs peuvent digresser sur les variétés de viandes maturées, les vins pour les accompagner et la provenance des légumes du potager. Dans leur grande complexité, les consommateurs continuent aussi à vouloir bénéficier de prix toujours plus bas pour leurs biens courants, ceux qu’ils remettent automatiquement dans leur caddie semaine après semaine. Grand écart entre la coopérative fermière Färm et l’austère Colruyt, le fournisseur de boîtes à cuisiner HelloFresh et Costco, le géant américain qui vient d’ouvrir un » club entrepôt » en France. Les enseignes qui tirent aujourd’hui leur épingle du jeu sont celles qui parviennent à jouer sur l’un ou l’autre de ces tableaux. Voire les deux, comme Lidl, le hard-discounter qui a réussi à se donner des allures d’épicier.
Cora, le prochain ?
Les groupes qui ont restructuré ces dernières années tentent aussi de muer. Makro en se recentrant sur les produits qualitatifs, Delhaize en privilégiant les plus petits points de vente, et désormais Carrefour en achevant ses hypermarchés. » Tout le monde s’attend à ce que le prochain soit Cora, avec ses surfaces énormes. Il n’ose même plus dire qu’il est le moins cher « , avance Claude Boffa.
L’érosion de l’emploi, malheureusement, ne s’arrêtera pas. Pas jusqu’à une complète disparition, mais bien jusqu’à une profonde transformation. » On se dirige probablement vers un rôle d’accompagnement, plus social, plus proche du client final « , imagine Didier Van Caillie. Pour Pierre-Alexandre Billiet, les jobs d’avenir se distingueront en deux catégories. Les » cumulables « , ceux pour lesquels il faudra combiner sur une même journée un peu de travail en caisse, de logistique, de réassort, de conseils, etc. » Une flexibilité qui n’est pas possible pour l’instant en Belgique, parce que toutes ces fonctions ne relèvent pas des mêmes commissions paritaires et statuts « . Puis, les » impliquants « , dont le conseil sera la fonction principale, en particulier pour des achats relatifs à la santé, l’esthétique, les hobbys… » Peut-être est-ce l’occasion d’en revenir à des métiers plus valorisés « . Maîtrisant aussi bien les techniques de vente traditionnelles que les ficelles de l’intelligence artificielle. L’épicier 2.0.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici