Bruxelles vaut bien un voile…
Le voile sera-t-il admis dans l’administration bruxelloise ? Cette interrogation menace la cohésion du PS et du nouvel exécutif régional, car la jurisprudence est balbutiante.
« Paris vaut bien une messe ! » Cette phrase attribuée au protestant Henri IV lorsqu’il se convertit au catholicisme, en 1593, lui permet d’accéder au trône de France et de rétablir la paix religieuse. Est-ce le choix cornélien que vont devoir opérer les laïques du PS pour donner satisfaction aux quartiers populaires du nord et de l’ouest de la capitale dont les élus réclament l’accès des femmes voilées à la fonction publique bruxelloise ? La question des codes vestimentaires ne figure pas explicitement au menu de la législature 2019-2024, mais elle pointe le bout de son nez dans la déclaration de politique générale de la coalition (PS, Ecolo, DéFI, Groen, SP.A, Open VLD), via la » logique intersectionnelle « . Celle-ci implique » d’associer les personnes victimes de discrimination afin d’éviter d’invisibiliser le problème ou de les déposséder d’un débat qui leur revient » (page 44). Prolongement des gender studies de l’université américaine, le concept d’intersectionnalité est critiqué dans son pays d’origine et surtout en France à cause de son caractère militant et ghettoïsant. Il s’est substitué aux » accommodements raisonnables » québecois comme vecteur de certaines revendications religieuses. Adopté avec enthousiasme par une noria d’associations (Collectif contre l’islamophobie en Belgique, Kahina, Les Cannelles, Vie Féminine…), il permet de défendre l’idée que le voilement des femmes est un droit à l’égalité et non la manifestation d’un ordre patriarcal. Ainsi, une personne peut faire l’objet d’une double, voire triple ou quadruple discrimination, si, par exemple, elle cumule le fait d’être femme, porteuse d’un signe convictionnel, qu’elle est » racisée » (le terme renvoie peu élégamment à la couleur de peau) ou se situe en bas de l’échelle sociale. D’où la nécessité de lutter en réseau contre les mécanismes de l’oppression, en tenant compte du ressenti de la victime.
L’intérêt du parti pourrait commander un report des élections à la fédération bruxelloise du PS.
L’intersectionnalité agrège une foule de situations problématiques comme le » genre » (le plaidoyer du Conseil des femmes francophones de Belgique a été efficace) ou le » décolonialisme » (statues dans l’espace public, relecture de l’histoire…). L’accord régional prévoit ainsi de soutenir le secteur associatif travaillant sur » le harcèlement scolaire, harcèlement de rue, sentiment de contrôles au faciès, stigmatisation d’un public dû à un discours récurrent sur la radicalisation et le terrorisme, profilage ethnique dans les lieux de sortie, violence ciblée contre les publics LGBTQI+, etc. » (page 45). Parmi les maux spécifiques de la société bruxelloise, l’antisémitisme n’est pas nommé, à la différence de la » stigmatisation » à laquelle peut conduire le rappel des attentats islamistes.
Le trophée de Zakia Khattabi
Le voile apparaît en page 28 de l’accord de gouvernement francophone bruxellois de la Commission communautaire française (Cocof). C’est Zakia Khattabi qui a vendu la mèche : les étudiants (quelques milliers) qui fréquentent les hautes écoles et établissements de promotion sociale de la Cocof pourront dorénavant afficher leurs convictions. La future ex-coprésidente d’Ecolo s’en est réjouie » en tant que féministe « , car la formation est la voie à l’émancipation des femmes. L’accord précise toutefois que » l’interdiction du port de signes convictionnels dans l’enseignement obligatoire sera maintenue « .
» Nous n’avons jamais eu d’opposition de principe à la levée de l’interdiction du voile dans l’enseignement supérieur, a justifié dans Le Soir le président en partance de DéFI, Olivier Maingain. Nous constatons que tant l’université de Liège que l’ULB autorisent le port des signes convictionnels, car on estime qu’à cet âge-là, les convictions sont forgées. » Néanmoins, le parti amarante se réserve le droit de voter avec l’opposition si un projet portant atteinte à la neutralité des services publics voit le jour. L’honneur est (sera) sauf.
Le débat risque d’être animé, car si la » neutralité inclusive » est inscrite dans les gènes d’Ecolo, cette notion n’appartient pas, ou peu, au vocabulaire des socialistes, dont un tiers des électeurs à Bruxelles sont musulmans. Le parti pourrait être tenté de faire des concessions pour résister à la concurrence du PTB, qui marie un discours islamophile et d’extrême gauche avec un fort tropisme palestinien.
La désignation surprise de la jeune Nawal Ben Hamou comme secrétaire d’Etat à l’Egalité des chances et au Logement, au détriment de valeurs sûres comme Kenza Yacoubi, Nadia El Yousfi, Fadila Laanan ou Rachid Madrane, a libéré la parole. Ce qui se vit à l’interne du parti, c’est la question des carrières, certes, mais aussi » le sentiment d’avoir beaucoup donné au PS (voix, engagement sur le terrain, acceptation de projets sociétaux indifférents à la sociologie locale…), sans obtenir en retour quelques satisfactions sur le plan religieux « , décode une élue socialiste d’origine marocaine.
La fin de la campagne a été nerveuse. Sur les marchés et les réseaux sociaux, Ecolo a mis le PS au défi d’appliquer la » jurisprudence Actiris » (l’autorisation du port de signes convictionnels à l’office régional bruxellois). Venues de nulle part, des vidéos d’esprit salafiste ont ciblé le PS sur Internet pour son refus d’accéder à certaines revendications musulmanes. De leur côté, les socialistes ont obtenu le soutien appuyé des autorités marocaines et de l’institutionnel religieux, ce qui a aussi hérissé l’autre camp. Islam politique versus islam consulaire : un classique. Mais pendant que les deux partis rivalisaient sur le terrain communautaire, le PTB a réussi à placer deux candidats jusqu’alors inconnus (Youssef Handichi, Françoise De Smedt) dans le top cinq des voix de préférence à Bruxelles, derrière Rudi Vervoort (PS), Françoise Schepmans (MR) et Bernard Clerfayt (DéFI).
Or donc, si Ecolo doit gérer le mécontentement de Groen, qui attribue son relatif échec en Flandre au tract incendiaire de Zoé Genot et d’Ahmed Mouhssin (Ecolo/Saint-Josse), juste avant les élections du 26 mai, le PS bruxellois se crispe pour des raisons inverses : trop de tiédeur. Lors du congrès de participation du 17 juillet dernier, le député bruxellois Jamal Ikazban a déploré la » double discrimination » subie par les femmes. Entendez : celles qui ne sont pas embauchées parce qu’elles portent le voile. » Certains socialistes ferment les yeux en attendant que la jurisprudence fasse bouger les lignes : c’est la position de Rudi Vervoort, indique une source PS bruxelloise. D’un côté, il y a Philippe Close, à la Ville de Bruxelles, totalement hostile à bouger sur ce point-là, et de l’autre côté, les élus des quartiers populaires qui ne veulent plus qu’on invoque la neutralité pour refuser d’ouvrir les emplois publics à des femmes de la communauté. Cette question risque d’être un marqueur lors de l’élection à la présidence de la fédération. La société évolue, ce sera un vrai défi de garder une cohésion. »
La patronne actuelle des socialistes bruxellois, Laurette Onkelinx, est critiquée en ce moment. Certains lui reprochent d’exercer son pouvoir au bénéfice de ses proches, pour les uns, » dans l’opacité « , selon Nadia El Yousfi, qui a décidé, pour cette raison, de siéger comme indépendante au parlement bruxellois. D’autres observent son raidissement laïque. On se souvient de sa grande solitude, lors du meeting des Tanneurs, le 11 décembre dernier, lorsque que Philippe Close, Ahmed Laaouej et Rudi Vervoort battaient l’estrade face à une salle comble. » Depuis, elle a repris du pouvoir au sein de la fédération. Comment les autres se sont-ils fait avoir ? » s’interroge un témoin de la scène. Prévue pour octobre, sa succession ajoute à l’imbroglio. Ahmed Laaouej, qui a beaucoup dénoncé le racisme pendant sa campagne, est visiblement le candidat du nord-ouest de Bruxelles (et d’Elio Di Rupo), mais Rachid Madrane et Catherine Moureaux, réputés plus proches d’Onkelinx, pourraient aussi briguer le poste. Quant à Philippe Close, il cumule deux handicaps : être laïque et bourgmestre de Bruxelles, mais on aurait tort d’oublier qu’il s’est investi dans la création des mosquées de Laeken et de Neder-Over-Heembeek, sans compter le projet de Haren. » L’intérêt du parti pourrait commander un report des élections à la fédération bruxelloise du PS, le temps que les majorités se constituent au fédéral et en Wallonie « , ajoute-t-on en coulisses.
Un tournant capital
La neutralité des services publics n’est pas un sujet anodin. Les milieux académiques et politiques en débattent depuis des décennies : neutralité exclusive (sans affichage des convictions) ou inclusives (du moment que les actes sont neutres). Les féministes sont divisées. A l’argumentaire des » intersectionnelles « , Fadila Maaroufi, 43 ans, oppose son » féminisme universaliste, humaniste « . Née à Bruxelles, de la troisième génération issue de l’immigration rifaine, un père lisant l’arabe classique mais qui ne prétendait pas que le voile définit la musulmane, un travail d’éducatrice de rue et de formatrice contre la radicalisation, une formation d’anthropologue avec master à l’UCLouvain, des voyages à New York et au Sénégal, » c’est très difficile de me traiter d’islamophobe ou de raciste « . » Le terrorisme ne nous a pas appris grand-chose, attaque-t-elle d’emblée. On parle du voilement des femmes sans le replacer dans le contexte des cinquante dernières années d’endoctrinement religieux. On a déjà oublié que pendant trente ans, les médias n’ont pas arrêté d’inviter des prédicateurs fréristes comme Tariq Ramadan et Yacob Mahi, au lieu de musulmans plus progressistes. Jeune, je voyais la chose se préfigurer. Les pressions sur les filles, j’en ai subi… Beaucoup portaient le voile pour avoir la paix. Aujourd’hui, le discours des mosquées est relayé par des associations qui, sous couvert d’étudier l’éthique et les dogmes, ont une technique très élaborée pour amener progressivement les femmes à se voiler, puis, à les pousser au prosélytisme. Celles qui ne portent pas le voile ne sont pas honorables, d’après eux, elles sont condamnées aux supplices de la tombe et de l’enfer, on leur rappelle sans cesse leur soumission à Dieu qui est, en réalité, une soumission à ces prédicateurs. »
Pour la formatrice bruxelloise, ouvrir les services publics aux signes convictionnels créera une scission entre les travailleuses voilées et les non voilées, ainsi que des tensions avec le public. » Après, il y aura d’autres revendications séparatistes « , prévient-elle. En revanche, elle ne conteste pas la levée de l’interdiction dans les hautes écoles et l’enseignement de promotion sociale de Bruxelles. » Ces femmes sont majeures, c’est plutôt par une lutte systématique contre l’intégrisme islamiste, contre la corruption et le clientélisme politique qu’on verra enfin ces pratiques reculer. »
Actiris : une jurisprudence imparfaite
A contrario, l’ouverture d’Actiris aux signes convictionnels s’est déroulée sans accrocs. » Il n’y a pas eu le moindre incident, ni entre travailleurs, ni entre hommes et femmes ni avec des chercheurs d’emploi, indique au Vif/ L’Express Grégor Chapelle, le directeur général d’Actiris. Actuellement, sur 1 500 employés, une vingtaine de femmes portent le voile, que ce soit en back ou en front office. » Rappel : en 2015, le tribunal de travail de Bruxelles invalidait l’article 10 du règlement de travail stipulant que » durant leurs prestations, les membres du personnel d’Actiris n’affichent pas leurs préférences religieuses, politiques ou philosophiques ni dans leur tenue vestimentaire, ni dans leur comportement « , au motif que cela contrevenait à l’ordonnance bruxelloise sur » la promotion de la diversité et la lutte contre les discriminations « .
» A ce moment-là, contextualise Grégor Chapelle, on avait demandé à une dizaine de personnes, dont une qui avait une croix catholique autour du cou et qui s’est exécutée, de cesser de porter des signes convictionnels. » Trois travailleuses qui contestaient cette décision ont gagné en première instance. Le comité de gestion d’Actiris a décidé de ne pas faire appel. » Le jugement n’était pas suspensif et, à supposer que la cour d’appel ait renversé la première décision, aurait-il fallu licencier au bout de deux ou trois ans de procédure les dix ou quinze personnes qui auraient alors porté le voile ? s’interroge Grégor Chapelle. Le comité de gestion a considéré que ce n’était pas à lui de trancher une question d’une telle importance sociétale et, dans un courrier, il en a appelé au gouvernement bruxellois pour qu’il établisse une règle claire qui soit la même pour toute la fonction publique. »
Une autre décision prise à Bruxelles en 2015 par le même tribunal de travail va exactement dans le sens inverse, mais elle est peu connue ( lire l’encadré ci-dessous). Unia soutient la revendication d’une nouvelle plaignante, mais refuse de donner le nom de son employeur, un organisme d’intérêt public bruxellois. La Stib n’est pas concernée qui, rappelle sa porte-parole, défend une position de neutralité absolue. On ne peut donc pas parler de » jurisprudence Actiris » tant qu’il n’y a pas un certain nombre de décisions convergentes en degré d’appel. L’histoire a montré que le flux et reflux des décisions judiciaires dans le domaine de l’enseignement obligatoire francophone a abouti à une interdiction quasi généralisée sur le terrain.
En 2011, une jeune femme postule pour un job d’étudiante au service public régional de Bruxelles. Au moment de la signature du contrat, on lui indique que le règlement de travail contient une obligation de neutralité et qu’elle devra enlever son voile. De commun accord, les deux parties renoncent à signer le contrat, mais l’étudiante va se plaindre au tribunal de travail qui dit, le 8 juin 2015, que le principe de neutralité ne comprenait pas de discrimination, qu’il s’appliquait à tous, croyants ou non croyants, et qu’il poursuivait un but » nécessaire et proportionné « . La cour du travail a rejeté l’appel de la jeune femme le 20 février 2018, non sur le fond, mais sur la forme (elle ne s’est pas présentée à l’audience et a repris les mêmes arguments qu’en première instance).
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