Bruxelles: les jeunes musulmans ont trois fois plus de préjugés homophobes, antisémites et sexistes que les non croyants (analyse)
Selon une étude publiée par la Fondation Jean-Jaurès, les jeunes musulmans francophones de Bruxelles auraient trois fois plus de préjugés antisémites, homophobes et sexistes que les athées. Le point avec les auteurs, Joël Kotek et Joël Tournemenne.
Neuf ans se sont écoulés depuis la publication, en 2011, de l’étude « Jong in Brussel », financée par le gouvernement flamand et menée par une plateforme interuniversitaire sous la direction du professeur Mark Elchardus (VUB). Elle montrait qu’environ la moitié des élèves musulmans des 32 écoles secondaires bruxelloises flamandes sondées (1.223 élèves, dont 48% de musulmans) validait quatre thèses correspondant aux clichés antisémites les plus répandus: « la plupart des juifs pensent être meilleurs que les autres », « la plupart des juifs incitent à la guerre et reportent la faute sur les autres », « la plupart des juifs veulent tout dominer », « quand on fait des affaires avec les juifs, il faut veiller à ne pas se faire rouler ». Il apparaissait que 38% des catholiques pratiquants partageaient ces préjugés.
Les élèves arabo-musulmans sont à rebours de la tendance au libéralisme culturel.
Côté francophone, pas d’étude universitaire en miroir.Joël Kotek (professeur à l’ULB et directeur de la revue Regards, éditée par le Centre communautaire laïc juif) et Joël Tournemenne, tous deux chercheurs au Centre européen d’études sur la Shoah, l’antisémitisme, les génocides (Ceesag), lié à l’Institut d’études du judaïsme (ULB), ont décidé de sonder les jeunes Bruxellois francophones sous l’angle de leur rapport à l’autre. Après trois ans d’efforts infructueux, le duo a finalement obtenu un financement de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Le résultat, « Le juif et l’Autre dans les écoles francophones bruxelloises », est publié ces jours-ci par la Fondation Jean-Jaurès, un think tank lié au PS français (1).
Soixante écoles secondaires ont été tirées au sort sur les 115 établissements francophones de la Région de Bruxelles-Capitale. Entre 2018 et 2019, 38 établissements, tous réseaux et filières confondus, ont participé à l’enquête, électroniquement (75%) ou à l’aide d’un questionnaire papier, ce qui représente 1.672 jeunes de 16 à 22 ans (39% de musulmans). Si la pratique religieuse est massive chez les musulmans (81%), elle est plus faible chez les catholiques (49%), d’où le distinguo pertinent entre pratiquants et non pratiquants.
A la question « le bilan de la Shoah était gonflé », l’un des items envisagés (pas le seul), 21% des jeunes musulmans pratiquants et non pratiquants de Bruxelles ont répondu « oui », ainsi que 17% des « catholiques pratiquants » et 6% des répondants qui se définissaient comme « non croyants ». Sur d’autres aspects, la jeunesse bruxelloise est étonnamment tolérante. Le port du voile, même intégral, est accepté par 39% des élèves non musulmans (34% de sans avis) et 71% de leurs camarades musulmans (17% sans avis). Pour la majorité des jeunes, l’islam n’est pas porteur de violence et est la religion la plus maltraitée du monde, alors que les persécutions antichrétiennes sont objectivement les plus nombreuses. Le judaïsme obtient l’image la plus négative.
Les auteurs de « Le juif et l’Autre dans les écoles francophones bruxelloises » demandent à la Fédération Wallonie-Bruxelles de prolonger leur travail car, expliquent-ils, « s’il existe plus que manifestement des effets liés à la religion et à l’islam en particulier, on ne saurait nier des effets de structure, liés à la composition même des musulmans, lesquels sont surreprésentés dans les catégories populaires, les catégories moins diplômées et concentrés dans les quartiers déshérités. »
Dans sa déclaration de politique générale, la Région de Bruxelles-Capitale a omis de mentionner la lutte contre l’antisémitisme. Une omerta, un malaise?
Joël Kotek: Absolument. L’antisémitisme est comme un angle mort et ce, pour des raisons à la fois idéologiques et pragmatiques. J’entends, ici, le gauchisme culturel et, là, l’électoralisme. Si l’antisémitisme n’a plus la virulence d’avant la Shoah, il est loin d’avoir disparu, que du contraire! Il paraît même plus fort que jamais au sein de segments bien précis de notre population, en ses franges extrêmes et, surtout, chez des jeunes issus de la diversité musulmane, ce que démontre notre enquête et l’écrasante majorité des études européennes. Sans oublier la réalité des faits: les seize juifs assassinés ces dernières années, en France et en Belgique, l’ont tous été par des jeunes musulmans radicalisés. Evidemment, ce constat dérange ceux qui idéalisent ou courtisent ces populations censées être les nouveaux « juifs » de nos sociétés. On choisit dès lors de fermer les yeux de manière un rien hypocrite, tout en sachant que les bâtiments communautaires juifs sont les seuls qui font en permanence l’objet d’une protection policière et militaire. Il semble difficile d’accepter que les principales victimes de discriminations sont aussi les plus exposées à l’antisémitisme, au sexisme ou à l’homophobie.
Les sciences sociales n’ont-elles pas tendance à sous-estimer les facteurs ethno-culturels?
Joël Tournemenne: C’est une évidence à la simple lueur de nos résultats. Que nous dit en effet notre enquête sinon que, s’agissant de l’antisémitisme, mais aussi du sexisme ou de l’homophobie, ce sont bien moins les facteurs socio-économiques que les représentations culturelles et religieuses qui déterminent l’opinion? Sans que l’on puisse quantifier réellement l’hostilité aux juifs (les 50% de l’enquête de la VUB), il est patent que les musulmans répondants sont trois fois plus nombreux que les non-croyants à partager des préjugés antisémites, quels que soient leur parcours scolaire, leur sexe, leur filière ou leur niveau de religiosité. Si d’autres facteurs entrent en ligne de compte (l’image de soi, le sexe, l’origine sociale, le parcours scolaire des sondés), nos données démontrent que, globalement, le facteur religieux prédomine sur les autres, sans pour autant les annuler. C’est sans doute le principal enseignement de notre étude qui, ne l’oublions pas, porte sur un échantillon représentatif de plus de 1.600 élèves, tous réseaux confondus.
Unia ne soutient pas la définition de l’antisémitisme portée par l’Ihra (International Holocaust Remembrance Alliance)…
J. K.: Unia est une institution que je respecte, mais il est clair qu’elle est prisonnière de schémas qui ne lui permettent pas d’appréhender le nouvel antisémitisme. Si la critique du gouvernement d’Israël ne saurait être taxée d’antisémite, il est évident que l’antisionisme radical est la continuation du vieil antisémitisme par d’autres moyens. Je parle bien du seul antisionisme radical, de ses sectateurs qui posent l’Etat juif en exception mondiale, qui lui prêtent des pratiques barbares comme l’infanticide, qui pensent que sa destruction assurera la paix universelle et que Rothschild a la main-mise sur le monde… Unia se doit de prendre en compte la dimension antisémite de cet antisionisme radical et adopter la définition de travail de l’Ihra qui autorise la critique argumentée et rationnelle d’Israël. Il se fait que je dirige le mensuel juif Regards, l’organe du CCLJ, qui n’a de cesse de critiquer la politique que nous estimons suicidaire de Netanyahou.
Comment les jeunes Bruxellois se positionnent-ils sur les grands sujets de société?
J. T.: Si, globalement, la jeunesse bruxelloise paraît acquise au libéralisme culturel, un second constat saute aux yeux: les jeunes Bruxellois n’ont pas tous le même rapport à l’autre. Notre sondage relève de manière générale que les élèves arabo-musulmans sont à rebours de la tendance au libéralisme culturel qui a gagné l’ensemble de la jeunesse belge. Les lycéens musulmans se distinguent par un certain « illibéralisme sociétal et culturel ». C’est sans doute le principal enseignement de cette étude, qui valide dans l’ensemble les conclusions des multiples enquêtes menées ces dernières années par divers instituts universitaires européens, dont celle de Mark Elchardus. S’agissant de l’antisémitisme, mais aussi du sexisme ou de l’homophobie, ce sont bien moins les facteurs socio- économiques que les représentations culturelles et religieuses qu’il faut interroger. Ceci expliquant sans doute cela, des zones entières du territoire bruxellois sont effectivement désertées par les élèves d’origine juive par peur du harcèlement. Les deux seules écoles juives de la Région bruxelloise sont pleines à craquer, avec des listes d’attente. Notre étude démontre qu’en bien des domaines, les opinions des musulmans et des catholiques intégristes se rejoignent et qu’ils partagent significativement les mêmes préjugés. Ce n’est pas étonnant si l’on songe aux politiques illibérales menées, ici, en Turquie, là, en Pologne, deux pays marqués par le poids du religieux. En revanche, les catholiques « culturels », c’est-à-dire non pratiquants, ont des opinions proches de celles des non-croyants.
La majorité des jeunes bottent en touche sur des sujets comme le 11-Septembre ou l’assertion « Gaza est pire qu’Auschwitz »…
J. K. L’ignorance de l’histoire est abyssale chez nos sondés, de même que l’imprégnation des thèses complotistes. 28% des musulmans et 15% des catholiques pratiquants de notre échantillon pensent que le Mossad et la CIA sont derrière les attaques du 11-Septembre, contre 8% des non-croyants. Toutes les questions qui touchent aux connaissances, et non aux valeurs, ont des taux de « sans avis » effarants. Les non-réponses au sujet du génocide des Arméniens (63%), des Tutsis (73%), de la malignité d’Hitler (43%), sont effrayantes et ce, même chez les non-croyants. L’école se doit de développer des enseignements à même de former des citoyens responsables, en priorité, avec des cours d’histoire, de philosophie et d’éducation aux médias. Comme en France.
Les préjugés antijuifs sont-ils liés à la culture familiale ou sont-ils réactivés par le conflit israélo-palestinien?
J. K.: Il va de soi que toutes ces enquêtes ne posent en rien les musulmans en sectateurs antisémites. Elles ne font que souligner des écarts statistiques significatifs, des prévalences qui concernent des segments de la communauté ou, plutôt, des diverses communautés musulmanes qui composent le paysage religieux bruxellois. L’islam est pluriel. Ces données statistiques se bornent à constater qu’une portion significative des musulmans, non majoritaire, partage avec l’extrême droite et le catholicisme préconcilaire des représentations anti- sémites très prégnantes: théories du complot, richesse supposée, mixophobie, etc. Dans ce contexte, le conflit israélo- palestinien apparaît accessoire. Il amplifie, voire justifie, une vision du monde bien plus ancienne, d’origine culturelle et familiale. Les jeunes radicalisés s’attaquent, certes, aux « sionistes », mais aussi à tous les symboles de la modernité (homosexuels, caricaturistes, enseignants, etc.) ou à la chrétienté. Toutes ces haines n’ont aucun lien avec la réalité d’un Etat juif au Moyen-Orient.
Qu’attendez-vous des pouvoirs publics?
J. K. L’idée serait d’en finir avec « les ravages du déni », pour reprendre l’expression d’Elisabeth Badinter. La politique du déni politico-médiatique est à double sens. En poussant à mettre de côté tous les sujets qui fâchent, elle se refuse à penser des pistes de remédiation qui sont évoquées dans notre étude et que l’on trouvera sur le site de la Fondation Jean-Jaurès. Si les premières victimes de la haine sont toujours les juifs, elles sont annonciatrices d’autres crises qui n’épargnent personne. Pensez à l’assassinat de Samuel Paty ou au tout récent attentat contre des chrétiens à Nice. Hitler s’en est pris d’abord aux juifs et, au bout du compte, la folie meurtrière nazie a causé plus de 50 millions de morts, toutes convictions confondues. L’antisémitisme n’est pas qu’une affaire juive.
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