Carte blanche
Avons-nous toujours besoin d’un prof au c..? (carte blanche)
« Il est plus qu’urgent que l’école s’investisse en priorité dans son rôle d’éducatrice permanente et non épisodique concentrée dans une vitrine de cours alibis », écrit Pierre Crombez, enseignant à la retraite.
Affichée par un élève de ma classe du temps où j’enseignais, cette interrogation à l’adresse des autres élèves montrait qu’il avait compris le but que je poursuivais et m’épaulait dans ma croisade vers plus d’autonomie en la traduisant dans une formule efficace par sa tournure provocatrice. Ce qui évidemment n’a pas plu à nombre de mes collègues qui se sont indignés de ce qu’ils considéraient comme un crime de lèse-« magister ».
Inutile de vous préciser que l’affichette a disparu assez rapidement de son support enlevée par une main d’adulte outré. Comment les enseignants du haut de leur chaire pourraient imaginer être privés de leurs cours magistraux. On comprend leur désarroi face à cette inversion dans la capture de la connaissance : horizontale plutôt que verticale du haut vers le bas. Ce processus s’apparente à l’autodictatisme. Sauf que c’est en solitaires que ces aventuriers rompent les amarres de l’apprentissage dirigé et s’en vont naviguer au grand large du savoir, dont on ne pleure pas le naufrage, mais dont on s’empresse, dans l’amnésie de la réprobation initiale quasi unanime, d’applaudir la réussite, comme les commentaires élogieux à propos du parcours d’André Stern qui a publié « Et je ne suis jamais allé à l’école. Histoire d’une enfance heureuse ».
Il serait déraisonnable, malgré ses qualités indéniables, d’inciter à devenir autodidacte. Seules des personnalités à forte « carrure » avant tout psychologique sont capables de perdurer dans cette voie. C’est d’autant plus illogique que l’école, avec les moyens considérables dont elle dispose, pourrait obtenir des résultats similaires pour la plupart des élèves. A condition de changer son mode de fonctionnement beaucoup trop formaté pour permettre à chacun de développer ses potentialités. Pour preuve nombre de fortes personnalités qui ont étalé leurs talents dans la vie active regrettent l’incapacité de l’école à apporter son aide pour les découvrir et à fortiori pour les faire éclore. Ce n’est qu’une fois sortis de l’institution qu’ils se sont, à l’image des autodidactes, formés pour faire émerger leur moi profond.
Éducateur- enseignants.
Il est plus qu’urgent que l’école s’ investisse en priorité dans son rôle d’éducatrice permanente et non épisodique concentrée dans une vitrine de cours alibis. D’ailleurs on ne devrait plus donner aux profs le seul titre d’enseignants, mais les nommer des « éducateurs-enseignants », dans cet ordre-là pour bien marquer la priorité à accorder à l’éducation. Non plus seulement « apprendre » mais avant tout « apprendre à apprendre » durant cette période initiatique pour servir de matrice référentielle plus tard en tant qu’adulte dans ses choix de vie (profession, famille, citoyen…).
Il est primordial, avant d’entreprendre ce travail, de convoquer le bon sens et l’imagination, insuffisamment invités à la table des reflexions, pour dépoussiérer les programmes, la méthodologie et les débarrasser de leur fatras d’exigences obsolètes, inadaptées, inadéquates qui encombrent inutilement les esprits ainsi détournés de l’essentiel. Le pédagogue Freinet dans les années 20 critiquait déjà les heures imposées à l’étude normative et théorique des règles de grammaire qu’il résumait en 4 pages, suffisantes pour permettre à ses élèves de manier une langue créative, valorisée par le texte libre et l’expression orale, et progressivement amendée par le tâtonnement expérimental. C’est semblable, dans l’apprentissage musical, au solfège qui est encore trop souvent considéré comme un préalable obligé à la pratique d’un instrument, au risque avéré de décourager de nombreux candidats musiciens ? Son étude s’ imposera d’elle-même avec les difficultés grandissantes. Avec ce préalable dépoussiérage intelligent, l’école pourrait sans réel problème remplir une mission d’éducatrice, et en priorité celle qui touche à l’autonomie.
Priorité à l’autonomie.
Freinet, encore lui, en a été un de ses promoteurs les plus zélés. En fait c’est en grande partie à cause d’une grave blessure par balle au poumon lors de la 1ère guerre mondiale aux séquelles importantes que vite epuisé par les cours magistraux qu’il prodiguait, il a imaginé une nouvelle pédagogie pour s’économiser et par la bande a offert l’occasion de développer le travail individuel où chacun peut faire émerger sa véritable personnalité. Aussi a-t-il abandonné les livres scolaires classiques au profit d' »outils » susceptibles d’encourager les élèves à progresser seuls (pour en savoir plus, se référer à l’article très complet sur Celestin Freinet dans Wikipedia). Aujourd’hui Internet, après une initiation pointue pour donner des repères indispensables à une exploration intelligente, rend le travail individuel plus accessible et l’autonomie qui l’accompagne. Que dire de ces profs d’anglais qui imposent des livres scolaires uniquement en anglais sans un mot de français.
Comment l’élève en difficulté peut-il se rattraper? « My tailor is rich » est devenu l’emblème du célèbre et austère Assimil qui mérite sa réputation grâce à son organisation interne qui permet à chacun d’appréhender seul la langue étudiée, loin des livres au graphisme attractif mais qui interdisent la moindre autonomie. Pour ma part, du temps où j’enseignais, j’ai toujours employé des livres autocorrectifs qui, soutenus par des plans et contrats de travail, permettaient à chacun d’avancer à son rythme.
La pédagogie ou classe inversée est aussi intéressante pour la pratique de l’autonomie. Née pour pallier le non-apprentissage des élèves temporairement absents dans l’enseignement classique, elle consiste à inverser les rôles traditionnels d’apprentissage : ici en gros les devoirs se font en classe et les cours à la maison grâce principalement aux TIC numériques (techniques d’informations et de communication.
« Le maître ignorant » de Jacques Rancière offre une réflexion originale et étonnante sur l’éducation à l’autonomie. En 1818, Joseph Jacotot, lecteur de littérature française à l’université de Louvain, non content d’avoir appris le français à des étudiants flamands sans leur donner aucune leçon, se mit à enseigner ce qu’il ignorait et qu’il apprenait en même temps que les élèves, prouvant ainsi que tous ont une égale intelligence et que l’instruction ne se donne pas, mais se prend.
Ne plus dire « donner cours »
Étonnant contraste avec les consignes officielles données aux élèves confinés à cause du covid de ne pas aborder seuls de nouvelles parties de la matière non encore étudiées et de se contenter de revoir celles déjà abordées en classe. Ce qui apparaît évident dans la logique de la dépendance entretenue de façon permanente. Donner cours » devrait une expression à exclure du vocabulaire de toutes les formes d’enseignement sauf circonstances bien définies, comme par exemple lors de séances de non-compréhension collective d’un obstacle particulièrement ardu à franchir. Le prof ne devrait plus être le pivot central sur lequel tout repose, mais un guide, un soutien, un accompagnateur, un conseiller, un éclaireur, une référence. Après tout un travail préventif pour suggérer des iniatives à prendre et des intérêts à exploiter, pour reformuler les consignes utiles à retenir, pour prévenir des obstacles à éviter…, il se retire et laisse les élèves travailler seuls ; puis il revient pour répondre aux sollicitations et au final pour estimer la qualité du travail fourni et, si nécessaire, solliciter une amélioration.
Le confinement des élèves à cause de la pandémie n’aurait pas eu ses effets négatifs aussi impactants s’ils avaient appris à se prendre en charge et à se diriger seuls. Quelle leçon le personnel enseignant va-t-il tirer de ce constat de carence? S’en rendra-t-il seulement compte? Si oui, qui osera se lancer dans une réforme aussi audacieuse qui bouleverse si profondément les habitudes acquises? Si non, l’amnésie des dégâts causés par l’enseignement non présenciel gagnera la communauté enseignante et, à part quelques réformettes-alibis, on continuera à fonctionner comme avant.
Bénéfices pour tous
Et pourtant quels bénéfices autant pour les jeunes que pour la société ne pourra-t-on retirer de ce changement! En effet, comme je l’ai déjà dit plus haut, si le jeune a acquis le réflexe de l’aspiration à l’autonomie, il y a de fortes chances que, adulte, il le perpétue. Or, comme l’enseignement, la vie économique et sociale devra se modifier en profondeur. Et la recherche d’autonomie s’impose comme un des moyens les plus fiables pour y parvenir. Sa connotation induit toute une série d’avantages précieux comme, en vrac,: la liberté de la plupart des choix, la résilience, la simplicité, la créativité, la décentralisation, la responsabilité partagée au travail, l’économie de moyens, la réparation, la valorisation du local autant industriel (relocalisation des industries de première nécessité) qu’agricole, rejet de travail ennuyeux ou des loisirs passifs, rétribution plus équitable en cas de rupture de liens avec les grands distributeurs, tourisme de proximité à la carte, potager (collectif), verger, vélo pour les petits déplacements… .
Programme utopique ? Certainement, eu égard à l’outrancière et démesurée dimension de la dépendance qui s’est de plus en plus généralisée depuis les années 80 dans les domaines de l’alimentation (plats industrialisés tout prêts), de la santé (médicaments, chirurgie esthétique), des technologies, du tourisme organisé…
Bien balisée et fort fréquentée (suivez la flèche et la file), la recherche du « tout fait » se paie notamment en argent et en dégâts environnementaux élevés ; hors piste et assez désertée, l’autonomie se monnaie en faibles dommages écologiques, en temps que de plus en plus de gens veulent consacrer en priorité aux loisirs, et surtout en efforts qu’ils ne veulent plus faire, appâtés par le facile accessible.
Alors que conclure de ces réflexions pas très réjouissantes? Que cet épisode non en core clos de la covid pourrait être considéré comme une opportunité à changer notre désastreux mode de fonctionnement, à l’image du handicap devenu parfois un atout (Albert Jacquart lui avait consacré un chapitre dans un de ses livres). La blessure de Freinet en est une démonstration (voir plus haut).
Les chances d’un changement volontaire semblent minces mais tentons de nous y accrocher comme à une bouée de sauvetage.
Pierre Crombez, enseignant à la retraite
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