Attentats de Paris: le paradoxe Salah Abdeslam
Homme clé des attentats de Paris, le fuyard capturé à Molenbeek est un Dr Jekyll et Mister Hyde. C’est le principal accusé du procès géant qui débute ce 8 novembre. Voici le portrait, réactualisé, que Le Vif avait publié au moment de son arrestation.
Ce jour là, le 18 mars 2016, l’arrestation de Salah Abdeslam, le logisticien des attentats du 13 novembre dans la capitale parisienne, est un événement. Il s’agit d’un « homme-clé » selon le procureur de Paris, François Molins. C’est une victoire, mais la guerre n’était pas terminée. Loin de là, même.
Quatre jours plus tard, le 22 mars 2016, les attentats dans l’aéroport de Zaventem et dans la station du métro bruxellois Maelbeek, prouvaient, s’il le fallait encore, que le terreau fertile du djihadisme était loin d’être asséché dans notre pays, malgré l’activité intense de la police et de la justice.
Principal suspect encore vivant des attentats de Paris et de Bruxelles, Salah Abdeslam est resté quasiment muet, depuis lors, sur son rôle. Plusieurs enquêtes menées à son sujet ont témoigné d’un opportunisme financier plutôt que d’un fanatisme religieux. Selon une enquête d’Etty Mansour (dans son livre Convoyeur de la mort, cité par Le Point), c’est surtout son « amour du fric » qui l’aurait fait basculer dans la plus sordide des criminalités. Son histoire, comme le titre le magazine, est celle d’une « lente déshumanisation ».
Le logisticien des attentats de Paris
Lors de sa conférence de presse commune avec le procureur de Paris, au moment de l’arrestation, le procureur fédéral, Frédéric Van Leeuw, ne cachait pourtant pas sa satisfaction. Il rend alors hommage à la police fédérale de Bruxelles, dont 50 à 60 % des effectifs étaient engagés dans cette lutte contre un ennemi invisible. Il saluait également le travail des Unités spéciales de la police fédérale et des services de renseignement. Les policiers belges avaient besoin de ce succès franc et massif pour redorer leur blason après qu’une policière de la DR3, la section d’élite de l’antiterrorisme bruxellois, ait dénoncé le fait que des informations relatives à Abdelhamid Abaaoud et à « deux frères » de son entourage n’aient pas été prises suffisamment au sérieux en juillet 2014.
L’arrestation de Salah Abdeslam, ce 18 mars 2016, rue des Quatre-Vents, à Molenbeek, renouait avec l’efficacité très médiatisée du démantèlement de la cellule dite de Verviers, le 15 janvier 2015. Cette opération comprenait sa part d’échec: la perte de contrôle d’Abdelhamid Abaaoud, chef présumé de la cellule de Verviers, après une défaillance de sa surveillance électronique. Le Belgo-Marocain se trouvait alors en Grèce, à deux doigts d’être capturé. Il en a réchappé. Après avoir regagné la Syrie et nargué ses poursuivants dans Dabiq, le magazine de l’Etat islamique, l’homme était revenu discrètement en Belgique. Si Abaaoud était le chef opérationnel des attentats de Paris, Salah Abdeslam était incontestablement son logisticien: convoyeur de terroristes, loueur de planques et de voitures, pourvoyeur d’explosifs. Avant cela, il avait été son copain de quartier et son complice de braquage. A Molenbeek, ils se voyaient tous les jours jusqu’à ce que la Syrie et l’Etat islamique les séparent, puis, les réunissent sur le théâtre de la plus grande scène de crime française depuis la Seconde Guerre mondiale, le 13 novembre dernier.
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Abandonné ou vengé?
Après l’arrestation de Salah Abdeslam, Najim Laachraoui, 24 ans, est devenu le nouvel ennemi public numéro 1, mais les policiers n’ont pas eu le temps de l’arrêter : il s’est fait sauter le 22 mars, à l’aéroport de Zaventem. L’ancien étudiant de l’ULB avait quitté Schaerbeek en février 2013 pour rejoindre la Syrie. Salah Abdeslam l’avait ramené en Belgique, ainsi que l’Algérien Mohamed Belkaïd, 35 ans, mort à Forest, le 15 mars, lors de la fusillade de la rue du Dries. Les deux hommes se sont mêlés aux réfugiés syriens accueillis en Grèce pour revenir en Europe sous de fausses identités. Salah Abdeslam est donc le seul survivant des auteurs directs des attentats de Paris. Un témoin précieux, s’il collabore avec la justice, à moins que l’organisation terroriste Etat islamique, dirigée par des anciens officiers des services secrets de Saddam Hussein, n’ait soigneusement cloisonné les opérations.
En cavale depuis 126 jours, Salah Abdeslam était encore, ce 18 mars 2016, l’homme le plus recherché d’Europe. En réalité, il n’avait pas quitté sa zone de confort, se cachant à Schaerbeek, puis, Forest, et finalement Molenbeek. Comme dans un polar, c’est l’enterrement de son frère Brahim qui lui a fait passer un coup de fil imprudent et conduit à son repérage téléphonique dans les parages de la rue des Quatre-Vents. Un membre de sa famille aurait prévenu la police de cet appel qui a permis de le localiser. La commande de cinq pizzas par un occupant de l’appartement surveillé a achevé de convaincre les policiers qu’il se cachait bien là.
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Un individu faible et influençable
L’impression qui se dégage de Salah Abdeslam n’est pas celle d’un robot programmé pour tuer ni celle d’un psychopathe qui a le goût du sang, comme Abaaoud. L’entretien que son ex-fiancée a accordé au chercheur flamand Montasser Alde’emeh, dans le magazine Knack, fin février 2016, montrait un individu sentimental et chaleureux, faible et influençable, soumis aux exigences de la famille de sa fiancée, qui ne voulait pas de ce mariage, et qui demandait à la jeune fille de le guérir de son obsession pour la Syrie, où l’avait entraîné Abaaoud.
Son ancienne fiancée s’est en tout cas trompée sur un point. Alors que le procureur fédéral a laissé entendre qu’Abdeslam avait le profil d’un « repenti » qui, avec la garantie de recevoir une protection et les moyens d’entamer une nouvelle vie, aurait pu donner des informations à la police, pour elle, c’était tout simplement impossible. Salah se serait plutôt donné la mort. Idéalisation du personnage? Selon le directeur des Unités spéciales de la police fédérale, Roland Pacolet, « il a peut-être voulu se suicider en sortant du bâtiment ». Très professionnels, les policiers ont visé les jambes du fuyard, pour l’immobiliser. Celui-ci est sorti en présentant son dos, sans arme. Une attitude très différente de celle de Mohamed Belkaïd qui, trois jours auparavant, avait protégé sa fuite, rue du Dries, arme à la main, avant d’être abattu par un sniper. Cet homme était peut-être le vrai patron des commandos-suicides de Paris, qu’il a coordonné par sms au départ de Bruxelles.
Après avoir déployé une énergie sans pareil pour véhiculer les terroristes dans toute l’Europe, louer des planques et des voitures, Salah a craqué et n’a pas commis l’attentat-suicide qu’on attendait de lui mais il a « laissé son nom partout », comme il l’a dit, en pleine décompression, à un ami bruxellois. Il a eu le réflexe de passer chez le coiffeur pour changer son allure avant de plonger dans la clandestinité… A-t-il retrouvé un semblant de conscience? « Je suis soulagé que ce soit terminé, je n’en pouvais plus », aurait-il confié aux policiers qui venaient de l’arrêter. Le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Didier Reynders (MR), avait déclaré qu’avec ses complices, il était occupé à « préparer quelque chose à Bruxelles ». Cela s’est fait sans lui. Le 22 mars.
Salah Abdeslam, ce Dr Jekyll et Mister Hyde, balançant entre hystérie et pragmatisme, a toujours réussi à trouver du secours quand il était en mauvaise posture: à Paris, après les attentats, ou à Bruxelles, pendant sa cavale de quatre mois. Face au sort que l’Etat islamique réserve aux « traîtres », la justice représente sa meilleure protection. Daech a traité par le silence, donc, le mépris, sa participation aux attentats de Paris. Il n’a pu compter que sur ses copains de Molenbeek pour se cacher d’une planque à l’autre, alors qu’il aurait pu être exfiltré assez rapidement par l’État islamique vers l’un de ces villages kosovars ou bosniaques qui sont des enclaves salafistes hors contrôle. Le groupe terroriste a riposté à son arrestation par les attentats simultanés de Bruxelles et de Zaventem, délivrant un message qui dépasse, et de loin, la frêle personne de Salah Abdeslam.
L’enclave Molenbeek
A l’époque, la commune de Molenbeek était régulièrement pointée du doigt en tant que foyer d’activités radicales. Son ex- bourgmestre, le socialiste Philippe Moureaux (décédé le 15 décembre 2018), tentait encore de lutter contre cette mauvaise réputation et de défendre son bilan dans La vérité sur Molenbeek (La Boîte à Pandore), sorti le 16 février 2016 , quelques semaines avant les attentats. Pendant deux décennies, il a dirigé cette commune en distribuant des emplois et des logements sociaux, sans y regarder de trop près. Il s’avère aujourd’hui que, sous les fenêtres de la maison communales, des petits délinquants se transformaient en djihadistes. La maire de Paris, Anne Hidalgo (PS), a dénoncé une « forme très communautariste » de l’organisation de la commune « qui a sans aucun doute protégé » Salah Abdeslam. « Il y a des réseaux de solidarité familiaux, sûrement aussi de petite délinquance qui ont joué…. »
Une mère de victime des attentats de Paris entendait même faire citer Philippe Moureaux à comparaître, ce que ce dernier ne refusait pas a priori. Loin de faire un pas de côté pour épargner son parti et permettre à celui-ci de se livrer àun « devoir d’inventaire », comme Rudi Vervoort, ministre-président de la Région bruxelloise, l’avait vaguement suggéré, au début du mois de février 2016, « Flupke » était assis au premier rang de la Muslim Expo, à Charleroi, début février 2016, à côté de sa fille Catherine, pour écouter Tariq Ramadan, chef de file des islamistes qu’il n’a cessé d’accueillir dans sa commune.
Les temps ont bien changé. La libérale Françoise Schepmans a succédé à Philippe Moureaux. Puis sa fille, Catherine, a retrouvé la maison communale de son père.
Molenbeek, que la politologue Corinne Torrekens (ULB), experte en « déradicalisation », présentait, en 2005, comme « l’avant-garde de la gestion de la diversité religieuse », « un modèle à suivre pour d’autres communes bruxelloises », est devenue exactement l’inverse aux yeux du monde entier, à l’époque: un contre-exemple, un repoussoir. La journaliste Hind Fraihi, auteur de Infiltrée parmi les islamistes radicaux (Luc Pire), en 2006, réédité sous un nouveau titre, En immersion à Molenbeek (Editions de la Différence), n’a pas été crue lors de la sortie de son livre et a même été suspectée d’islamophobie. « Il y a dix ans, lorsque j’ai infiltré les milieux radicaux de Molenbeek, le terreau islamiste existait déjà. On m’a dit que j’exagérais, que je faisais du sensationnalisme, et rien n’a été entrepris pour endiguer le phénomène », regrette l’auteure.
Le statut de cette commune emblématique de l’ouest de la capitale n’a cessé de diviser, au fil du temps. Les caillassages de voiture, la tension qui a entouré l’arrestation de Salah Abdeslam et de son complice, rue des Quatre-Vents, ces faits ont été banalisés par des responsables de la commune ou passés sous silence. Le réalisateur Eric Goens, qui s’était plongé pendant trois mois dans le « Molenbeekistan » , en a donné une image très empathique dans un reportage-événement diffusé par la VRT. Sa peinture impressionniste de Molenbeek se heurtait à la description très noire qu’en faisait déjà en 2008 le Néerlandais Arthur van Amerongen, correspondant de guerre au Moyen-Orient, dans son livre Brussel : Eurabia. « Molenbeek est l’image même du chômage, de la haine et du fondamentalisme religieux », renchérissait Teun Voeten, un photographe de guerre, néerlandais lui aussi, qui a séjourné quelque temps à Molenbeek. « La vie à Molenbeek, du moins dans le bas de la commune, est dirigée par le fondamentalisme islamique qui conduit à voiler les femmes et à éloigner les homosexuels et les juifs du territoire. Je ne vois aucune solution à venir », accusait-il récemment dans Het Laatste Nieuws.
Salah Abdeslam a grandi dans ce milieu salafisé, replié sur lui-même. Une enclave coupée du reste de la société et apparemment dressée contre elle.
Depuis, Molenbeek a changé, ce n’est plus forcément un terreau du djihadisme, du moins depuis que le conflit syrien a baissé en intensité, même si la crise afghane suscite des craintes. Il y a eu, d’abord, un mandat libéral, puis, une nouvelle bourgmestre qui, par delà sa filiation, aborde les choses différemment.
Aujourd’hui, alors que le procès des attentats de Paris va débuter, la ville est surtout préoccupée par des conflits liés au trafic de drogue. Mais la mémoire de ces années noires la hantera longtemps et ce procès va en raviver les plaies.
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