Argent des partis: leur réelle prospérité est dissimulée (infographie)
Le financement de la vie politique avance en partie masqué. Comment les partis organisent la dissimulation de leur réelle prospérité. En toute complexité.
Ils sont comme chez eux dans tout ce que le pays aligne de parlements. Les pieds sur la table, la main sur les coffres, ils y font littéralement la loi, s’accordent souverainement l’argent qu’ils jugent nécessaire à leurs besoins. Il a bien fallu en passer par là. Protéger les partis politiques d’eux-mêmes en les mettant à l’abri des tentations d’un financement privé riche en liaisons dangereuses et pactes de corruption. Qui d’autre que les assemblées élues par le peuple seraient mieux placé pour verser à ceux qui ont le privilège d’y envoyer des représentants de quoi leur assurer un train de vie en toute transparence et dans la plus grande probité?
Bien sûr, cela implique des comptes à rendre ou, plutôt, à déclarer. Chaque année, les partis s’appliquent scrupuleusement à remplir un rapport financier rendu public sur le site Internet de la Chambre. Treize formations se sont partagé les quatre volumes de la cuvée 2019. Près de 2.000 pages noircies de tableaux alimentés par 303 entités, asbl et associations de fait constituées pour la cause. Des alignements à n’en plus finir de montants libellés au centime près, logés dans des dizaines de rubriques. Le souci du détail en jette. Du sérieux, du contrôlé aussi: par des réviseurs d’entreprise, par la Cour des comptes, le tout validé par une commission parlementaire ad hoc de la Chambre laquelle, le 23 février dernier, a approuvé les copies 2019. A l’unanimité moins une abstention. Sans la moindre objection.
Un groupe politique, ça permet aussi de mettre de côté. Un bas de laine de 12,8 millions en 2019.
On vous dit tout, on ne vous cache rien. Sûr? Vérification par simple confrontation. Et c’est pour constater qu’entre donneurs – Chambre, Sénat, sept assemblées régionales et communautaires – et receveurs – treize partis en lice -, les transferts de fonds ne collent pas. Et pas qu’un peu. Qu’entre les 72,2 millions de financement public que les partis ont déclaré avoir encaissé et la grosse centaine de millions que les assemblées déboursent pour ces piliers de la vie politique, il y a un « en dessous de la vérité » qui vaut son pesant d’euros.
Au Parlement ou « ailleurs »
Pas de panique, tout s’explique. Tout s’éclaire quand on saura que les partis ne sont pas tenus de signaler l’ampleur réelle de la générosité qu’ils s’autorisent. Qu’ils sont ainsi dispensés de faire état d’un beau cadeau que leur font les parlements, assemblée germanophone exceptée: prendre en charge les rémunérations au sens large des collaborateurs attachés aux groupes politiques. Voilà la limpidité du financement de la vie politique qui en prend subitement un coup.
Il y a donc des dotations en plus des dotations. Car il ne faudrait pas confondre partis et groupes politiques, les parlements tiennent à la distinction dans leurs budgets annuels. En 2019, ils ont ainsi versé 46,9 millions d’euros aux premiers et débloqué au bas mot 60 millions pour les seconds.
A ce stade, on se sent obligé de se livrer à une brève incursion dans l’univers méconnu de ces groupes sans lesquels toute vie parlementaire ne serait que chaos et désolation. Des dizaines de ruches peuplées de collaborateurs de groupe, de collaborateurs administratifs, de secrétaires de groupe, de secrétaires de cabinet liés à des fonctions spéciales, d’attachés de presse. Ce qui finit par faire pas mal de monde à bord: 347,9 équivalents temps plein rien qu’à la Chambre, principal pourvoyeur du financement de la vie politique avec, en 2019, une ardoise de 68,8 millions d’euros dont 35,5 millions consommés par les groupes qui opèrent dans son giron.
A qui donc le privilège de supporter cette jolie masse salariale? Le Parlement fédéral a un peu tardé à nous planter le décor par courriel: « La Chambre est l’employeur de toutes les catégories de collaborateurs politiques, elle prend en charge leurs rémunérations et les met à disposition du groupe politique ou du membre de la Chambre. » « Pas de contrat de travail » pour ces employés mais « un statut spécifique temporaire » et un lieu de travail « déterminé par le député ou le groupe politique, parfois au siège de la Chambre, parfois ailleurs ». Et cet « ailleurs » peut déboucher sur des horizons non précisés.
Les autres assemblées logent leurs groupes politiques à la même enseigne, à l’une ou l’autre variante près. « L’employeur des collaborateurs est le groupe politique. Le lieu normal d’exécution de leurs prestations est Bruxelles. Cependant, l’employeur a le droit d’affecter le travailleur à un autre siège que Bruxelles », fait savoir le parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB). Au parlement de Wallonie, la formule épargne aux partis d’avoir à signaler dans leurs comptes une charge en salaires, pécules de vacances, frais de déplacement et assurances de 17 millions d’euros.
Chers, très chers groupes politiques. « Ces maillons essentiels du travail parlementaire » ont plus d’une corde à leur arc. Ils font office de pôles emploi en mettant volontiers leurs ressources humaines à la disposition des partis. Servent aussi de machines à dégager des surplus financiers. Car, pas pingres pour un sou, les assemblées parlementaires gratifient en plus ces groupes de « subventions pour frais de fonctionnement ». Cet équivalent de 20 millions d’euros versés en 2019 représente la face visible des dotations aux groupes puisque intégrée dans les rapports financiers des partis.
Cette autre forme de largesse s’est élevée dans le seul chef de la Chambre à 9,2 millions d’euros. Elle n’émeut que très rarement leurs bénéficiaires. Député fédéral PTB, Marc Van Hees aime lever le lièvre en commission parlementaire de comptabilité où se décide la cuisine budgétaire: « Alors que la Chambre prend déjà en charge les rémunérations des parlementaires et de leurs collaborateurs, met à disposition gratuitement des locaux, du mobilier, des ordinateurs, des imprimantes et fournit gratuitement toute une série de services, un subside supplémentaire de près de 65 000 euros par membre de groupe pour payer des agrafeuses ne nous semble pas justifié. » La taquinerie, un peu facile, reste sans réaction.
Un groupe politique, ça permet donc aussi de mettre de côté. Et ça peut rapporter gros. Tout ce que le pays compte en officines parlementaires de ce type déclarait détenir, en 2019, 12 828 048,95 euros en placements de trésorerie et valeurs disponibles.
Usine à gaz
« Chaque groupe organise son travail comme il l’entend », précise une brochure informative de la Chambre. Cette liberté d’action vaut également pour la gestion de sa cagnotte. S’aventurer jusque dans les comptes déclarés d’un groupe politique revient à s’égarer dans la jungle. Au fil de la balade, on se bornera à observer que le Vlaams Belang ne recense étrangement aucun groupe parlementaire et s’épargne ainsi de déclarer dans la rubrique prévue à cet effet le moindre euro de dotation perçu par ce canal. Que le MR fait curieusement figurer dans son périmètre « groupes politiques Chambres fédérales – parlements régionaux et communautaires » une asbl « Fractie Unie der Franstaligen in Vlaams Brabant » à vocation ouvertement provinciale et dont la bien modeste dotation publique de 11 075,33 euros ne se remarque pas dans les montants totaux déclarés à la niche « groupes politiques ». Que si les groupes Ecolo mentionnent ne pas avoir reçu le moindre euro de contributions publiques des parlements de la FWB et wallon, seulement 2 500 euros du parlement bruxellois et à peine 862,04 euros de la Chambre et du Sénat, il ne faut pas y subodorer de fausses déclarations mais simplement le fait, nous précise le parti, que ces financements sont directement captés par son asbl de gestion Ecodota. Que le PTB/PVDA ne signale au sein de ses groupes politiques aucun mouvement comptable en 2019 pour n’inscrire que 26 197,63 euros de dotation reçue au parlement de la FWB. Mais encore que les groupes politiques peuvent aussi servir à faire des provisions en vue des élections et que le CDH s’est distingué en la matière en faisant état de 808 000 euros accumulés. Enfin, qu’aucun parti francophone, excepté Ecolo, ne prend la peine de signaler la Cocof (ou parlement bruxellois francophone) comme donateur de 267 700,59 euros en 2019 à ses groupes politiques.
S’aventurer jusque dans les comptes déclarés d’un groupe politique revient à s’égarer dans la jungle.
Un tel étalage de popotes internes laisse sur sa faim. Comme le concède un trésorier de parti au terme d’un louable effort de pédagogie, « la transparence souhaitée n’est pas encore suffisante. La manière dont les partis se structurent n’est pas imposée, les transferts financiers entre entités sont très faciles et permis. » La confusion des genres est totale, le fouillis intégral. « Les assemblées parlementaires agissent comme des bulles de souveraineté qui n’aiment pas qu’on vienne y mettre son nez », relève cet expert en argent de la vie politique.
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Il ne reste plus qu’à s’en remettre aux réviseurs d’entreprise, engagés et payés par les partis pour certifier l’exactitude des comptes. Sauf à douter et à désespérer de tout. C’est le pas résolument franchi, fin 2020, par le socialiste flamand Bert Anciaux. Le sénateur profite alors d’une mise à jour purement technique de la législation sur les dépenses électorales pour charger lourdement la profession: « J’ai déjà pu constater que plus les réviseurs d’entreprise se font rémunérer, moins ils en font. Je ne suis pas sûr qu’ils effectuent un contrôle correct et véritable. Leurs examens ne sont jamais eux- mêmes soumis à un contrôle et ils font très souvent signer aux entreprises une déclaration qui les dédouane de toute responsabilité. Leur rôle soulève des questions. » Sollicité par Le Vif, le bouillant élu a préféré laisser planer le malaise.
Après tout, « pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué »? Pourquoi se priver des moyens de maintenir le financement public des partis bien en dessous de la barre symbolique des 100 millions en réalité allègrement franchie.
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