Anne Morelli : « Il ne faut pas toujours dépeindre la femme comme une victime »
La professeure Anne Morelli, de l’Université Libre de Bruxelles, est l’une des rares femmes belges à avoir signé la fameuse tribune de Catherine Deneuve and co dans Le Monde. « #MeToo ne doit pas poursuivre sur cette voie, car cela tournera à l’hystérie pure. »
« J’ai eu beaucoup de réactions positives », raconte Anne Morelli. « Je viens de lire la réaction d’une jeune fille de dix-sept ans qui écrit ‘vous avez tout à fait raison’. Mais on lui a également lancé une bordée d’insultes. ‘Vous êtes une putain, une vieille cougar et une alliée des porcs’, raconte Morelli avec un sourire qui relativise.
Dans la tribune publiée par Le Monde, un collectif de femmes de tout poil émet une série de remarques à propos du mouvement #MeToo dont elles estiment qu’il attire à juste titre l’attention sur les violences sexuelles, mais qu’entre-temps il a dégénéré. La lettre ouverte a déclenché une tempête de réactions. « Des Françaises prennent la plume pour défendre des hommes puissants », a-t-on dit. Et pas n’importe quelles femmes, mais des bourgeoises parisiennes qui n’ont jamais vraiment souffert d’abus sexuels et qui manifestent zéro solidarité avec les femmes moins privilégiées en position subordonnée et cultures de macho, qui sont quotidiennement victimes de violences sexuelles.
L’historienne bruxelloise aux racines italiennes, Anne Morelli, ne fait certainement pas partie de cette bourgeoisie parisienne. Morelli est connue pour son engagement sociétal d’extrême gauche et présente suffisamment de lettres de créance comme féministe.
« Je suis ce qu’on appelle une féministe historique », souligne-t-elle. « Depuis 1986, je donne un cours sur la domination masculine, le patriarcat, et l’aliénation des femmes. Il y a trente ans, j’ai cofondé un groupe d’étude féministe, ainsi que la seule revue scientifique belge sur les études féminines, baptisée Sextant. En d’autres termes, j’ai lutté toute ma vie pour l’égalité et contre l’oppression des femmes. »
Avez-vous signé cette tribune par accident?
Anne Morelli: (rires) Certainement pas, je l’ai signée par conviction. Je n’approuve pas certains choix de vocabulaire, mais je suis d’accord avec la tendance générale. Le texte commence par une assertion importante, à savoir que le viol est un crime. Mais ce n’est pas le cas d’une drague insistante ou maladroite. Il y a une zone de transition grise entre un « non » très clair et un « oui » très clair. Dans cette zone de transition, il y a aussi des choses qui ne sont pas approuvables. Un homme qui force une femme à coucher avec lui en échange d’un emploi ? C’est de l’abus de pouvoir et c’est inacceptable.
Mais je souhaite ajouter une observation. Le célèbre psychologue Steven Pinker explique dans un de ces livres que les guenons essaient toujours de se faire féconder par le mâle le plus puissant du groupe. Nous les femmes n’avons-nous pas cette tendance ? Ne cherchons-nous pas l’attention de l’homme le plus puissant ? On ne peut ignorer le fait que les hommes puissants attirent de belles femmes, qui espèrent devenir leurs maîtresses. Prenez l’ancien président français François Hollande, qui n’est pas vraiment beau. S’il était un simple employé de bureau, de belles actrices se bousculeraient-elles pour lui ? Je ne pense pas. Dans le jeu de séduction entre les hommes et les femmes, on ne peut pas toujours dépeindre la femme comme une victime. Les femmes ne sont pas seulement des créatures sans défense, elles sont également des séductrices. Et souvent, la femme joue à la victime quand l’affaire est finie. Alors, elle dit soudain ‘ »Je devais coucher avec lui ».
Pensez-vous que ce soit le cas de l’affaire Weinstein ?
Certainement, dans le milieu cinématographique certaines filles sont prêtes à tout pour décrocher un rôle. Harvey Weinstein est évidemment un vieux porc dégoûtant, mais il y a aussi des filles qui provoquent, essaient, demandent et suggèrent en échange d’avantages. Ce n’est vraiment pas toujours le vieux porc d’un côté et la jeune créature sans défense de l’autre. Mais de ça on ne parle pas dans la vague #MeToo. Ce que je trouve terrible aussi, c’est le décalage entre certains actes et les punitions qui en suivent. Des hommes peuvent perdre leur emploi parce qu’ils ont posé la main sur le genou de quelqu’un et sont publiquement cloués au pilori sans aucune forme de procès.
Vous défendez le droit à la drague insistante. Où est limite avec le harcèlement ?
Je fais aussi partie de la commission contre le harcèlement et le comportement inapproprié et je trouve qu’il faut mieux définir la notion de harcèlement. Prenez l’hôpital Erasmus, qui fait partie de l’université. Là aussi, on voit aussi beaucoup d’infirmières qui tortillent leurs fesses dès que le grand patron passe. Et quand je vois la peine que prennent de jeunes étudiantes pour se rendre désirables auprès du professeur… Un collègue de 55 ans vient de me raconter qu’il vit avec une de ses étudiants. Elle est pleine d’admiration pour lui (rires) et elle espère peut-être obtenir plus facilement une bourse d’études ou quelque chose de ce genre.
Écoutez, pour moi, tout doit être possible, tant que la possibilité de réciprocité est présente. Quand je dis à un collègue « cette chemise te va bien », il doit pouvoir me dire « cette jupe te va bien ». Ce genre de compliments fait partie du charme de la vie. Je viens d’une culture où l’on est pratiquement obligé de donner des compliments, tout le temps. Et je sais que ça énerve certaines personnes, mais quand j’étais jeune et que je partais en vacances en Italie, je prenais souvent le métro vêtue de pantalons très moulants. Quand personne ne me pinçait les fesses, je me disais : cette tenue ne te va pas si bien apparemment (rires). Souvent, les garçons qui te pinçaient les fesses souriaient après. La fille faisait semblant d’être fâchée, mais c’était justement le jeu de la séduction. C’est comme si un garçon vous pinçait les fesses et puis vous demanderait votre numéro de GSM. La fille peut toujours choisir de le donner ou pas.
Vous regrettez que ce genre de privautés ne soit plus admis dans le climat actuel ?
Certainement, aujourd’hui, beaucoup de femmes affichent une pudibonderie excessive. « Qu’est-ce qu’il s’imagine, oser dire ou faire ça ! » Évidemment, certains hommes manquent de respect, mais nous devons apprendre à nos filles comment éconduire ces hommes. Se moquer d’eux et se payer leur tête relève souvent de la bonne stratégie. J’ai quatre enfants. J’ai dit à mes filles quand elles étaient petites que si un jour elles se trouvaient face à un exhibitionniste, elles devaient dire que leur petit frère en avait une plus grande. (rires)
Je trouve souvent que l’indignation #MeToo recèle souvent une forme de racisme. On donne toujours l’exemple de femmes qui se sentent menacées dans des quartiers de migrants, où on les interpelle. C’est évidemment pénible, et on doit s’interroger sur les causes. Est-ce la culture marocaine ? Est-ce l’islam qui enferme les filles et qui laisse les garçons sexuellement frustrés ? Mais interdire ce comportement par la loi et punir à coup de sanctions administratives communales, c’est de la politique purement symbolique. Dans la plupart des cas, il est en effet totalement impossible de rassembler les charges de preuve nécessaires.
L’un des reproches adressés aux signataires de la tribune c’est qu’elles sont des femmes blanches d’un certain âge au statut social élevé qui ne ressentent aucune solidarité à l’égard de la position vulnérable de femmes moins fortunées, chez nous et partout dans le monde.
Dans l’avalanche d’insultes dont on m’a abreuvée, j’ai entendu très souvent: vous êtes complice des porcs et des hommes blancs puissants. Ce qui est vrai, c’est que ni Catherine Deneuve, ni moi n’habitons Molenbeek. Donc nous ne sommes peut-être pas confrontées quotidiennement à un certain type d’intimidation sexuelle. Mais j’y ai été régulièrement confrontée dans ma vie. J’étais vice-présidente du Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et la Xénophobie (MRAX), dont le bureau est situé tout près du Botanique. Un jour, je m’y suis rendu en voiture. Il faisait chaud et je portais une jupe courte. J’étais arrêtée devant le feu rouge et soudain un jeune homme est entré par la fenêtre et a poussé sa main sous ma jupe. Je l’ai évidemment enguirlandé, et il s’est enfui. Nous devons apprendre à nos filles à être plus assertives dans ce genre de situations et à ne pas en faire trop grand cas. Ce n’est pas agréable, mais ce n’est pas un viol. Est-ce que j’ai un traumatisme perpétuel, ma dignité de femme est-elle atteinte, ne suis-je plus la personne que j’étais avant ? Non, n’est-ce pas ?
Vous ne gardez peut-être pas de traumatisme, mais d’autres femmes, oui et il arrive souvent qu’après elles n’osent plus se promener toutes seules.
Parce que ces femmes n’ont pas appris à ne pas se laisser marcher sur les pieds. Et il faut évidemment essayer de créer un espace public sûr où les femmes peuvent se déplacer librement.
D’où cette opposition autour de #MeToo, entre deux camps qui se qualifient tous deux de féministes ? Est-il question d’un conflit de générations, comme le prétendent certains ?
Les féministes historiques dont je suis ont lutté durement pour la libération sexuelle de la femme, et maintenant c’est un mouvement opposé qui d’après moi dégénère totalement et c’est un grand pas en arrière, car #Metoo ne libère pas les femmes. La véritable libération de la femme, c’est un revenu à elle, ne pas être contrainte de se marier, pouvoir prendre la pilule – ce sont des choses qui ont vraiment émancipé les femmes. Mais les propositions comme en Suède, qu’il faut un accord écrit avant un contact sexuel, ne nous apportent rien. Vous savez comment j’appelle ça ? Un mariage. Et j’ai combattu le mariage – une institution totalement patriarcale. Je suis pour le sexe libre. Les hommes et les femmes ont le droit de faire des propositions et des avances.
Mais s’il est question d’une relation de pouvoir, il est parfois très difficile pour les femmes de dire non, n’est-ce pas ?
Cela signifie que le mouvement de femmes doit d’abord lutter pour conquérir les positions de force. La véritable lutte des femmes tourne autour de l’égalité sociale, économique et politique des femmes. Toutes ces histoires à propos de l’intimidation sexuelle omniprésente sont pour moi fort exagérées et détournent l’attention de l’essentiel. Je suis dérangée aussi que les femmes dans #MeToo se dépeignent systématiquement sous les traits de communiantes. Celles qui disent : « Il était deux heures du matin, il m’a proposé d’aller boire un verre chez lui, et puis il a voulu coucher avec moi ! Quel personnage dégoûtant ! » Ces femmes savent tout de même que si elles accompagnent, c’est probablement le but. Aux États-Unis, certaines universités proposent des collèges aux garçons qui enseignent comment se comporter à l’égard des filles. Ils doivent leur demander à l’avance si cela les dérange qu’ils posent une main sur leur épaule. J’ai peur que ce genre de folie arrive en Europe.
Certains critiques estiment que Catherine Deneuve et co n’ont pas compris: #MeToo parle d’abus de pouvoir et pas du tout de flirts et de compliments dans la sphère privée.
Il faut éliminer l’abus de pouvoir, ou il faut que ce soit le but, mais j’ai peur que cela reste un objectif utopique. L’abus de pouvoir est humain. Les femmes puissantes font exactement la même chose et comptent souvent de petits amis parmi leurs subordonnés. Je suis une vieille marxiste. Je crois que les fondations socio-économistes déterminent les rapports entre les individus. Donc il faut changer les structures économiques et sociales.
N’est-ce pas une bonne chose que grâce à #MeToo les femmes et les hommes osent enfin témoigner des abus sexuels et que les victimes soient crues et les coupables punis ?
Nous ne contestons pas que l’action #MeToo ait eu des conséquences bénéfiques. Mais ce qui a commencé comme des témoignages au sujet de crimes effectifs a dégénéré en chasse aux sorcières. Ce qui me dérange aussi, c’est la double morale autour de tout ça. Prenez ce spectacle aux Golden Globes. Toutes ces actrices vêtues de noir, soi-disant en deuil. Mais quelles robes noires portaient-elles ? Des robes magnifiques et sexy décolletées jusqu’au nombril. Sont-elles vraiment toutes de naïves victimes de prédateurs masculins à Hollywood qui n’osent pas dire non, ou sont-elles aussi complices consentantes par moment?
Vous ne pensez pas que #MeToo changera la donne ?
Non, car les hommes et les femmes sont ce qu’ils sont. En italien, nous disons : l’uomo è caciattore, l’homme est un chasseur. Il y a une chanson à propos d’une jeune fille qui va couper du bois à la campagne et y rencontre un garçon avec qui elle fait l’amour. La chanson finit par : « la morale de cette histoire, c’est que les hommes sont des cochons ». Pour conclure: « et la morale de cette morale, c’est que les femmes aiment les cochons » (rires). Il y a un peu de vérité là-dedans.
Votre tribune banaliserait la violence sexuelle.
Je ne pense pas. Mais je trouve qu’il est urgent de ramener le débat aux choses vraiment délictueuses, et que nous devons nous détendre par rapport au reste. La présidente de l’asbl Sos Viol m’a écrit qu’elle était totalement d’accord. Le viol, c’est une chose, mais pour le reste, les femmes sont libres de dire « oui », « non », de crier ou même de frapper s’il y a quelque chose qu’elles ne veulent pas. #MeToo ne doit pas poursuivre sur cette voie, car cela tournera à l’hystérie pure. « Oh non ! Il a posé sa main sur mon bras ! » Et les excès de ce mouvement exploseront comme un boomerang au visage des femmes et les priveront d’une liberté sexuelle durement acquise. On souhaite maîtriser les relations homme-femme et tout ce qui a trait au contact physique : c’est bien, ce n’est pas bien, c’est permis, ça non. Toutes les femmes doivent tout de même déterminer ce qu’elles trouvent acceptable, et sans être traitées de traîtresses par ces néoféministes ? Je crains une police des moeurs et j’ai peur que #Metoo ait déclenché un nouveau féminisme puritain. On nous a par exemple reproché d’écrire qu’il faut pouvoir voler un baiser. Cela ne vous est-il jamais arrivé ? À moi, oui, heureusement. Souvent, un baiser volé signifie le début d’une relation.
L’ex-ministre française Laurence Rossignol (PS) évoquait sur Twitter « cette étrange angoisse de ne plus exister sans le regard et le désir des hommes. Et qui conduit des femmes intelligentes à écrire des énormes âneries. »
Soyons honnêtes: la plupart des femmes existent dans le regard masculin, les jeunes femmes d’aujourd’hui aussi. Quand je regarde mes étudiantes aux ongles vernis de paillettes bleues, je ne pense pas qu’elles le font pour elles. La séduction fait partie de notre sociabilité et de notre manière de communiquer avec les autres. Mais cela aiderait si en toute circonstance les femmes posaient clairement leurs limites. « Tu veux me voir aujourd’hui ? D’accord, mais allons-nous manger un morceau ou faire l’amour ? »
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici