François-Xavier Druet
« Ah ! Qu’en termes galants ces choses-là sont mises ! »
« Ah ! Qu’en termes galants ces choses-là sont mises ! » Ainsi parlait Molière. Mais ce n’était pas, faut-il le dire, à la lecture des commentaires qui émaillent les forums et les réseaux sociaux.
Comme l’ensemble du Roularta Media Group dont il fait partie, le Vif/l’Express a décidé de ne plus inviter ses lecteurs à commenter les articles publiés, en considérant que « le caractère trop souvent virulent et irrespectueux des échanges y rend impossible tout dialogue constructif ». Il ne s’agit pas là de brider la vraie liberté d’expression, puisque celle-ci est explicitement appelée à s’exercer, vis-à-vis de la rédaction et des autres lecteurs, par courriel ou par le biais d’articles d’opinion.
Qui reprochera à un organe de presse de consacrer son énergie à fournir une information de qualité plutôt qu’à trier les réactions de certains lecteurs en flirtant sans cesse avec la frontière de l’inacceptable ? Et qui restera supporter des insulteurs et grossiers personnages qui n’auront pas trop de peine à trouver un autre canal pour leurs excès de langage et de venin ?
Cette décision obligée pose néanmoins de façon aiguë la question : comment est-il possible d’en arriver là ? Qu’est-ce qui se passe ou ne se passe pas dans la tête et le coeur de ceux dont les propos ont rendu nécessaire cette restriction ? Pourquoi la parole – une certaine parole, au moins – s’est-elle non pas libérée, au sens noble du terme, mais débarrassée de toute autocensure inspirée par le respect de l’autre ?
Les éléments d’explication sont sans doute multiples.
À commencer par le trop facile « les autres le font bien ». À la grossièreté, nous sommes assez facilement entraînés à répondre par la grossièreté, à l’irrespect par l’irrespect. Puisqu’il le prend sur ce ton… pourquoi prendrais-je des gants ? Et quand un homme (pas encore) politique inonde sa campagne électorale de trivialités et d’agressions verbales, et quand une femme politique publie un livre en intégrant dans son titre « je vous dis m… (merde, dans le texte) », ils vulgarisent – dans tous les sens du terme -, bien au-delà du cercle de leurs sympathisants, une façon de parler des autres et de parler aux autres. Quand s’exprime ainsi un personnage public, censé peser ses mots et les calibrer au respect de l’auditoire, il déplace la norme même si ce n’est pas son intention.
Un deuxième facteur qui joue est l’immédiateté, l’instantanéité des prises de parole. Qui tourne encore sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler ? Cela paraît passé de mode chez beaucoup. Dès lors, l’émotion première – pour ne pas dire primaire – envahit tout l’espace mental et ne laisse quasiment aucune place à la raison. Tout devient « réaction à chaud », qui se traduit en propos incendiaires. En perdant de vue qu’un recul critique, une prise de distance, bien loin de fausser l’opinion, lui donnent sa véritable densité humaine.
À cela s’ajoute quelquefois une maîtrise insuffisante du langage comme vecteur de communication, comme créateur de liens entre humains. S’exprimer humainement, c’est combiner les positions du locuteur et de l’interlocuteur : dire tel mot plutôt que tel autre parce qu’on a une juste perception de la façon dont il peut être reçu. Si l’intransigeance est inévitable, non pas adoucir ou édulcorer, mais choisir les mots pour la dire, les adapter au contexte et aux acteurs de la situation. Pas de réelle communication possible sans une dose de « diplomatie » personnelle.
Une insulte en dit bien plus sur celui qui la prononce que sur celui auquel elle s’adresse
Intervient enfin une prise de conscience limitée, ou absente, du statut du langage dans l’humanité de chacun de nous. Quel que soit le contenu d’un message, les mots choisis pour le formuler dessinent plus clairement le portrait de son auteur que celui de son destinataire. Une insulte en dit bien plus sur celui qui la prononce que sur celui auquel elle s’adresse. C’est peut-être avec une vague intuition de cet effet boomerang que les meilleurs clients des « éboueurs du web » se réfugient dans un pseudo-anonymat qui les discrédite davantage.
La liberté d’expression n’a pas une valeur absolue telle qu’elle ferait disparaître ou passer au second plan toutes les autres valeurs qui permettent de ranger un individu parmi les humains. Le plein épanouissement de cette liberté n’est-il pas au contraire atteint quand elle parvient non seulement à cohabiter avec les autres valeurs, mais à les étayer ?
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