Franklin Dehousse
« A bas le droit, vive les simplismes! »: l’affaire Haouach, triomphe empoisonné de la particratie belge (carte blanche)
Une carte blanche de Franklin Dehousse, professeur à l’Université de Liège.
Maintenant que l’excitation publique se porte sur autre chose, il est utile de revenir sur l’affaire Haouach. Non pour les grands principes soulevés (port du foulard, neutralité du service public, discrimination… ), déjà bien analysés. Mais pour l’origine de cette crise surréelle. En effet, comment expliquer la déstabilisation d’un gouvernement, et puis d’un pays, par une simple nomination à un poste mineur dans une institution de quatrième importance ?
Il faut revenir à la formation du gouvernement De Croo. Les partis veulent de la « visibilité » ; ils veulent aussi occuper des places et garantir leur équilibre interne (sur le plan des factions ou de la géographie). On a donc inventé des secrétariats d’Etat. Si certains couvrent des enjeux lourds (le budget pour Mme De Bleeker, la relance européenne pour M. Dermine), d’autres gèrent des compétences minces qui bénéficieraient plutôt de l’attribution à un réel ministre (le numérique pour M. Michel, l’égalité des chances pour Mme Schlitz). La pratique n’est pas nouvelle. Ainsi, le gouvernement Michel avait comme secrétaire d’Etat M. De Crem. N’ayant vraiment rien à faire, il avait même organisé un programme d’études à Harvard tout en étant payé par le contribuable.
La difficulté des secrétariats d’Etat gadgets est qu’il faut se faire remarquer quand on n’a guère de pouvoirs réels. Cela a sans nul doute contribué à la nomination de Mme Haouach par Mme Schiltz, inexpérimentée et fort dépendante de la présidence de son parti (qui l’a nommée et de toute évidence la dirige). Mme Haouach remplit toutes les cases souhaitées par la direction du parti : femme, jeune, fortement diplômée, d’origine maghrébine, portant avec ardeur le foulard. De la belle « visibilité ».
Tout cela répond à l’intérêt particratique, et non l’intérêt général. Une rapide interrogation sur Google révèle en effet Mme Haouach comme une militante fervente du voile, qui conteste la jurisprudence nuancée à la fois de la Cour européenne de Justice et de la Cour constitutionnelle belge. Celles-ci ont en effet dû échafauder des compromis difficiles sur le sujet. Mme Haouach pourrait être nommée à vingt postes différents, mais l’institut de l’égalité des femmes et des hommes constitue la pire zone de parachutage. Les partisan(e)s du voile se sentiront renforcé(e)s, mais ses adversaires agressé(e)s. En endossant Mme Haouach, Ecolo endosse en réalité la remise en cause des compromis juridiques existants. Vu, en plus, les débats récents à la STIB, qui ont déstabilisé le gouvernement bruxellois, ainsi que la polarisation du public sur la place de la femme dans l’islam, on peut être sûr que pareille nomination à pareil endroit va susciter de fortes tensions. Mis à part déverser du napalm sur la table, on ne saurait même mieux faire. Il est tout à fait impossible de croire que la direction du parti ne l’ait pas vu. Personne ne semble réaliser de plus que cela peut nuire à l’institut, et même à la personne nommée.
M. Bouchez, à ce spectacle, ne peut croire en sa chance. Lui aussi a besoin de visibilité. C’est un président contesté. Il échappe à peu de monde qu’il garde chaude la place pour Charles Michel, temporairement à l’Europe. M. Bouchez doit aussi combattre la popularité énorme de Mme Wilmès. Ecolo lui offre un boulevard pour justifier enfin ses gesticulations endémiques, au nom des principes. Voilà de la belle « visibilité ». Il pourrait avertir, rechercher des compromis, ou protéger le gouvernement. Pas du tout. Ici encore, l’intérêt particratique (et égotique) prime sur l’intérêt général. Il réécrit l’histoire des débats gouvernementaux (où tout le monde a approuvé la nomination), met en danger le premier ministre, qu’il finit par critiquer ouvertement. Il critique aussi les autres partis qui défendent des compromis que son parti défendait lui-même jusqu’ici. Plus cela s’embrase, mieux cela l’arrange.
Au conseil d’administration de l’institut, M. de Salle poursuit la même stratégie. Il pourrait lancer des avertissements, temporiser, demander une suspension de séance, réclamer un avis juridique. Pas du tout. Il intervient « au nom du MR » (le parti, valeur suprême dans l’Etat belge) et réclame l’abandon à l’avenir du foulard.
Dans son interview au « Soir », pièce importante, Mme Haouach aggrave l’incendie. Elle aussi aurait pu temporiser, ou réclamer une analyse juridique, ou demander au conseil de statuer, ou simplement ne pas faire une interview monumentale en multipliant les agressions. Cela n’est pas davantage son style que celui de M. Bouchez. Ses critiques sont aussitôt assimilé(e)s à des sexistes, à des racistes, des fascistes, et des fondamentalistes. Tout en plaidant pour la tolérance en théorie, elle n’aperçoit absolument pas en pratique la légitimité des opinions différentes. La séparation de l’Etat et des églises doit selon elle être déclinée avec le changement démographique. Elle personnalise le débat à outrance (ce qui est aussi très égotique). Elle qualifie enfin l’interdiction du port des signes convictionnels de « discriminatoire » (alors qu’elle est autorisée dans certains contextes, comme vient de le rappeler encore la Cour européenne de justice). Dès ce moment, Mme Haouach a en réalité perdu sa crédibilité comme commissaire en charge de défendre la loi et l’intérêt de tous.
L’occupation du pouvoir
L’article renforce la campagne de M. Bouchez, mais aussi celle de l’opposition nationaliste de la NVA et du Vlaamse Blok. Il place les partis flamands de la coalition dans une position intenable. Pourtant, ces partis vont maintenir la commissaire en place, malgré l’inadéquation manifeste révélée par l’interview. Ils vont même refuser qu’elle témoigne au Parlement, ce qui constitue un comble après tous ses déferlements médiatiques, et ce qui décrédibilise le Parlement. M. De Croo, quant à lui, évite le problème. Au Parlement, il décrit son cv « en béton ». Il l’est certes, mais pas dans les compétences de l’institut, en droit des discriminations. Pour prendre l’exemple inverse, le premier ministre expliquera-t-il demain qu’un juriste spécialisé en discrimination a un cv « en béton » pour gérer des projets énergétiques ? On en doute. Par ailleurs, le débat ne concerne pas le cv de l’intéressée, mais sa volonté de respecter le droit existant. Le premier ministre est trop malin pour l’ignorer. Dès ce moment, on voit qu’il zig-zague pour éviter un sujet douloureux.
Chaque fois, l’intérêt particratique prime sur l’intérêt général. Une seule chose compte vraiment : l’occupation du pouvoir. Les autres partis ne soutiennent pas du tout Ecolo par amour, mais par souci de se maintenir au gouvernement. Un étalage parlementaire risque de révéler davantage l’amateurisme de la nomination, et de déstabiliser davantage l’équipe. En plus, chaque parti entend préserver ses sphères d’influence. Donc, mieux vaut une commissaire du gouvernement, même dysfonctionnelle, de la bonne couleur avec un incendie qui couve.
Cette solution bancale ne survit pas longtemps. D’une part, malgré le tollé provoqué par ses déclarations dans « Le Soir », Mme Haouach revient sur Facebook. D’autre part, une ancienne interview d’elle relative à la nécessité d’un meilleur lobby législatif musulman, notamment sur le voile, a été subitement réécrite sur internet. La commissaire se retire finalement, sans qu’on sache bien s’il s’agit d’un retrait spontané ou non. L’invocation d’une note de la sûreté de l’Etat constitue un élément malsain du débat, mais en réalité tardif et non déterminant. Depuis lors, ladite note s’est d’ailleurs révélée… peu sûre.
La vraie source du problème reste de nommer pour assurer le respect de la loi une personne qui la conteste de façon ardente, et qui se répand à ce sujet dans les médias. Par analogie, la nomination d’un commissaire qui conteste régulièrement et publiquement les lois linguistiques, provoquerait exactement le même problème. Or, l’élément fascinant de la crise réside dans l’absence complète de considérations juridiques précises de tous les principaux acteurs. M. de Salle demande l’abandon du foulard, sans raisons détaillées. Mme Haouach le conteste, sans raisons détaillées (et en critiquant la jurisprudence existante). Au Parlement, M. De Croo réclame le respect du droit – mais sans préciser ce qu’il requiert dans le contexte (on comparera son flou complet ici avec sa précision chirurgicale dans la questions des sans-papiers).
Mme Schlitz, principale autorité de nomination, multiplie même les pirouettes sur ce point. La secrétaire d’Etat brille au moins par son amour immodéré pour la novlangue de George Orwell. Ainsi, elle déclare avec aplomb que la mission de commissaire « n’est pas concernée par une interdiction du port de signes convictionnels » (La Libre, 12/7). Bien sûr, lesdits signes n’ont rien à voir avec le statut de la femme (sic). Plus beau est : « l’interview de Mme Haouach a eu lieu à titre personnel » (La Libre, 8/7). Donc, si on comprend bien, interrogée par la presse sur sa nomination à la fonction, et l’incident aux débuts de sa fonction, Mme Haouach fait des déclarations… qui n’ont rien à voir avec la fonction (re-sic). Le meilleur reste : « le commissaire du gouvernement ne représente pas le gouvernement ». A la croire, les mots n’ont aucun sens, et le commissaire ne représente en réalité que lui-même. A quand « la responsabilité ministérielle ne concerne bien sûr pas les ministres » ?
Quant au premier ministre, ce n’est que quand Mme Haouach a disparu que subitement il découvre, dans une interview au « Vif » que « rien dans la loi belge n’empêche un commissaire du gouvernement, qui n’est pas un fonctionnaire, de porter un signe convictionnel ». Selon ce raisonnement – en une ligne – tous les commissaires de gouvernement peuvent donc arborer des signes convictionnels partout.
Pareille affirmation juridique sommaire, brumeuse, et tardive fascine pour un débat complexe qui a secoué son gouvernement pendant des semaines. Elle suscite une multitude de questions.
- Pourquoi le gouvernement n’a-t-il jamais pendant toute la crise présenté une analyse juridique détaillée à cet égard ?
- Pourquoi le gouvernement a-t-il soigneusement évité de défendre sa commissaire au moment où elle était critiquée précisément sur ce point ?
- Pourquoi M. De Croo n’a-t-il jamais défendu cette thèse au Parlement malgré des débats répétés sur le sujet ? Ici encore, le premier ministre zig-zague.
Ce triste épisode se révèle mal géré, et coûteux pour tous. Il serait bon d’en tirer quelques leçons. Pour Mme Haouach en premier lieu, elle peut parfaitement contester l’état actuel de la loi, de la jurisprudence et des traités européens. Elle peut aussi devenir mandataire publique en charge de la loi. Ce qu’elle ne peut pas faire, c’est les deux à la fois. Pour Mme Schlitz ensuite. Appartenir au gouvernement, ce n’est pas seulement mettre des posts sur instagram et facebook. Il faut étudier les dossiers, et spécialement leur cadre juridique, ainsi que le profil des candidats, surtout dans des matières sensibles. En revanche, exiger sa démission paraît disproportionné. Si chaque ministre qui manque une nomination (par ailleurs approuvée par tout le gouvernement) doit le faire, il n’y aura bientôt plus de gouvernement.
Les plus grandes leçons sont toutefois pour les partis.
Sur le plan juridique, d’une part, il est frappant de constater que, à aucun moment, aucun des principaux acteurs n’a présenté la moindre analyse juridique structurée sur la situation. Personne n’a davantage pris la peine d’expliquer, et encore moins de défendre, les équilibres savants de la Cour européenne de Justice et de la Cour constitutionnelle belge. Chacun invoque radicalement son droit, et néglige précisément la question centrale : il faut trouver un compromis entre plusieurs droits : liberté d’expression, liberté de pensée, égalité des sexes, accès à un service public neutre. La confusion mentale est telle que tous mélangent allègrement voile, hijab et foulard dans leurs commentaires, alors qu’il existe sur le plan juridique des différences. En fin de compte, ce spectacle attristant empoisonne les conflits à tous niveaux. Les partis aggravent les problèmes, plutôt que de chercher des solutions. Le gouvernement est décrédibilisé sans résultat. Le public se retrouve, quant à lui, dans une confusion encore plus grande qu’au début.
Sur le plan politique, les électeurs comprennent bien que certains ont souhaité ramasser quelques voix grâce à la guerre des civilisations. Il n’est pas certain, néanmoins, qu’Ecolo comme le MR en retireront beaucoup. Ecolo est maintenant vu par certains comme un parti plus communautariste qu’écologique. Dans une période de températures et d’inondations extrêmes, il a perdu le bénéfice d’un débat sérieux sur le réchauffement climatique (si on excepte les efforts courageux de Mme Khattabi en faveur d’un prix du carbone). Le MR est vu, lui, comme un parti d’amour très variable de la liberté et d’une insensibilité complète à l’intégration sociale des femmes musulmanes. Dans la recherche effrénée de visibilité médiatique, beaucoup oublient les leçons de 2018. Bart De Wever et Charles Michel avaient aussi organisé un énorme barnum médiatique sur un nouveau traité des migrations, qui ne représentait en réalité pas grand-chose, et que tout le monde a depuis oublié. Aux élections de 2019, le grand vainqueur de ce spectacle trafiqué n’a été ni De Wever, ni Michel, mais le Vlaamse Belang. On peut parier que ce sera encore le cas ici.
Le point le plus fondamental reste que, dans leur soif dévorante de publicité et leur campagne électorale continuelle, les partis commettent des erreurs de gestion, accentuent la polarisation du public, et aggravent l’instabilité gouvernementale. Le gouvernement ne gère plus que les problèmes immédiats et ne parvient plus à dégager une vision pour les problèmes complexes et à long terme (comme les finances publiques, le nucléaire, ou le réchauffement climatique). Certes, notre démocratie a besoin de partis, mais pas en état d’hystérie permanente.
L’intérêt général, contrairement à l’intérêt électoral immédiat, requiert d’éduquer le public et de rechercher des compromis (comme le gouvernement bruxellois l’a fait à la STIB). Certes, les compromis insatisfont beaucoup de monde. Néanmoins, on oublie que eux seuls nous permettent de vivre ensemble en démocratie. Les voir aussi peu et aussi mal défendus, comme ici, amène à se demander s’il y a encore quelqu’un qui se soucie de l’intérêt général.
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